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1937

Pêcheurs de Penzé
par François Ménez


 

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Source : La Dépêche de Brest 30 mars 1937

 

Ce fut une dure journée, dans les parages du Fromveur, que celle du 15 mars dernier, où les deux remorqueurs du port de Brest, le Plougastel et le Frêne, en proie à la mer démontée, luttant contre la violente tempête qui soufflait depuis deux jours sur la côte, n'arrivèrent point, sans grand'peine, à porter secours à l'Hippopotame, en difficulté dans le suroît d'Ouessant.

 

C'était jadis une bonne aubaine, par ces fins d'hiver, entre Brignogan et Portsall, que ces tempêtes d'équinoxe qui jetaient, au long des grèves et des dunes, le « penzé » des navires naufragés.

Que n'a-t-on pas dit des pilleurs d'épaves de la côte des Pagan, que Pol de Courcy accusait d'allumer pendant la nuit des feux pour tromper les navires et les faire échouer sur les récifs ?

Fréminville, en 1832, les représente, de son côté, féroces et sauvages, plus semblables à des carnassiers qu'à des hommes — paotred ar c'hil Krog — se disputant à coups de harpon les bris des navires échoués, coupant à coups de dents les doigts des naufragés pour en arracher les bagues, la joie, à l'idée du pillage, illuminant leur visage cruel,

« comme l'éclair sinistre brille un instant au milieu de ces nuages noirs dont les flancs recèlent la foudre. »

 

Il s'est mêlé à ces relations d'exploits de naufrageurs une bonne part de littérature.

Sans doute tout n'y est-il pas faux et il y eut une époque, mais lointaine, où les Pagan se montrèrent assez peu hospitaliers.

Faut-il croire à cette prière barbare, où ils adjuraient saint Guévroc de leur faire mieux entendre les cris d'appel des naufragés, saint Brévalaire de leur faire mieux voir dans les ténèbres des nuits d'équinoxe,

promettant à Notre-Dame des Brisants, de Guissény, un cordon de cire autour de sa chapelle,

pour qu'elle leur apportât un « penzé » fructueux ?

M. Alain Ferrand, dans ses Visages douloureux et masques bêtes (*), assure qu'ils ajoutaient un verset où ils demandaient à Dieu d'envoyer sur leurs roches un Sarzon de préférence, en raison d'une vieille haine pour l'Anglais qui, même aujourd'hui, en dépit de l'entente cordiale, n'est peut-être pas absolument morte dans leur cœur.

 

Mais ils se sont, depuis lors, bien humanisés.

Ils inhument, en leur rendant avec beaucoup de ferveur les devoirs chrétiens, les victimes des naufrages que la mer jette sur leurs grèves.

Loin de provoquer les naufrages, ils comprennent que l'État entretienne à grands frais des feux marins qui indiquent aux navires pris dans la tempête la bonne route.

Mais ils ne vont point jusqu'à refuser l'aubaine que la mer leur envoie, sous forme du « penzé » qu'elle jette à la côte, pêle-mêle avec le goémon de dérive.

Elle est trop souvent inhumaine pour qu'ils ne recueillent pas, avec reconnaissance, les dons qu'elle leur fait et que l'État, en toute justice, leur semble mal venu à leur disputer.

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Ils ne font qu'appliquer un vieux droit féodal, qui portait les seigneurs à revendiquer, comme faisant partie de leurs domaines, non seulement les grèves, mais la mer en bordure de leurs fiefs et « les bris et punczais » qu'y jetait la tempête.

 

Il y a bien longtemps qu'on ne chante plus, entre l'Aberwrac'h et Goulven :

 

Gwell eo ar mor evit an douar,

Gwell ar vag trec'h d'an alar :

Penzé stank eost an den vor...

 

Mieux vaut la mer que la terre,

Mieux la barque que l'araire :

Le bris abondant est la moisson de l'homme de mer...

 

Mais le vieil état d'esprit survit qui consiste, la sépulture en terre bénite donnée aux naufragés, à s'adjuger cette aubaine de la mer qu'est l'épave.

 

Quand les vents sont hauts au flot montant, aucun « penzé » ne se montre qui ne soit immédiatement saisi.

À cette occasion, le champ de seigle ou de pommes de terre est abandonné.

La dune est jalonnée de guetteurs, souvent des femmes.

Des heures durant, les flots sont scrutés avidement, et si le butin apparaît, poussé par la lame, c'est la ruée, comme au temps des tribus primitives.

Au petit jour, la laisse de haute mer a été partout battue et fouillée.

Si peu lucratif que soit devenu le métier, chacun rivalise d'habileté avec ses voisins.

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Tout ce qu'apporte la mer est bon à saisir.

La fin de la grande guerre, marquée, à ce carrefour des grandes voies maritimes, par de si nombreux torpillages, fut l'âge d'or des pécheurs de « penzé ».

Des commerçants kerlouanais, aujourd'hui des notables, réalisèrent d'importants bénéfices dans le trafic du butin qu'il n'était pas toujours facile d'écouler.

 

De 1919 à 1923, le vent de noroît — nous a dit le docteur Paugam, maire de Brignogan, averti, mieux que tout autre, de tout ce qui a trait à la vie des Pagan — était le vent de la cire en gâteaux, dont chaque maison possédait un stock abondant.

Dans le village d'Arvor, en Kerlouan, on s'éclairait, l'an dernier encore, aux bougies fabriquées, il y a plus de dix ans, de ces gâteaux débités en tranches carrées où la ficelle servant de mèche était glissée dans un trait de scie.

M. Paugam a connu, avant-guerre, des marées de casques hollandais, destinés aux colons de Batavia, de porte-plumes, de bougies roses de pianos.

En 1918, ce fut une cargaison de grandes feuilles de caoutchouc vulcanisé, provenant d'un cargo américain torpillé, que la mer montante jeta à la côte, au lendemain du sinistre, dans les parages de Garrek-Hir.

 

Les riverains en firent une ample provision, qu'ils comptaient bien monnayer.

Mais les douaniers, l'œil aux aguets, l'oreille constamment à l'écoute, rendaient impossible tout trafic.

Alors, pour remédier à la pénurie du bois qui caractérise ce pays dépouillé, les pêcheurs de « penzé » imaginèrent d'utiliser comme combustible ces feuilles de caoutchouc auxquelles ils ne trouvaient point d'autre emploi.

D'où ces vapeurs âcres du caoutchouc brûlé, qu'on respira pendant des mois sur la dune.

 

(*) À lire en ligne sur Gallica : Cliquez ici

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