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1905

Les dockers de Brest aux Assises


 

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Source : La Dépêche de Brest 11 et 12 avril 1905

 

Tout n'est pas rose dans le métier de gréviste :

Telle est du moins la réflexion que doivent se faire en ce moment les 17 dockers alignés en rang d'oignons sur le banc des assises et dont l'air penaud ou contrit contraste singulièrement avec la gravité des faits accomplis et qui sont encore présents à la mémoire des habitants de la ville de Brest.

 

Les accusés sont placés sur deux bancs derrière les avocats.

 

1° Gabriel-Marie Castel, 26 ans ;

2° Pierre-Marie Le Guyader, 32 ans ;

3° Jean-Louis Rolland, 35 ans ;

4° Jean-Marie Le Guillou, 28 ans ;

5° Hamon-Marie Le Men, 41 ans ;

6° Pierre Corre, 30 ans ;

7° Armand-Adolphe Vimbert, 51 ans ;

8° Pierre-Joseph Créach, 30 ans ;

9° François-Marie Quéguiner, 36 ans ;

10° Jean-Marie Kerléo, 34 ans ;

11° Jean-Louis Glévarrec, 29 ans ;

12° Louis-Constant Barré, 23 ans ;

13° Louis-Marie Brignon, 41 ans ;

14° Jean-Joseph-Allain Péoch, 22 ans ;

15° Guillaume Arzel, 24 ans ;

16° Jean-Marie Alix, 28 ans ;

17° Louis Nicolas, 45 ans.

 

Tous dockers à Brest.

 

Il est à 3 h. 1/2 quand commence cette affaire, qui a amené au palais une foule considérable et en vue de laquelle des mesures d'ordre rigoureuses sont prises.

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La Dépêche de Brest 19 janvier 1905

 

L'acte d'accusation

 

Le 18 janvier 1905, les ouvriers syndiqués du port de commerce de Brest, qui étaient depuis plusieurs mois déjà en difficultés avec les entrepreneurs de transports maritimes pour des questions de salaires, décidèrent de se mettre en grève et d'imposer, au besoin par la force, l'arrêt complet du travail.

 

Pour y arriver, les dockers se livrèrent, dans cette journée, à toutes sortes de violences, soit contre les personnes, soit contre les propriétés, assaillant les travailleurs à coups de cailloux, délivrant par la force leurs camarades conduits au poste de police, brisant toute la devanture du magasin de l'entreprise Bazin et Cie.

La police se trouva d'abord débordée et, pendant quelques heures, la ville de Brest fut au pouvoir de la bande des grévistes ;

mais bientôt, la force publique reçut du renfort et de nombreuses arrestations furent opérées, soit pour délits d'entraves à la liberté de travail ou de bris de clôture, soit pour crimes de rébellion ou de pillage de marchandises en bande et à force ouverte.

 

L'information suivie pour pillage a porté sur deux faits de dégâts commis en cette même journée du 18 janvier ;

l'un, vers 1 h. 1/2 de l'après-midi ;

l'autre, vers dix heures du soir.

Le premier fait a eu sa cause dans la colère éprouvée par les dockers de voir la maison Bazin, Collière et Cie employer des ouvriers non syndiqués, payés au mois, à décharger du charbon au 5° bassin.

 

Première scène de pillage

 

Au moment de la reprise du travail, à une heure de l'après-midi, les dockers, au nombre d'une centaine, commencèrent par chasser, à coups de cailloux, ces ouvriers, qui durent se réfugier en toute hâte dans un chantier clos pour n'être point blessés.

Puis, à un signal donné à l'aide d'un chiffon rouge, que l'un d'eux agitait au bout d'un bâton, tous les dockers se précipitèrent sur le matériel servant au déchargement des bateaux et jetèrent à la mer, par une profondeur de 10 à 12 mètres d'eau, deux wagonnets, deux bennes, plusieurs morceaux de rails de cinq mètres et une douzaine de pelles.

 

M. Collière dut, dès le lendemain, faire marché avec un scaphandrier pour repêcher ce matériel, qui eût été complètement détérioré s'il eut séjourné dans la mer ;

il lui fallut verser 400 francs pour cette opération.

