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1937

Notre Camaret en 1887
par
Georges Toudouze

 

 

Source : La Dépêche de Brest 2 novembre 1937

 

Dernièrement à la réunion charmante du Rotary-Club brestois, recevant fraternellement les sections de Nice, Reims, Saumur j'écoutais la très brillante, si claire et parfaitement documentée conférence dans laquelle, en une langue familière et élégante à la fois, M. Maurice Caradec, très simplement et très précisément, résuma, depuis la période néolithique, l'histoire trente fois séculaire de notre cher petit pays de Camaret.

 

Ne croyez pas que je loue l'orateur ici, parce qu'il me fit le grand honneur de citer fort obligeamment mes travaux de jeunesse sur les annales et l'archéologie de Camaret aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Non, la vérité est que cette causerie était pleine d'attraits, bourrée de documents, dont certains inédits sur le Moyen-Âge et la Renaissance sur les anciens seigneurs du pays, aussi.

Et, en l'écoutant, je me trouvais soudain reporté de cinquante années en arrière, au temps où, dans un Camaret beaucoup plus petit qu'il l'est aujourd'hui, une femme de la plus fine intelligence, Mme Dorso — « Tante Rosalie » pour lui donner le nom de nos affections d'enfants — racontait le soir, à la veillée, les légendes et les aventures des Camarétois d'autrefois.

 

Et, puisque la mode est aux cinquantenaires, je voudrais fixer ici, pour ceux qui n'y furent point, les traits du Camaret de 1886-1887.

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Georges Gustave Toudouze

1901

(1877-1972)

 

Depuis le chevalier de Fréminville, qui décrivit les menhirs de Lagatjar, et Émile Souvestre, qui vanta les rocs du Toulinguet, nul écrivain n'avait vécu à Camaret, lorsqu'un camarade de collège de mon père, Laurenceau, alors sous-préfet de Brest, nous guida vers Camaret en 1886.

Fidèle aux origines de notre famille, montée jadis à Paris de la région Quimper-Morlaix où nous avions encore, en 1886, à Morlaix, nos cousins Le Pichon — (le regretté Le Guennec a découvert notre aïeul Toudouze ou Touldouz, passeur à Bénodet sous Louis XV, et signalé aux archives de Quimper) — mon père, depuis plusieurs années, venait chaque été travailler dans le Finistère.

Sur l'indication de Laurenceau, cet août 1886, nous traversâmes la rade de Brest sur le vapeur bleu et rouge «Eurêka», lequel, avec un certain « Travailleur » et un vieux bateau a roues, le « Bas-Breton », assurait le dimanche et trois jours par semaine seulement le trajet du port de commerce au Fret, où la jetée actuelle n’existait pas et d'où une carriole à deux roues nous amena, avec nos malles, sur le quai, au centre duquel le seul « Hôtel de la Marine », tenu par les Dorso représentait toute l'industrie touristique de l'époque.

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Nous étions là, seuls tous trois, mon père, ma mère et moi, en la compagnie d’un unique pensionnaire, un jeune peintre de dix-huit ans, frais émoulu de l’atelier Bastien-Lepage, et fils d'un chef de bataillon en garnison à Brest, Richon-Brunet.

Le garçon le plus délicieux de la terre : fin, spirituel, d'une gaîté parfois un peu mélancolique, plein de talent, il devint en peu de semaines le meilleur des amis.

Entre deux esquisses, il partait avec nous pour de longues promenades le long de ces côtes où l’on ne voyait alors guère passer que la patrouille quotidienne des douanes, ces côtes où il n'y avait ni routes, ni villas de plaisance, ni poteaux indicateurs.

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Gustave Toudouze - Père

19 mai 1847 - 2 juillet 1904

 

Ah ! Le curieux Camaret que c'était alors !

Tout proche de celui qu'avait, à la fin du XVIIIe siècle, gravé le burin d’Ozanne en une page si précieuse de ses Port de France.

