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1937

L'adieu à la mère de Max Jacob
par François Ménez

 

 

Source : La Dépêche de Brest 24 novembre 1937

 

C'est par la Dépêche que nous est venue la nouvelle :

Mme Jacob, la mère de Max, est morte.

J'ai revu Quimper, le Parc, le boulevard de Kerguélen, les arbres à demi dépouillés du Frugy sous la lumière d'un gris d'argent des ciels de novembre ;

et j'ai pensé que quelque chose manquerait désormais à ce décor si doux, où j'étais accoutumé, à chacun de mes passages dans la bonne ville cornouaillaise, à retrouver la vieille mère du poète.

 

Je la revois, assise au pas de sa porte, toujours sur le même fauteuil de bois sculpté, entre un jeu de tric-trac et un plastron bigouden, dans un décor de Balzac ou de Dickens.

Les années passaient sur la bonne vieille sans rien changer à sa physionomie, demeurée vive et spirituelle, ni à ses yeux, qu'elle avait gardés très beaux.

 

Je ne manquais pas, faisant ma promenade journalière « sur le Parc », de m'arrêter quelques minutes à converser en sa compagnie.

La conversation était demeurée une de ses meilleures joies ;

elle y apportait beaucoup de charme et d'enjouement, à la fois malicieuse et indulgente aux petits travers humains.

 

Son esprit était embelli des beaux souvenirs d'une existence très longue et qui ne semblait pas près de finir, depuis sa jeunesse dans la rue Beaubourg, jusqu'à ses dernières années dans cette capitale bretonnante où elle s'était si bien enracinée.

 

La retrouvant chaque été, dans la même attitude familière, tournée vers le débouché de la rue Sainte-Catherine et l'ancien « terrain Bouchaballe », j'avais l'illusion que le vieux Quimper, que j'avais connu si pittoresque et si doux, avec tous ses tilleuls et la parure de ses marronniers, continuait de vivre, et qu'y demeurait intacte l'âme du passé.

 

Je lui demandais des nouvelles de Max, ce Peer Gynt d'une bonne vieille mère Aase, parti à la conquête des Toisons d'or fabuleuses, toujours errant à travers un monde enchanté.

Elle le suivait, à travers ses lettres, qu'elle me faisait lire, et ses poèmes, où elle retrouvait une part de son imagination et de son cœur.

Car elle avait beaucoup contribué à lui donner le don de poésie, et, quoiqu'elle ne fût pas bretonne d'origine — comme le disait Barrès de Le Goffic — « ces beaux yeux des marins qui ont longtemps regardé la mer ».

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Prudence Jacob, unique photographie connue de la mère de Max,

non datée

 

Je me suis remémoré, en apprenant la nouvelle de sa mort, les paroles que Max Jacob fut appelé à prononcer, il y a quelques semaines, à l'un des samedis de l'Exposition, en même temps que Fernand Gregh, Abel Bonnard, Francis Carco, sur sa conception de la poésie, paroles que, par le miracle des ondes, sa vieille mère eut peut-être la joie d'entendre, dans ses derniers jours.

 

D'abord, d'une voix grave et un peu lente, peut-être mal à l'aise devant le public imposant qu'on entendait, de temps en temps, applaudir, il s'était appliqué à faire comprendre la genèse et le sens de son œuvre poétique.

 

Et puis, quittant le domaine de l'abstraction littéraire, il en vint à illustrer sa thèse par l'évocation, pittoresque et familière, de ses souvenirs.

Alors, la voix changea d'accent et nous vîmes revivre, tel que nous l'avions toujours imaginé, ce milieu familial où Max Jacob s'était éveillé aux enchantements de la poésie.

 

— Représentez-vous, dit-il, une toute petite ville bretonne, engourdie, la plus grande partie de l'année, sous ses brumes.

Et dans cette petite ville, une famille de toutes petites gens, avec de nombreux enfants, menant une petite existence dans l'arrière-salle d'un atelier de tailleur.

 

Il se représentait dans ce milieu de Quimper, au plein cœur d'un pays légendaire, allant, chaque matin, à l'école, en revenant pour dévorer, à quatre heures, de pleins bols de café au lait, puis jouant, à la tombée de la nuit, avec ses frères et ses sœurs.