Un contremaître de la maison Bazin et un agent de police, qui avaient assisté impuissants à cette scène, n'ayant dura d'ailleurs que quelques minutes, ont pu désigner quatre individus comme faisant partie de la bande qui s'était livrée à ce pillage.

Ce sont les nommés Castel, Guyader, Rolland et Guillou.

Ceux-ci ont nié toute participation à ce jet de matériel à la mer ;

mais les témoins ont maintenu formellement leurs accusations, et l'agent de police a même ajouté qu'après cette scène, les nommés Castel et Guyader avaient, en passant auprès d'une cabane, qui sert à M. Collière, brisé une fenêtre en y lançant force cailloux et une grosse pierre d'environ cinq kilogrammes.

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La Dépêche de Brest 21 janvier 1905

 

Deuxième scène de pillage

 

La seconde scène de pillage eut lieu dans la soirée du même jour, vers dix heures du soir.

À la suite d'une réunion tenue à la Bourse du travail, les dockers descendirent par petits groupes au port de commerce et se rassemblèrent derrière les Moulins brestois, non loin du 5° bassin.

Au bout de quelques instants, il se trouva réuni une bande de 150 à 200 dockers.

Alors, au signal d'un coup de sifflet, tous se mirent en marche vers le 2° bassin, où étaient en déchargement deux vapeurs appartenant à la société Chevillotte, avec laquelle les dockers étaient en difficulté.

En massant près d'un tas de bois de corde aligné sur le quai, la plupart des grévistes s'armèrent de bâtons.

Puis, les uns se portèrent sur l'éperon du 2° bassin et se mirent à pousser à la mer les marchandises qui étaient sur le quai :

Sacs d'avoine, barres de fer, fûts de vin ou de liqueurs, et dont les unes tombèrent à l'eau, les autres sur le pont du vapeur Brestois, amarré au quai, où elles causèrent de sérieuses avaries.

D'autres dockers se précipitèrent sur des fûts de vin, déchargés, le matin même, du vapeur le Celte, qui étaient déposés sur le quai de la Douane, au fond du 2° bassin.

 

Il y avait là une cinquantaine de fûts de 600 litres ;

tous furent roulés jusqu'au bord du quai, à grands renforts de cris et de coups de bâtons frappés sur les tonneaux et précipités à l'eau.

 

Les agents de police qui se trouvaient au port de commerce, trop peu nombreux pour s'opposer aux méfaits de cette bande de furieux, qui levaient leurs triques sur quiconque leur faisait une observation et menaçaient de les jeter à l'eau avec les fûts, durent se borner à bien remarquer les dockers qui étaient là et a noter les noms de ceux qu'ils connaissaient.

La bande ne s'enfuit qu'au bout d'une demi-heure, lorsque fut signalée l'arrivée de la troupe.

Un seul docker, qui n'avait pas entendu l'avertissement de ses camarades, le sieur Le Menn, resta sur le quai à pousser un fût vers la mer et fut arrêté par le sous-brigadier Bastard.

 

Parmi ses compagnons, les agents avaient constaté la présence de quinze autres dockers bien connus d'eux, qui furent arrêtés le lendemain ;

c'étaient les sieurs Corre, Castel, Vimbert, Créach, Quéguiner, Kerléo, Glévarrec, Barré, Brignon, Loch, Arzel, Alix, Guyader, Nicolas et Guillou.

 

Un seul, Nicolas, a reconnu qu'il avait jeté un fût à l'eau ;

tous les autres ont protesté de leur innocence, certains invoquant des alibis dont la vérification se tourne contre eux, la plupart se contentant d'affirmer qu'ils étaient restés simples spectateurs des faits de pillage, auxquels leur participation est, au contraire, nettement établie par le témoignage des agents de police de service au port de commerce dans la soirée du 18 janvier.

 

En tenant compte de la valeur des fûts et autres marchandises qui ont été repêchés dans le 2° bassin, on arrive, pour les dégâts commis par les dockers dans cette soirée du 18 janvier, à une estimation totale d'au moins 15.000 francs, dont les parties lésées entendent rendre responsable la ville de Brest.

 

À cette somme, il convient d'ajouter les réparations qui ont dû être faites au vapeur le Brestois et qui se sont élevées à 950 francs.

