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1939

Soirs à Carantec
par François Ménez

 

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Source : La Dépêche de Brest 20 juillet 1939

 

Voilà que Carantec se rend compte à son tour, mais un peu tard, de l'inconvénient qui résulte, pour les beaux sites, du trop proche voisinage des constructions intempestives.

 

C'était une belle chose que la Chaise du Curé — Kadoar ar person — du temps, hélas ! révolu, où, tout au bout de son promontoire, rien ne venait troubler sa solitude.

On l'avait sans doute ainsi surnommée — de même qu'à Bréhat la Chaise de Renan et au Raz le fauteuil de Sarah Bernhardt — parce qu'en des temps sortis de mémoire, quelque curé de Carantec, brave homme autant qu'artiste et poète, amoureux de la solitude où l'on se sent plus près de Dieu, avait pris l'habitude d'y venir rêver, en lisant quelques feuillets de bréviaire.

 

Et l'on ne pouvait imaginer plus splendide observatoire, à l'écart de toute rumeur humaine, ni dominant une plus vaste étendue de terre, de mer et de ciel.

La nature y avait, au long des siècles, façonné dans le roc, face à l'horizon marin, une sorte de siège en retrait comme une niche de chapelle, dans l'abri des vents, d'où le regard s'étendait, de Léon en Trégor, embrassant un immense déroulement de promontoires bleus et de grèves, depuis Sainte-Barbe de Roscoff jusqu'aux avancées rocheuses de Plougasnou, derrière lesquelles se cachent Guimaëc et Saint-Jean-du-Doigt.

 

Le spectacle était beau, surtout au soir, quand le soleil, tombant au revers des ondulations léonardes, illuminait de ses rayons obliques toute la côte de Saint-Pol.

Cela faisait comme deux plans d'eaux, que séparait la longue échine de dunes de l'île Callot et que la lumière éclairait d'une façon inégale.

Le plus lointain, bordant l'estuaire de la Penzé, l'anse de Penpoul et l'île Sainte-Anne, était comme un bain d'or fluide où pointaient quelques rochers noirs ;

le plus proche présentait une gamme admirable de beaux tons mauves, ou de pourpre et d'or.

 

Ce qui ajoutait à la magie, c'était le passé religieux et guerrier qui donnait une âme à ce paysage marin.

On imaginait aisément quelque soir pareil, noyé de tendresse crépusculaire, où, pour les mêmes calmes de l'été, Saint Pol, chassé de sa Cambrie natale, échappant à la tempête et aux pirates saxons, avait, à la tête de sa bande émigrante, doublé l'île de Bloscon, pour demander asile à son cousin Withur.

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Ce que l'on voyait aussi bien, dans le soir d'été qui faisait surgir des ombres sur la mer, c'étaient les corsaires roscovites ou morlaisiens, le vent en poupe, rentrant, toutes voiles dehors, riches des dépouilles de l'Anglais qu'ils avaient pris en chasse.

L'atmosphère, autour de la Chaise du Curé, demeurait baignée d'histoire et de légende :

au Creïsker de Saint-Pol et aux hautes flèches de la cathédrale léonaise, détachées, avec une netteté d'ombres chinoises, sur le ciel rouge, répondaient, au débouché de la Dossen, dans une lumière apaisée, les tours grises du Taureau, qui était un beau souvenir de la guerre de course.

 

On était bien, dans cette solitude de la Chaise du Curé, pour évoquer tout ce passé de religion et de guerre et pour guetter l'heure où, avec la première étoile, les phares de Batz et de la Lande s'allumeraient.

C'était l'heure où, dans les premières années d'après-guerre, un petit groupe d'artistes et de poètes, fidèles à Carantec, aimaient à s'y retrouver :

Rialier-Dumas, l'animalier fantaisiste, le sculpteur Godebsky, le doux Alain Mellet, le peintre de Waroquier, qui ne jouissait pas encore de la réputation que tant de belles œuvres lui ont acquise.