Le quai qui porte aujourd’hui, en souvenir de ses romans, le nom de mon père, était presque à l’état neuf, pas vingt ans d’existence…

Le pays avait ses trois quartiers, mais bien restreints :

Le bourg autour de la petite église qui, en 1740 avait remplacé un édifice ogival tombé en ruine ;

le Styvel comptait une demi-douzaine de maisons basses, et le Notic avec son rang de maisons frontales alors toutes neuves et derrière les deux rues qu’avait connues Fréminville au temps où leur maisons, munies de gros escaliers qui ont disparu vers 1895 ou 96, plongeaient directement dans la grève avec les bateaux accostant de pleine mer à ces marches comme font les gondoles à Venise.

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Au-dessus, la falaise, des champs, une rangée de moulins, et plus loin les hameaux de Lagatjar, Kerbonn, Kermeur, Pen-Hir, Kerhos, Penfrat…

 

Sur le sillon, l'exquise chapelle de Roch’Amadour et la Tour-Rouge de Vauban(dont, en 1897, j’ai publié tous les comptes et toute l’histoire d’après les carnets inédits du Grand Maréchal), restait une drôle de fortification, rasée depuis lors :

C’était la vieille batterie en terre et gazon qu’avait bâtie la Révolution et sur laquelle quatre antiques canons de bronze se chargeant par la gueule montaient une garde illusoire et rappelait le temps où, dans la baie de Camaret, sous leur regard, l’Américain Fulton essayait, en manœuvrant son « Nautilus » primitif, de convertir Napoléon 1er à la navigation sous-marine.

 

Quant à la batterie du Toulinguet, elle était en fabrication, et vous tous, mes camarades de jeux de 1886, vous vous souvenez des parties de cache-cache que nous faisions en faufilant nos torses minces de gamins dans les gros canons de 240 qui, couchés sous le quai et sans culasses, offraient à nos agilités les tunnels rayés de leurs tubes d’acier, juste assez larges pour nous laisser glisser comme belettes en terriers…

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À « l’Hôtel de la Marine », le soir, une table ronde sous une lampe à huile et à remontoir comme les jeunes gens aujourd’hui n’en ont jamais vu, réunissait le peintre, le romancier, sa femme et le petit lycéen, heureux d’avoir échappé pour deux mois aux classes de Condorcet.

Repas fini, Mme Dorso rejoignait ses quatre pensionnaires et, fille d'un ancien maire, veuve d'un autre maire, jadis maîtresse d'un important commerce de marine, doyenne de toute la presqu'île, respectée comme conseillère, femme de tête et cœur de bonté à vingt lieues à la ronde, elle nous « racontait » Camaret, tout le Camaret d'autrefois :

Et les tempêtes, et les naufrages, et les contrebandiers de sa prime jeunesse au temps de l'Empereur mort à Sainte-Hélène, et les pêches, et les sauvetages, et aussi remontant plus haut, les légendes, celles qui venaient de l'histoire vraie arrangée par les descendants et celles qui venaient de la fantaisie poétique aménagée depuis l'ermite du Toulinguet, Saint-Riok, et les guerres des saints avec les dragons.

 

Plusieurs étés ainsi, nous avons vécu dans ce Camaret-là, le Camaret de Pierre Meilard, l'un des premiers patrons de canots de sauvetage décorés du ruban rouge :

Le Camaret du maître du port Parker, aux multiples exploits de marin en Chine et ailleurs, le Camaret du bon chanoine Téphany, oncle de notre maire actuel, le Camaret de tant et tant de ceux qui, peu à peu, sont allés dormir sur le versant de la route du Fret, entre les Quatre-Vents et la vieille Croix du Loup.

Le Camaret des sardiniers sur lequel, alors, mon père écrivit son « Péri en mer ! » d'abord, « Ma douce » ensuite, puis ses autres romans.

Le Camaret que Richon-Brunet conduisit au Salon des artistes français où l'originalité de ses envois lui conquit de suite notoriété et médailles.

Le Camaret de 1887 vers lequel, diverses années plus tard, mon père aiguilla ses amis, et le premier d'abord Charles Cottet que nous amenâmes dans la splendeur d'un mois de juillet ; puis le second André Antoine, avec Georges Ancey... puis d'autres ensuite... et d'autres... et d'autres...

 

Cinquante ans sont passés !...

Un demi-siècle !....

Ah ! Vous tous, mes camarades d'enfance Camarétois, qu'il est donc émouvant pour nous tous, n'est-ce pas, le souvenir du Camaret de 1886-1887 ?

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