 

Les renseignements recueillis sur les accusés leur sont, pour la plupart, défavorables.

À part Nicolas, Vimbert, Créach et Bignon, qui sont signalés comme travaillant d'une façon assez régulière, tous les autres sont des paresseux et des ivrognes.

Un seul, Arzel, n'a pas d'antécédents judiciaires ; les seize autres ont encouru des condamnations antérieures pour coups, vols, ivresse, outrages, rébellion, etc.

 

Les principaux meneurs paraissent avoir été Corre, Alix, Guyader et Rolland, qui passent pour des malfaiteurs dangereux.

 

M. le procureur Bouëssel occupe le siège du ministère public.

 

La défense avait été répartie comme suit :

Me de Chamaillard (Alix),

Me Grivart de Kerstrat (Le Men, Corre, Vimbert, Quéguiner),

Me du Rusquec (Créach, Glévarec, Barré, Péoch),

Me Delaporte (Castel, Guyader, Rolland, Guillou),

Me Verchin (Kerléo, Brignon),

Me Durand (Arzel),

Me Hlamon (Nicolas).

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Série d'incidents

 

L'audience débute par une série d'incidents.

 

La cour rejette les conclusions de Me du Rusquec, tendant à la disjonction et au renvoi de l'affaire en ce qui concerne Glévarec, par suite de l'absence du témoin Le Penne.

 

La cour décerne acte, sous certaines réserves et au même défenseur, de la lecture d'une partie de la déposition de Le Penne, en présence d'autres témoins.

 

Enfin, la cour rejette les conclusions prises par Me Delaporte et Verchin au nom de leurs clients et tendant à ce qu'il leur soit décerné acte de la lecture en question faite avant l'interrogatoire.

 

Une heure est dépensée par ces incidents de procédure qui semble énerver le public et les jurés.

 

L'interrogatoire

 

À cinq heures, le président procède à l'interrogatoire des accusés.

Tous, sauf Nicolas, nient avec un ensemble parfait s'être trouvés sur les lieux au moment du pillage, ou bien ils disent n'avoir pas touché les marchandises.

Le Men, qui fut pris sur le fait, dit qu'il n'est pas capable de rouler un fût à lui tout seul.

Il y a de semblables dénégations de la part de Corre.

 

D. — C'est vous qui sonniez la charge ?

 

Corre ne répond pas et sourit discrètement.

 

Vimbert, un vieux à barbe grise, qui garde la meilleure attitude de tous, passe pour avoir été des plus acharnés.

 

D. — C'est vous qui disiez : « Les roussins sont pas nombreux, allons-y ? »

R. — Je n'ai pas dit ça.

D. — Vous avez levé votre trique sur les agents Le Goff et Quéinnec et menacé de leur casser la tête ?

R. — Je n'ai menacé personne.

D. — Vous avez dit qu'on avait décidé l'action directe, c'est-à-dire tout ce qui s'est passé ?

R. — Eh bien ! oui.

On avait décidé l'action directe et nous sommes allés directement au port ;

j'ai compris comme ça. (Rires.)

 

On passe à l'interrogatoire de Créach.

 

De bons renseignements sont fournis sur la famille, qui est honorable.

Il dit  qu'il avait mal aux dents et qu'il rentra se coucher.

 

Quéguiner tient le record des condamnations ; il en a quarante.

Il nie comme les autres.

 

D. — Vous avez été relâché devant les menaces des camarades ?

R. — Je n'ai pas eu connaissance de ça ! (Rires.)

 

Kerléo discute les témoignages, non sans une certaine assurance.

 

Glévarec discute également la déposition du témoin Le Penne, absent, et dit qu'elle établit son alibi.

 

D. — Trois agents vous ont vu sur les lieux ?

R. — C'est faux !

 

Barré dit : — Qu'on s'adresse aux locataires, et on verra si j'étais au port de commerce ou chez moi !

 

Brignou déclare : — Je bois un coup, mais je n'ai jamais fait de mal à personne ;

je dormais sur un tas de bois, quand je fus réveillé, vers dix heures.