 

Ils se retrouvaient, au soir, à la Chaise du Curé, pour échanger leurs impressions sur les événements du jour et le charme de l'heure.

Personne ne venait les y troubler.

C'était au temps où la solitude de la Chaise était protégée par un rempart de lande.

Non une lande en simili, avec des bordures de géranium et des bancs de jardin.

Mais une vraie lande — qu'à Carantec on appelait « la garenne » — comme il en existe à Botcador ou Lesquiffiou, couturée de sentiers raboteux, qui sentait la lavande et le sel des marées.

Les ronces y formaient des fourrés impénétrables et les matins d'août y tendaient leurs toiles de la Vierge, tissées d'aube, poudrées de rosée, sur le piquant des ajoncs et des houx.

 

Il me suffit, pour retrouver le Carantec d'alors, de fermer les yeux, d'aspirer longuement, et de me pénétrer de cette odeur, un peu amère, de la lande au matin, mêlée au parfum des lauriers-roses dont étaient faites les clôtures, dans la descente de la Croix, et qui, fleurissant aux fins d'été, vous laissaient un goût de musc au bout des doigts.

 

Le tourisme n'avait pas pris jusqu'alors, dans ce pays d'entre deux rivières, où le Trégor se soudait au Léon, le développement qu'il connaît aujourd'hui.

Mais Carantec, au nom de tendresse, était charmant, demeuré port de pêche plus qu'il n'était devenu station d'été.

Les grèves ne l'avaient pas emporté sur Porspol.

Et ces grèves, entre lesquelles on avait le choix, étaient un abrégé de toutes les séductions de la mer.

 

Le Kelenn avait l'attrait des vastes étendues de sable et du grand vent ;

c'était déjà la plage de ceux qu'on appelait, sans l'ombre d'un dédain, les « Parisiens ».

La Grève Blanche, au nom ruisselant d'écume marine, adossée au roc, toute de sable ténu, attirait davantage la colonie morlaisienne, qui s'y trouvait comme chez soi.

Et son accent y triomphait.

Aux amateurs de solitude verte, il restait le Clouet, derrière Kersauzon et Pen-ar-Lan.

Et c'était bien la plus belle rencontre qu'on pût imaginer des bois, de l'herbe et de la mer.

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Les Carantécois ajoutaient à l'attrait de leur pays par ce qu'ils avaient de grâce aimable et de sociabilité.

Quoique ayant, pour la généralité, pas mal couru le monde, ils n'en concevaient aucun orgueil et vous considéraient comme des frères de passage, auxquels, pour le plus juste prix — six francs par jour, « tout compris », l'année d'après la guerre — il convenait de réserver bon accueil.

 

Reine Le Guyader, remontant pieds nus de la grève, le haveneau sur l'épaule, vous apportait à domicile, à un prix qu'on jugerait aujourd'hui dérisoire, sa pêche de bouquet.

Vous receviez pareillement la visite des pêcheurs de fouets et de soles.

Le homard se vendait sur le pied de cinq francs le kilo, chez le mareyeur de Porspol.

 

On s'attachait ainsi aux gens comme aux lieux.

Adroitement entraîné par Rialier-Dumas, le sculpteur humoriste, Lucien arrivait, d'exagération en exagération, à prêter au rat qu'il avait vu tuer des proportions fabuleuses.

On causait, au pas des portes, de mille riens :

des nouveaux promus de maistrance, d'Eugène, artiste de cirque, tel un héros de London ;

de la vache à dos jaune de Mlle de Flotte, qui donnait un lait si crémeux.

Et, l'Assomption venue, on se rendait en cortège, derrière une croix à grelots, par la passe aux Moutons, jusqu'à la chapelle de l'île, blanche et blonde sous ses dunes et ses feux de varechs, que Notre-Dame de Callot, au temps des saintes, avait préservée des pirates.

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