1937
Visite de condoléances
à Portsall en 1917
Source : La Dépêche de Brest 11 juin 1937
Les Éditions de France publient sous le titre :
L'Apogée de la Guerre sous-marine, journal d'un commandant d'escadrille de patrouille (1916-1918) la seconde partie des souvenirs de guerre de notre collaborateur le commandant Rondeleux.
Nous extrayons de ce volume une page inédite que nos lecteurs liront avec intérêt, car elle évoque la visite émouvante que l'ancien commandant en second du Gaulois, torpillé en mer Égée à la fin de 1916, fit quelques jours après à la veuve d'un jeune quartier-maître du cuirassé, tué par l'explosion de la torpille :
Brest, 18 janvier 1917.
Ce matin, par un beau temps d'hiver, accompagné de mon jeune fils, je suis allé à Portsall sur la côte nord du Finistère, pour apporter à la veuve du quartier-maître Arzel, victime du torpillage du Gaulois, les condoléances de ses anciens chefs et compagnons de bord.
À la gare, on m'indique un petit hameau en bordure de la mer, où habite la pauvre femme, et nous nous y rendons à travers l'âpre campagne bretonne battue par le vent du large dont les maisons basses s'abritent derrière des rochers gris, trouant le tapis d'herbe rase où paissent quelques vaches à la robe tachetée de noir et de blanc.
La mer, d'un bleu sombre sous le ciel gris, vient briser en jets d'écume argentée sur les roches noires qui apparaissent comme un troupeau de monstres marins s’ébattant dans la houle, et je reconnais tous les « cailloux » dont je fis naguère maintes fois le tour, dans mes tournées de pilotage en torpilleur.
À droite, à l'horizon, le grand phare de l’île Vierge apparaît comme une haute colonne jaillie d'un chaos de pierres aux formes fantastiques, découpées par les furieux assauts de la mer, débordée au large par les dangereux plateaux de la Malouine et du Libenter, sur lesquels la houle se brise en faisant de grandes taches d’écume.
Plus près, la petite île Guennoc, basse et longue, encadre le gros rocher de Penven, semblable à un lion au repos, et, sur tout l'horizon, que bornent à gauche les ruines du vieux château de Trémazan et le sémaphore de Landunvez, des centaines de roches s'éparpillent devant la côte, laissant un étroit passage accessible aux seuls bateaux de pêche et aux petits navires qui peuvent ainsi éviter par mauvais temps la grosse mer déferlant sur les basses de Portsall.
Et je me plais à redire à haute voix les noms de toutes ces pierres, qui reviennent à ma mémoire comme celles de personnes longtemps oubliées, qu'une rencontre inopinée au détour d'une rue rappellent subitement à notre souvenir.
Au loin, tout à fait à gauche, cette roche carrée que l'écume fait paraître plus noire, c'est Men-Glas au nom lugubre, sur laquelle tant de navires sont venus se briser au cours des âges.
Plus a droite, Roch-al-Lamp, au sommet arrondi par l'usure des vagues, apparaît comme un colosse au milieu du troupeau que semble garder la houlette blanche du phare de Corn-Carhai, dont la maçonnerie peinte à la chaux contraste avec la teinte sombre du soubassement.
Plus près de nous, le Yurc'h, le Grem, Ar Cheminals et les trois Bosseven, qui jalonnent les chenaux du Raous et du Relec, se dressent comme les piliers de cette vaste chaussée de roches éternellement frangées d'écume, aux noms durs comme le granit dont elles sont faites, qui symbolisent si bien la rudesse de cette côte farouche, jadis la terre promise des terribles naufrageurs dont les descendants vivent encore de la mer :
audacieux pêcheurs de langoustes qui posent leurs casiers sur les « basses » aux dangereux remous, paysans qui récoltent avec leurs frêles barques le goëmon de mer sur les plateaux rocheux découvrant à marée basse, et matelots du commerce et de l'État qui sillonnent toutes les mers du monde.
Aussi ne suis-je point surpris de la résignation de la jeune femme blonde, vêtue du lourd costume de bure recouvert d'un fichu croisé sur la poitrine et surmonté de la coiffe ronde du pays, qui m'accueille avec des larmes coulant lentement sur son visage, très intimidée par la visite de celui qui fut le chef du jeune époux disparu.
Mais n'est-ce pas là le lot habituel des femmes de ce pays de la mer accoutumées à voir leurs maris et leurs fils en braver les dangers, toujours prêts à payer la terrible rançon de leur périlleux métier ?
La mère du jeune marin, vêtue de noir sous son bonnet de Léonarde, prononce quelques paroles dans cette langue bretonne aussi rude que les rochers voisins, assise dans l'âtre où elle reste immobile, évoquant sans doute les nombreux deuils dont sa vie a été jalonnée.
Comment trouver des mots de consolation devant l'attitude si digne de ces humbles femmes, à qui la douleur elle-même impose une sorte de pudeur ?
Je me borne à rendre en quelques paroles l'hommage des compagnons de l'infortuné quartier-maître, laissant à leur ton et à l'expression de mon visage le soin de traduire mon émotion.
Et je sors rempli une fois de plus d'admiration pour cette noble race d'Armor à la foi aussi profondément enracinée que les pierres de son sol, qui accepte sans murmurer les plus pénibles épreuves, demeurant impassible devant elles comme les côtes de sa province en lutte perpétuelle avec les vents et les courants.
Comment, avec des équipages d'une telle souche, notre marine pourrait-elle succomber aux assauts désespérés de la barbarie teutonne ?
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Torpillage du Gaulois