Passant quai de la Douane, les agents s'écrient : « Tiens ! En voilà un autre ! »

 

D. — Ils vous ont vu rouler des fûts ?

R. — Je ne peux pas rouler des fûts quand je dors.

 

Péoch dit : — Je ne pouvais pas être au port de commerce et au lit en même temps.

Aussitôt que j'ai soupé, je me couche.

 

Arzel n'a pas de condamnations.

Il dit qu'il a été arrêté à tort par les agents.

 

Alix déclare : — J'ai joué un rôle de simple spectateur.

 

Les renseignements fournis sur Nicolas sont favorables.

D'ailleurs, il a une excellente attitude.

Il a reconnu et reconnaît encore, avec une grande loyauté, qu'il a roulé un fût.

 

Castel, Le Guyader, Rolland et Le Guillou, interrogés, nient leur présence sur les lieux.

 

À 0 h. 1/2, l'audience est levée et renvoyée à demain, huit heures.

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Source : La Dépêche de Brest 12 avril 1905

 

À la reprise de l'audience, à huit heures du matin, il est procédé à l'audition des témoins, qui sont au nombre de vingt, présents.

 

Audition des témoins

 

C'est M. MARTIN, commissaire de police du 1° arrondissement de Brest, qui ouvre la série.

 

Cet officier de police résume les deux scènes telles qu'elles sont révélées par l'acte d'accusation ;

la seconde, déclare-t-il, était lamentable à voir.

 

D. — Tous ces faits se sont produits le premier jour de la grève ?

R. — Non.

 

Invité à donner des renseignements sur les accusés, M. Martin dit que, sauf Alix, Arzel et Nicolas, ce sont des repris de justice plus ou moins dangereux.

 

Sur interpellation de Me Delaporte : — Depuis plusieurs jours, les dockers cherchaient la grève et essayaient d'entraver le travail.

 

Sur interpellation de M. le procureur de la République : — Déjà au mois de juin, à la suite d'une réunion semblable à celle qui a eu lieu le 18 janvier, les dockers s'étaient réunis au port de commerce et avaient jeté quelques fûts à l'eau ; mais il n'y avait pas eu de poursuites.

 

Me de Chamaillard. — Depuis quand M. le préfet du Finistère a-t-il pris la direction de la police municipale de Brest ?

 

M. Martin. — Avant le 18 janvier.

 

— M. COLLIÈRE, associé de M. Bazin, entrepreneur de transports maritimes à Brest, énumère les objets composant son matériel de déménagement qui ont été jetés à la mer et dont le repêchage lui a coûté 400 francs.

 

Le témoin explique les causes de la grève :

L'une d'elles consistait dans la suppression des équipes au mois, la seule, d'ailleurs, qui subsistait au moment où la grève a éclaté.

 

M. Collière dit que Brignou, Nicolas et Vimbert sont de bons ouvriers, mais qu'il ne voudrait pas embaucher les autres et pour cause, Castel et Corre sont deux fortes têtes.

 

Castel. — Il ne me connaît seulement pas, je n'ai jamais travaillé chez lui.

 

Corre se tient coi.

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— Joseph SALAUN, contremaître de la maison Collière, Bazin et Cie, raconte comment s'est produite la première scène :

Les ouvriers ont soudain cessé le travail au moment où on chargeait un navire anglais.

Comme le témoin insistait pour qu'ils continuent le chargement, ils ont répondu qu’on était en grève et qu’ils avaient peur, s'ils travaillaient, de se faire casser la figure.

 

Le témoin a vu Castel, Le Guyader, Rolland et Le Guillou jeter le matériel à l'eau.

Le témoin donne des renseignements sur la plupart des accusés ;

ils ne diffèrent guère de ceux donnés par M. Collière.

 

Le Guyader. — Je n'ai rien jeté à l'eau ;

je n'ai fait qu'intervenir entre Castel et le contremaître Le Bihan, qui se disputaient.

Me Delaporte. — Est-ce qu'il n'y avait pas sur les lieux une cinquantaine de dockers et est-ce qu'ils n'ont pas tous pris part à la scène ?

R. — Je n'ai vu qu'une quinzaine de dockers jeter du matériel à l'eau, mais je n'ai reconnu que les quatre que j'ai désignés.