Et le jeu favori, peu dispendieux, mais propre à éveiller l'imagination d'enfants déjà sensibles à la poésie, consistait à se raconter les rêves de la nuit.

 

La palme revenait à celui qui aurait fait le plus beau rêve, le plus riche en détours merveilleux et imprévus.

Mais il arrivait parfois que le désir de gagner le prix entraînât celui qui le racontait à des amplifications si belles que les autres enfants se jetaient sur lui, en criant :

« Rêve inventé, rêve inventé ! »

 

— Je me demande, dit Max Jacob, s'il n'en est pas de la poésie comme de ce rêve qu'on imagine et qu'on peuple de ses mensonges et de ses chimères.

— Et les poètes, ne sont-ils pas tous des menteurs ? demandait, derrière lui, Paul Valéry.

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On sentait, dans cette évocation de ses souvenirs d'enfance, toute la tendresse de Max pour sa vieille mère et pour sa petite ville natale.

 

J'ai eu d'autres occasions de sentir cette tendresse, en particulier dans cet hiver d'il y a huit ans où Max Jacob, victime d'un accident d'auto d'où il sortit avec un bras et une jambe fracturés, dut demeurer à Quimper, plusieurs mois, pour se rétablir.

 

La bonne mère Aase avait retrouvé son Peer Gynt, comme au beau temps de son enfance, dans la boutique peuplée de vieux meubles :

crédences, bahuts, lits-clos aux clous dorés, de vieilles statues de saintes et de saints où continuait de battre le cœur breton.

 

Une douceur, au cours de ces longs après-midi de novembre et de décembre, tombait du ciel gris.

On entendait de temps en temps tinter une cloche de Saint-Corentin.

Le Vieil-Évêché, tout proche, timbré aux mâcles (*) des Rohan, s'engourdissait, dans sa léthargie des mois noirs, sous sa houppelande de ramures défeuillées.

 

Et Max Jacob, engourdi à demi lui-même dans cette tendresse reconquise, en peignant à la gouache, sur son lit de convalescent, des Saint-Jean-Baptiste et des Véroniques, se reprenait au charme du Quimper de son enfance où, avec ses frères et ses sœurs, dans la demi-nuit d'une humble boutique, il jouait aux « rêves inventés ».

 

(*) Par analogie avec certains motifs des cottes à arme du chevalier, la macle est une pièce héraldique en forme de losange évidé.

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Max Jacob, né Max Jacob Alexandre le 12 juillet 1876 à Quimper et mort le 5 mars 1944 à Drancy, est un poète moderniste et romancier mais aussi un peintre français.

 

Précurseur de Dada puis du surréalisme sans y adhérer, il bouleverse de son vers libre et burlesque la poésie française dès 1917, après avoir renoncé à sa carrière de journaliste auprès d'Alphonse Allais et s'être intimement lié à Pablo Picasso, Guillaume Apollinaire, Marie Laurencin, André Salmon, Amedeo Modigliani.

Artiste vivant principalement de sa peinture, laquelle a été assimilée à l'École de Paris, il devient à partir de 1934 un épistolier influent, en particulier sur Jean Cocteau, et prolixe, dont la théorie esthétique, au-delà du mysticisme qui anime son écriture, sert en 1941 de fondement à l'École de Rochefort.

 

Né en Basse Bretagne dans une famille juive voltairienne et non pratiquante, Max Jacob, qui restera toute sa vie tourmenté par son homosexualité, se convertit en 1915 au catholicisme après avoir eu plusieurs visions, tout en continuant à animer l'avant-garde montmartroise et montparnassienne.

À partir de 1936, il mène à Saint-Benoît-sur-Loire la vie monacale d'un oblat séculier rattaché à l'abbaye de Fleury.

Sa poésie témoigne dès lors du quasi quiétisme dans lequel il assume douloureusement sa vie de pécheur comme une condition de sa rédemption.

Ses origines ashkénazes lui valent, six mois avant la Libération de Paris, d'être arrêté par la Gestapo, destin qu'il accepte comme un martyre libérateur.

Interné par la gendarmerie française dans le camp de Drancy, il y meurt en cinq jours, trente heures avant sa déportation programmée pour Auschwitz

 

Documentation très complète sur Max Jacob à lire sur le site "Les Mémorables" : Cliquez ici

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