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1937

La demande en mariage
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 24 août 1937

 

De chaumière en chaumière, de douet en douet, de foire en marché, la nouvelle se propagea dans toute la contrée.

Et les commérages allèrent leur train.

Pensez donc !

Yffic, du Grigeol qui va « fortunier » (épouser) Marie, de Traonjoly.

À la campagne, le préjugé de l'argent est si profondément enraciné que la chose parut à beaucoup scandaleuse.

Comment une fille si bien, si jolie, la plus riche héritière de la paroisse pouvait-elle épouser un garçon sans le sou ?

 

« Il y a quelque chose là-dessous — chuchotèrent les mauvaises langues

— On verra bien avant neuf mois... Si c'est pas honteux, une enfant de Marie ! ».

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Un qui n'était pas peu fier, c'était Saïk ar Cosquer.

Depuis que son filleul lui avait demandé de faire le baz-valan, il ne dormait quasiment plus.

Il repassait dans sa tête, les mots qu'il dirait aux parents de la jeune fille.

On l'aurait vexé grandement en lui affirmant que ça n'avait pas d'importance, puisque les familles étaient d'accord.

Il en était venu à s'imaginer que de sa démarche allait dépendre le sort du mariage.

 

Jamais diplomate ne mit plus de soin à s'habiller que le parrain au matin de sa mission.

Il se fit aussi beau que le lui permettait sa garde-robe.

Il arbora son pantalon à pont en drap noir, un turban bleu, une veste courte genre pet-en-l'air, ouverte sur une chemise blanche empesée, son chapeau des jours de fête, en poil de castor et ses jolis sabots en bois de sycomore, ornés d'appliques de cuivre rouge « ses boutou quillou métal », dont il eut soin de remplacer les bourres de laine multicolores par d'autres en branches de genêt.

 

Il passa par le bourg, bien que ce ne fût pas son chemin et entra boire un cognac dans un débit pour se donner du cœur au ventre.

Le patron lui fit compliment sur sa mine et Saïk, tout fier, ne cacha pas qu'il allait faire le baz-valan.

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Les parents de Marie facilitèrent sa tâche par leur accueil cordial.

Il traça un portrait flatté de son filleul.

À l'entendre, on n'aurait pas trouvé, à dix lieues à la ronde, un garçon plus méritant.

Dur au travail, intelligent, sobre, sérieux, en voilà un qui ne perdait pas son temps en bagatelles comme tant de jeunes têtes folles à qui la perdrix et le lièvre servaient de prétextes à courir les vachères et les filles d'auberge.

Et puis il aurait quelque bien plus tard, car lui, Saïk ar Cosquer (ce n'était pas pour se vanter), mais il avait de beaux sous placés sur hypothèque chez un notaire et qui iraient au filleul.

 

On se mit à boire et à manger.

Les deux hommes partagèrent l'omelette, le vin rouge, le café arrosé d'une goutte.

Ils avaient été en classe ensemble, autrefois, à l'époque héroïque où les enfants faisaient 7-8 kilomètres à pied pour fréquenter l'école et autant pour retourner.

Ils avaient souvenance de s'être souvent rossés.

De ces bagarres loyales leur étaient restées une solide amitié et une grande estime mutuelle.

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Yves fut admis à faire sa cour.

Deux, trois fois par semaine, bravant la distance, les chemins noyés, les tempêtes du mois très noir (miz kerzu),

il venait veiller chez sa promise.

Marie était toujours en frais de coquetterie pour la circonstance.

Elle mettait un joli sarrau clair, des chaussons de tapisserie dans des socques acajou et sur ses cheveux châtains, un peu de sent bon.

 

Quelles délices pour Yves, après les tourments de la route obscure, que le sourire d'accueil de sa douce, le baiser rapide cueilli sur le seuil de la porte où elle venait le guetter, les gentillesses du père et de la mère qui — à la longue — l'avaient pris en affection et l'âtre flamboyant, dont les reflets jouaient sur les cuivres, les vernis, les faïences, dans les yeux et sur les visages.