 

— L'agent MARZIN dépose d'abord sur les faits de la première scène et déclare avoir parfaitement reconnu les quatre accusés du premier groupe.

Le témoin donne de mauvais renseignements sur Castel, Rolland, Le Guillou.

Vimbert, dit-il, est plus violent que Corre.

Arrivant à la scène du soir, l'agent affirme avoir vu Castel, Arzel, Barré et Alix jeter des fûts à l'eau.

 

Me Delaporte. — Est-ce un de ceux-ci qui portait le drapeau rouge ?

Le témoin. — Je ne l'ai pas reconnu.

Me Delaporte. — Faisait-il clair, ce soir-là ?

Le témoin. — Pas bien clair.

 

— M. CHEVILLOTTE, armateur à Brest, explique les différentes phases des conflits qui se sont élevés entre lui et le syndicat des dockers et, finalement, l'ouverture de la grève, survenue sur la pression de certains délégués.

Le 3 janvier, dit M. Chevillotte, 200 dockers sont venus devant nos magasins, drapeau rouge en tête, et ont émis la prétention de faire saluer ce drapeau par nos hommes, ce qui n'a pas eu lieu, du reste ;

mais il ne s'est rien produit de fâcheux.

 

En ce qui concerne les faits du 18, le témoin ne les connaît pas personnellement ;

mais il est allé prévenir le maire, M. Aubert, qu'il régnait parmi les dockers une certaine effervescence et qu'il serait prudent de prendre des précautions.

 

Le témoin n'a connu les dégâts que le lendemain, ces dégâts ont été évalués par expertise à 13.000 francs, déduction faite d'autres marchandises avariées et vendues.

Cette somme comprend les avaries du Brestois, évaluées à environ 1.000 francs.

 

Sur interpellation de Me Delaporte : — Nous sommes allés prévenir le maire pour lui dire que nous craignions des avaries, comme cela avait eu lieu en juin.

Me Delaporte. — Et qu'a répondu le maire ?

M. Chevillotte. — Qu'il prendrait des dispositions.

Je sais même que M. Aubert est allé s'entendre à ce sujet avec M. le sous-préfet de Brest.

 

L'accusé Rolland ayant dit que le témoin rapporte des mensonges, se fait vertement redresser par M. le président.

 

— M. LE BRAS, brigadier de police, a vu Vimbert armé d'un bâton, très surexcité, frapper et même débonder les fûts.

Il a également vu Corre et Nicolas rouler des fûts et les jeter à l'eau.

 

Le témoin ayant dit à l'un deux :

« C'est abominable, ce que vous faites là ;

c'est nous autres, contribuables, qui paierons les dégâts ».

Ils lui répondirent furieux, le menaçant :

« C'est nous qui paierons, en avant ! »

 

— Le brigadier LE PAPE s'est trouvé au beau milieu de l'agitation ;

il a parfaitement entendu qu'on disait ;

« Ils ne sont pas assez de cognes pour nous empêcher, en avant ! »

 

« J'ai vu, ajoute le témoin, le nommé Corre qui roulait un fût à l'eau ;

comme je voulais l'en empêcher, ils se sont précipités une quinzaine vers moi, levant leurs triques au-dessus de ma tête, j'ai eu de la peine à me débarrasser d'eux. »

 

Sur interpellation. — Pour moi, c'était convenu entre eux, car, au signal d'un coup de sifflet, environ 200 à 250 dockers sont sortis de tous côtés à la fois.

 

Corre. — Je n'ai fait que regarder.

 

M. le président. — Ah ! vous étiez là pour regarder lancer les fûts à la mer !

Les jurés apprécieront ce singulier rôle.

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— Le brigadier LE BASTARD a parfaitement reconnu Créach, Castel, Nicolas et Vimbert roulant et jetant des fûts à l'eau ; il a même arrêté Le Men, qui s'était attardé après ses camarades.

 

Créach. — Je n'étais pas là, j'étais aux Caves d’Algérie avec un nommé Marc.

Le témoin. — Comment ! Je vous ai même pris par le bras en vous disant :

« Demain, il fera jour ! »

 

— L’agent LE ROUX a surpris Quéguiner roulant des futs et l’a arrêté, mais il a dû le relâcher devant les menaces d’une bande de dockers.

