1899
Brest pocharde
Source : La Dépêche de Brest 3 juillet 1899
Auteur : Louis COUDURIER, Rédacteur en chef de la Dépêche de Brest
Certes ! je suis le premier a compatir aux misères qu'ont éprouvées la semaine dernière nos confrères de la presse de Paris, venus à Brest pour assister à l'arrivée du Sfax.(*)
Je comprends d'autant plus leur mauvaise humeur que je l'ai partagée ; mais je cesse de comprendre quand le vois ces journalistes, gens d'esprit pourtant et de caractère, essayer de faire retomber sur les Brestois la responsabilité des ennuis, des déboires de toutes sortes auxquels leur métier a dû cependant les habituer depuis longtemps.
(*) À lire sur Reto29.fr : Le vieux Brest – Le Sfax, Dreyfus et Brest en 1898 – Cliquez ici
Suivant l'un d'entre eux, et non des moindres, car c'est « le Temps » qui a inséré la chose,
la ville de Brest ne serait qu'un vaste débit d'alcool et les Brestois des ivrognes incorrigibles.
Lisez ceci, par exemple :
« L'autre jour, les hurlements d'une vingtaine de gamins effrayèrent le calme des Brestois avec un spectre de révolution.
Quoiqu’apathique, cette population est saturée d'une quantité d'alcool suffisante pour jeter tout autre peuple dans les accès du « delirium tremens ».
La consommation de l'alcool, dans la circonscription de Brest, représente 19.700 hectolitres d'alcool pour 246,745 habitants.
Cette quantité d'alcool est détriplée d'eau pour être vendue sous les étiquettes de rhum, de tafia, d'eau-de-vie.
Mais, comme sous cette forme le breuvage paraîtrait un peu faible, on le corse avec du poivre, et pour quatre sous le Breton obtient un verre d'eau-de-vie irritant de la valeur d'un bock.»
Ainsi donc les Brestois sont saturés d'alcool.
Notez bien que le rédacteur du « Temps » ne dit pas :
« Certains Brestois », ou « le plus grand nombre des Brestois» ;
il va plus loin et écrit :
« Les Brestois » ;
c'est-à-dire tout le monde à Brest, vous et moi, votre fils, votre fille et votre femme.
En effet :
« On compte dans la région de Brest un cabaret pour 70 habitants, c'est relativement peu à côté de la proportion fixée pour le nord de la France, qui est de un pour 36.
Si Brest n'est pas la ville la plus alcoolique de notre pays, elle est celle où l'alcool commet le plus de ravage, car le Breton boit sans manger, il arrive à ne presque plus se nourrir, tandis que les Normands et les gens du Nord, grands buveurs aussi, n'oublient jamais de manger.
À cause de l'insuffisance de la nutrition, la race bretonne, grande productrice d'hommes avec l'Auvergne, décroît rapidement en qualité, et, à Brest, le nombre des jeunes gens réformés par les conseils de révision a doublé en trois ans, le nombre des hypnotisables a atteint la proportion de huit sur dix.
« Comme le salaire varie de 2 fr. 25 a 2 fr. 60, la misère est grande par la ville et ses faubourgs ;
néanmoins le Brestois prolétaire ne se laisse pas toucher par la fièvre des révoltes.
Son alcoolisme ne flambe pas en colères acharnées ;
il s'assoupit dans la résignation d'un rêve perpétuel, un rêve lointain du passé, car le présent ne préoccupe pas le Breton et l'avenir lui semble inutile.
À terre, bercé par la griserie de l'alcool, il poursuit, comme le matelot à son bord, un songe où il revoit la couleur crue de ses pardons, les cornettes blanches des fiancées et le charme sentimental de son clocher.
« Les enfants et les femmes boivent aussi ;
les femmes, en proportion plus que les hommes, et dès le matin en commérant de porte en porte.
« Quand l'homme rentre à midi, il trouve la soupe mal faite et s'emporte, la main haute ;
la femme, pour l'apaiser, va chercher la goutte, dont elle boit la moitié en chemin, puis à une fontaine y ajoute de l'eau pour achever la dose voulue qu'elle partage alors avec l'homme, de telle façon qu'elle a bu une double part. »
Et savourez ce mot de la fin : il est exquis.
« J’ai demandé à un enfant de dix ans :
— Eh bien! Petit, te saouleras-tu, quand tu seras grand ?
— Oh ! Monsieur, le dimanche seulement, pour faire comme les autres. »
Et l'habitude de boire, de se saouler en famille et en cabinet particulier est tellement entrée dans les mœurs brestoises, « que les médecins seraient peu considérés s'ils n'offraient la goutte lorsqu'on leur paye leurs visites.»
Je signale ce passage au corps médical de notre ville.
Nos médecins brestois seront certainement très flattés de savoir qu'on les compare à des marchands de bestiaux réglant sur le zinc, au choc des verres, leurs affaires commerciales.
Tout le monde y passe, vous ai-je dis.
Voici, en effet, le tour des pêcheurs.
« Les pêcheurs qui livrent aux grandes compagnies le produit de leurs filets reçoivent un pourboire en alcool, selon l'importance de leur vente ;
ils ne disent plus :
« J'ai vendu telle quantité de poisson », mais :
« J'en ai pour un litre et demi de tafia. »
« L'alcool se présente ainsi sous l'aspect d'une monnaie d'échange dont on rémunère le travail. »
Le curé lui-même reçoit son paquet.
« Il prend la goutte comme les autres, et « ses goûts sont généralement ceux de la population dont il est chargé de gérer l'âme ».
« Le Temps », qui a accueilli ce petit travail fantaisiste, a la réputation d'un journal sérieux ;
ceci prouve que les meilleures renommées sont fréquemment usurpées.
Je ne voudrais pas me montrer trop prud'hommesque en m'indignant outre mesure de l'injure collective adressée à une population qui, véritablement, mérite mieux, a droit à plus de respect.
Je voulais seulement attirer l'attention du rédacteur du « Temps » sur le tort considérable qu'il ferait à son journal s'il s'avisait de juger de la sorte les habitants des villes diverses où peut l'appeler son devoir professionnel.
Le journalisme n'est déjà pas si prisé en province, mon cher confrère !