1938
Dans la lumière de Camaret
par François Ménez
Source : La Dépêche de Brest 21 septembre 1938
Ainsi, l'affaire est entendue :
On va voir disparaître, du Sillon de Camaret, le château d'eau qui nuisait à son harmonie.
Bien des Camarétois, paraît-il, le regretteront.
C'était, disaient-ils, le dernier souvenir qui nous restait de la guerre.
Mais ce souvenir n'était qu'un prosaïque château d'eau, et qui, plus est, un château d'eau sans utilité, et qui n'a jamais servi.
Nous allons ainsi retrouver le Sillon avec la belle ordonnance de jadis, coupé par la Tour carrée de Vauban et la chapelle de Rocamadour.
Les baraquements de planches y subsistent, qu'enluminaient, il y a peu de temps, les affiches des marchands d'huiles et de moteurs.
Il est plus difficile de les supprimer.
— Où donc les peintres, qui réclament à cor et à cri leur disparition, veulent-ils que nous transportions les chantiers de construction ?
À coup sûr, pas sur la montagne, nous disait un pêcheur camarétois que nous entretenions, sur la digue, de cette question.
Espérons qu'on trouvera à ces constructions de planches, d'un effet assez disgracieux, mais d'une incontestable utilité, un moins fâcheux emplacement, lorsque aura été édifiée la jetée qui, du retrait de Feunteun-an-Aod, se tendra bientôt, pour mieux fermer le port, vers l'extrémité orientale du Sillon et que le quai principal aura été prolongé vers Gouranoc'h.
Le Sillon reprendra ainsi les belles lignes que lui connurent Richon-Brunet, Cottet et Toudouze.
Et rien ne nuira au charme de Camaret, paradis de la couleur et de la lumière, dont la splendeur surprend, après les déserts de l'arrière-pays crozonnais.
Portrait de Gustave Toudouze
par Richard Louis Georges Richon-Brunet
1897
Cet arrière-pays, hérissé de ruines de moulins, où sont les plus vieilles terres du monde, est d'une tristesse pénétrante :
Les villages de Kermeur, de Pen-Hir, de Kerloc'h ou de Kersiguénou, y ont la couleur de bure de la bouse sèche et de terre.
Et puis, comme il se découvre soudain, de la hauteur des Quatre-Vents, sous l'enseigne pourpre d'un fuchsia étalé, Camaret, éparpillant jusqu'aux alignements de Lagatjar ses maisons grises, vous jette au regard un éblouissement.
Il déploie, de la grève du Trez-Rouz au Grand-Gouin, sa nappe de mer parcourue de reflets et que baigne une lumière d'une qualité rare, enveloppante, toute de nuances, plus subtile que celle de la baie de Douarnenez, en raison du voisinage des deux rades dont la réverbération adoucit les tonalités.
Et ces nuances se font encore plus délicates aux soirs d'été, quand le soleil tombe derrière le Toulinguet.
C'est « l'heure rose » dont Cottet, dans son tableau célèbre, qui a beaucoup contribué au renom de Camaret, a exprimé toute la pressante douceur.
La montagne et les maisons, sous les derniers rayons obliques, projettent sur le Sillon et la baie leur ombre immense.
Celle-ci coupe en deux zones, inégalement éclairées, la chapelle, le fort et les voilures.
La blondeur du Sillon se détache sur le bleu de la rade et les grands fonds violacés de Roscanvel, gagnés déjà par le grand silence crépusculaire.
Qu'on imagine, dans cette harmonie de tons apaisés, la gamme rousse et ocrée des voiles.
Car les Camarétois, dans ce chef-d’œuvre de coloris qu'est leur port, se sont faits les collaborateurs de la nature.
Ils ont évité, dans la couleur des voilures, séchant sur les langoustiers au repos, tout ce qui pouvait heurter la douceur de l'ensemble.
Comment, dans ce Camaret perdu au fin bout du monde, les peintres ne se fussent-ils trouvés en pays d'élection ?
Ils y vinrent, attirés par la magie de la lumière :
Richon-Brunet, Charles Cottet, Sauvège, Pierre Vaillant, Ricardo Florès.
Ce fut comme une petite école de Camaret, et l'on ne compta plus d'exposition à Paris sans qu'y figurât une vue du Sillon où un groupe de vieilles maisons de Kerbonne ou de Pen-Hir, sous leur cotte de mousse jaunie, détachées sur un fond de mer.
Les hôteliers, bien sûr, y aidèrent, par l'hospitalité qu'ils offrirent aux peintres, par nature impécunieux, tout au moins à leurs débuts, et par la facilité qu'ils leur accordèrent de s'acquitter partiellement en tableaux.
En particulier l'excellente mère Dorso, qui, de ce fait, possède dans sa collection trois Cottet, et fut, pour les peintres de Camaret, que la gloire n'avait pas encore touchés, ce que fut, pour les peintres de Pont-Aven, la regrettée Julia Guillou.
Marie Réol & Louis Marie Désiré Lucas
1914
Après ces précurseurs, ces « découvreurs » de Camaret, d'autres vinrent, en foule, qui, pour la plupart, demeurent fidèles au petit port d'Occident :
Désiré Lucas, que chaque été ramène à l'hôtel des Pois, en compagnie de Marie Réol, peintre des jardins ;
le père Maroniez, Thérèse Clément, Antral, qui se partage entre Camaret et Douarnenez, Bemaud, Prieur, le sculpteur Bazin, Prosper-Marie Colat, ce Basque en rupture de Pyrénées, tourmenté par le démon de l'aventure, et qui, après avoir été « stewart », vingt-cinq années durant, sur les long-courriers, est venu planter sa « guitoun » au voisinage de Pen-Hir.
Comment oublier Jim Sévellec, avec toute son école recueillie, attentive aux directions du maître :
Mocaër, Bernet, Le Roux, Mrs Garbett, Bligh, Le Roux ?
Sans compter toute une colonie d'apprentis britanniques, échelonnés depuis le Gourinoc'h jusqu'à la chapelle de Rocamadour, sous la direction d'un vieux maître à barbe, d'une raideur solennelle ?
Et comment ne point citer la bonne Mme Largent, qui, passé la soixantaine, à l'âge des illusions perdues et des cheveux blancs, environnée de tant d'artistes et par l'effet d'une sorte de contagion picturale, se dit, à la façon du Corrège et du douanier Rousseau :
Et moi aussi je suis peintre !
Et elle peignit, avec toute sa candeur, sans recherche et sans fausse simplicité, les phares, aux feux fixes, rouges ou verts, fulgurant en plein jour, dont la salle de son restaurant est tout illuminée, comme du nimbe divin les cellules de San Marco, et des fleurs stylisées et naïves, dont se dégage le parfum d'une âme simple et qui font songer à Odilon Redon.