Le témoin a surpris également Alix et Glévarec ; comme il disait a Glevarec de laisser ces marchandises, il lui répondit : « Ça m'appartient ! »

 

— L’agent BERVAS dit qu’il a reconnu Glévarec et l’a même pris par le bras.

 

— L’agent LE GALL fait la même déposition.

Glévarec. — Ils se sont donné le mot.

 

Le témoin ayant dit à Péoch et à Glévarec de cesser le pillage, ceux-ci lui répondirent :

« Nous cesserons quand ça nous plaira ! »

 

Péoch. — Je ne pouvais pas être au port de commerce, puisque j'étais dans mon lit.

 

— L'agent LE GOFF a reconnu Kerléo, Quéguiner, Le Corre et Vimbert.

Celui-ci lui a même dit, en le menaçant de sa trique :

« Si tu ne nous laisses pas tranquilles, je te f... ça sur le nez ! »

 

— L'agent QUEIGNEC a parfaitement vu Quéguiner, Corre, Barré, Péoch et Vimbert jeter des fûts à l'eau ;

Vimbert l'a menacé de sa trique.

 

« Nous avions même, dit le témoin, arrêté Quéguiner, mais nous avons dû le relâcher, de peur d'être esquintés. »

 

Corre répète sa même ritournelle : « Je n'ai fait que regarder. »

 

Me Delaporte. — Combien de temps a duré cette scène de nuit ?

Le témoin. — Un quart d'heure, vingt minutes.

 

— L'agent LE SAOUT est certain d'avoir reconnu Corre, Vimbert, Castel, Nicolas et Le Guillou ;

Vimbert l'a menacé de sa trique.

 

— L'agent SALAUN a entendu Corre dire :

« Il faut que tous les fûts aillent à l'eau ! »

 

— Le brigadier PAUGAM a vu tous les accusés, sauf Rolland et Créach, sur le lieu de la scène.

Alix disait : « Celui qui s'approche, je lui casse la tête ! »

Sur interpellation : — Je n'ai vu aucun d'eux jeter des fûts à l'eau.

 

Rolland. — Je voudrais savoir si le brigadier m'a vu, à une heure, au poste de police ?

Le témoin. — Oui, je l'ai vu avec d'autres.

 

D. — À quelle heure a eu lieu la première scène ?

R. — Entre une heure et une heure et demie.

 

— L'agent DÉLAVAI, a saisi par l'épaule Brignon, qui jetait des fûts à la mer ; mais trois dockers, armés de bâtons, sont venus le délivrer.

L'agent était seul.

 

Le témoin a également vu Créach, Corre, Castel, Le Men, Nicolas et Vimbert jeter des fûts à l'eau ;

Vimbert était le plus acharné.

 

L'agent a réussi, quelque temps après, à arrêter Brignon, avec l'aide d'un citoyen.

 

— L'agent PICARD a vu Corre immerger un fût.

Corre lui a même dit : « Tiens, caporal, voilà un autre pour toi, c'est le dernier. »

 

Le témoin a également vu Castel, Nicolas, Le Guillou et Vimbert procéder à la même opération.

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— Charles COROLLER, journalier à Brest, fait une déposition absolument décousue.

Il finit par dire qu'il a vu, le 18 janvier, Castel et Guillou vers huit heures du soir.

Il a même vu ensuite Castel et sa femme sur le cours d'Ajot (sic), vers 8 h. 1/2.

 

Castel. — Il était plus tard que ça !

 

— Joseph MARC, couvreur, rue Monge, dit que, le 18 janvier, il a consommé en même temps que Créach, qu'il a quitté dans la soirée, à une heure qu'il ne peut préciser, à neuf heures, croit-il.

Créach. — J'ai dit à Marc que j'avais mal aux dents, que j'allais me coucher.

Le témoin. — C'est vrai.

 

À midi, tous les témoins sont entendus et l'audience est suspendue jusqu'à une heure et demie.

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L'audience est reprise à 1 h. 1/2. M. le procureur Bouëssel prononce son réquisitoire.