 

On se serrait autour de la table; on mangeait quelque délicatesse préparée des mains de Marie : des crêpes douces de froment, du « farz bitillic », du « pain perdu ».

On buvait le café ; les hommes fumaient des pipes en bavardant.

 

Par discrétion, les parents se retiraient de bonne heure.

Restés seuls, les deux amoureux se blottissaient sur le banc du foyer.

Ils laissaient tomber le feu et causaient à voix basse de petites choses qui prenaient de l'importance parce qu'ils y mettaient une tendresse infinie.

Ils vivaient, dans le battement fou de leurs cœurs passionnés, des minutes divines, dont le souvenir les suivrait jusqu'à leur mort... très loin, là-bas au fond de leur vieillesse.

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Les sonneries de l'horloge les rappelaient douloureusement au sentiment de l'heure enfuie.

Tard, vers onze heures ou minuit, la voix de la maman, de l'étage, les conviait à la séparation.

Ils se levaient dans un soupir.

Lui s'enveloppait dans sa houppelande de berger et allumait une lanterne-tempête pour le départ.

Après un long embrassement, à perdre haleine, après une dernière caresse des yeux, il fonçait ébloui, dans la nuit sauvage.

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Pour éprouver les deux jeunes gens, les parents avaient tenu à prolonger les fiançailles au-delà des limites habituelles.

L'hiver passa.

Aux derniers jours de mars, vers la fin du carême, eut lieu la cérémonie des accordailles « ar veladen », qui réunit, au bourg les deux familles, les futurs époux, le garçon d'honneur « den henor » et la fille d'honneur « plac'h henor ».

 

Bien qu'il fit un temps magnifique, une de ces journées ensoleillées où c'est péché de mourir, les jeunes filles s'étaient munies de parapluies, que leurs cavaliers s'empressèrent de prendre, par galanterie.

On passa d'abord chez le notaire pour les papiers : « da rei lod ».

Les vieux cédèrent aux jeunes la moitié du mobilier vert et sec de Traonjoly, moyennant un prix fictif, déclaré payé comptant.

Ensuite on alla à l'église et à la mairie inscrire les bans.

À midi, un repas substantiel fut servi à l'auberge.

 

Avant de se séparer on prit date pour la noce : « ar fricot ».

Elle fut fixée au lundi de Quasimodo (*).

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Maintenant les paysans cossus vous envoient des faire-part imprimés, comme en ville.

Jadis, chacun allait, de son bord, inviter, à domicile, ses parents, ses voisins, ses amis.

On n'avait garde d’oublier le tailleur, la couturière, la repasseuse, personnages d'importance qui venaient travailler à la ferme pour confectionner les habits de noces.

 

Les dimanches qui suivirent les fiançailles, les deux futurs et leurs gens d'honneur se rendirent chez les parents de la famille, où on les gardait à dîner.

Quelques jours avant la cérémonie, les quatre inséparables s'en furent à Brest acheter les alliances « da preux ar c'hebest » et compléter leur équipement.

Le dimanche qui suivit, à la grand'messe, on leur fit les honneurs du « grand morceau de pain bénit ».

À midi, un festin réunit, chez les parents de la future, les proches des deux familles et les intimes.

Vêpres chantées, on passa à la mairie pour le mariage civil.

 

Yves et Marie déploraient cette agitation, ce tourbillon de visites, de réceptions, qui — pour rustiques qu'ils fussent — gâtait leur bonheur, avide de solitude et de silence comme tous les bonheurs profonds.

 

Ils semblaient vivre dans un rêve un peu tourmenté.

Partout ils ne trouvaient que sourires, paroles aimables et gentillesses.

On eût dit, autour de leur couple enivré, une trêve merveilleuse de la méchanceté et de la maussaderie.

 

(*) La quasimodo, aussi appelée deuxième dimanche de Pâques, dimanche in albis, dimanche de Saint-Thomas ou Pâques close, est une fête ayant lieu le premier dimanche après Pâques, dans le calendrier chrétien.

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