Il débute ainsi :

« Messieurs,

« Vous connaissez, soit par ouï dire, soit par vous-mêmes, soit par ce que vous ont révélé les débats, quelle est, depuis quelque temps, la situation de la ville de Brest au point de vue ouvrier, au point de vue social.

 

« Vous savez que depuis quelque temps une certaine effervescence règne parmi les ouvriers de Brest ;

parmi les dockers, car je ne veux parler que de ceux-là, cette situation durait depuis longtemps ;

des faits graves se sont même révélés.

Ils se promènent en ville, manifestant, drapeau noir en tête ;

ils ont même la prétention de faire saluer ce drapeau-là par d'honnêtes ouvriers, qui s'y refusent ;

puis la grève est déclarée, le travail cesse.

Est-ce pour améliorer leur sort par des voies légales ?

Non.

Les dockers de Brest envisagent la question à un tout autre point de vue.

La grève, ce n'est pas pour eux la revendication plus ou moins justifiée ;

c'est l'émeute, c'est le pillage, c'est l'obtention par la force de ce qu'on ne peut obtenir par les moyens légaux.

Et, quand les Dockers sont en grève, tout travail doit cesser ;

les hommes, on les lapide ; les marchandises, le matériel, on cherche à les détruire.

 

« Voilà, messieurs, ce que les dockers appellent la grève ; voilà ce que ces gens-là appellent la liberté !

 

« Ah ! La liberté, dit M. Bouëssel, triste et beau mot, vide de sens pour eux quand il s'agit des autres, mais qu'ils réclament à grands cris pour eux ;

voilà ce qu'ils appellent l'action directe, c'est-à-dire le profond égoïsme de l'ouvrier qui se met en grève en supprimant la liberté des autres travailleurs. »

 

L'honorable magistrat entre ensuite dans le vif du débat ;

il fait, avec beaucoup de méthode et de clarté, la part des responsabilités de chacun des accusés et n'a pas de peine à démontrer l'inanité des alibis invoqués par quelques-uns d'entre eux.

Il y a, dit-il, un choix à faire entre les affirmations des agents et les dénégations des accusés, et il est convaincu que les jurés n'hésiteront pas.

 

Après avoir examiné le passé de chacun des accusés, M. le procureur Bouëssel, s'adressant à ceux-ci, leur dit :

 

« Vous n'êtes pas des ouvriers honnêtes, vous n'êtes pas des ouvriers dignes de ce nom ;

vous êtes des irréguliers du travail ;

ce n'est pas par ces moyens que vous arriverez à vous élever dans les sphères sociales.

Quand vous aurez tout détruit, quand vous aurez détruit le capital, quand vous aurez détruit les instruments du travail, croyez-vous donc quo vous verrez se réaliser vos tristes utopies ?

Vous arriverez plutôt à créer la misère universelle et vous en serez les premières victimes. »

 

Puis, s'adressant aux jurés :

 

« Je vous demande, messieurs, un verdict qui sauvegardera la liberté du travail, en même temps que la liberté des travailleurs. »

 

Ce remarquable réquisitoire fait une profonde impression sur l'auditoire.

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Plaidoirie de Me de Chamaillard

 

Me de Chamaillard, en son nom et au nom de ses collègues, demande à la cour de poser au jury la question d'excuse de provocation légale.

Cette question sera posée.

 

Puis l'honorable avocat prononce une plaidoirie d'une haute éloquence en faveur d'Alix, et d'une façon générale en faveur de tous les accusés.

 

« Qui donc, s'écrie-t-il, a amené ces gens-là, d'abord au 5° bassin, puis sur les bancs de la cour d'assises ?

Qui donc a excité ces gens-là à commettre les actes qui leur sont reprochés ?

J'ai le devoir, dit Me de Chamaillard, de savoir quel est l'état d'âme dans lequel on a plongé ces individus, de rechercher sous quel empire ils ont agi ».

 

Et défenseur rappelle, à ce sujet, les troubles qui désolent, depuis un certain temps déjà, la ville de Brest, les excitations, les conseils déplorables, les provocations dus à une campagne incessante qui, celle-là, ne subit pas l'assaut du parquet.

Partout on voit l'émeute prêchée à ces hommes.

 

« L'adjoint Vibert n'a-t-il pas dit, en effet, en pleine séance du conseil municipal, que le prolétariat jusqu'ici n'a rien obtenu et n'obtiendra rien par les voies légales ?

Et alors, les vrais coupables ne sont pas ces individus que vous avez à juger.

« Aussi, dit Me de Chamaillard, j'ai la plus grande confiance dans le verdict que vous allez rendre. »

 

Plaidoiries des autres défenseurs

 

Me Delaporte, du Rusquec, Verchin, Durand et Hamon, qui prennent ensuite successivement la parole, rendent hommage au talent de leur confrère, qui a si éloquemment développé des considérations générales auxquelles ils s'associent et facilité ainsi leur tâche.

 

Me Delaporte flétrit les principes anarchistes de la ville de Brest et signale notamment ce fait que pas un des agents n'a été touché.

Après s'être livré à la discussion des faits, le défenseur indique le doute en faveur de ses clients :

Castel, Guyader, Rolland et Le Guillou.

 

Me du Rusquec dit qu'il n'aime pas le drapeau rouge ;

il est, en même temps, un ennemi du pillage et de l'émeute ;

il réprouve tous les actes qui ont été commis, et cependant il vient plaider l'acquittement de Créach, Glévarec, Barré et Le Péoch, parce qu'il n'y a, dit-il, en ce qui les concerne, que des présomptions, que le défenseur discute.

 

Me Vorchin, défenseur de Kerléo et de Brignon, dit qu'en juin on n'a pas poursuivi.

 

La police avait une revanche à prendre, et alors on a pris au hasard, surtout ceux qui possédaient un casier judiciaire, car les agents étaient dans l'impossibilité de reconnaître 200 ou 250 dockers.

 

Me Verchin insiste sur la question d'excuse et de provocation.

 

« Les vrais coupables, dit-il, ne sont pas ici.

Je demande un verdict de justice, qui rejaillira sur ceux qui devraient être sur ces bancs et qui n'y sont pas. »

 

Me Grivart de Kerstrat, présentant la défense de Le Men, de Corre, de Vimbert et de Quéguiner, met les jurés en garde contre les passions.

 

« Ces individus, dit-il, n'ont été que les instruments inconscients des menées que vous connaissez.

« La cause des faits ne réside pas chez eux.

Aussi ont-ils le droit à une large indulgence. »,

 

Me Durand, avocat d'Arzel, tire le meilleur parti de la situation de son client et soutient qu'il y a une confusion très possible en raison du nombre, de la distance et de l'obscurité.

 

Il demande l'acquittement de son client.

 

Me Hamon défend le doyen ou le vice doyen des dockers.

 

« La démocratie, dit-il, est une chose bonne, une chose juste, mais lorsqu'on dit au peuple quels sont ses droits sans lui dire aussi quels sont ses devoirs, faut-il s'étonner de le voir se livrer à des conflits du genre de ceux qui sont soumis à l'appréciation du jury ? »

 

Le défenseur flétrit, à son tour, les excitations malsaines sorties de la Bourse du travail de Brest.

Invoquant les mêmes arguments que ses confrères, il demande l'acquittement de Nicolas.

 

La question d'excuse par provocation est posée.

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LE VERDICT

 

Deux acquittements :

Arzel et Nicolas sont acquittés, la question d'excuse par provocation étant résolue affirmativement.

 

Quatre condamnations à treize mois de prison :

Créach, Brignon, Péoch et Alix obtiennent des circonstances atténuantes et sont condamnés chacun à treize mois de prison.

 

Onze condamnations à cinq ans de réclusion :

Castel, Le Guyader, Rolland, Le Guillou, Le Menn, Corre, Vimber, Quéguiner, Kerléo, Glévarrec et Barré sont condamnés à cinq ans de réclusion, sans interdiction de séjour.

 

Après la condamnation

 

Les condamnés ont été conduits par la gendarmerie, et escortés d'un piquet militaire, jusqu'à la maison de justice, sans qu'il se soit produit d'incident.

 

Quelques-uns des condamnés chantaient des refrains incompréhensibles à la sortie du palais de justice, mais la plupart semblaient atterrés par la sanction qui venait de les frapper.

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