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1929

Morgat
par Pierre Avez

 

Quelques plages du Finistère - Morgat 1.jpg

 

Source : La Dépêche de Brest 9 août 1929

 

Jeudi, jour de vacances.

1er août, jour d'insurrection communiste. (*)

Les nuages aussi, dans le ciel fuligineux, fomentent leur coup d'Etat.

Ils s'ameutent, se dispersent, se chevauchent, se défilent l'un derrière l'autre, avec des airs noirs et complices de brigands.

Le soleil est dans la coulisse et le baromètre baisse.

 

La rade secoue des eaux vertes et tumultueuses.

Heureusement que le vapeur du Fret tient bien la mer.

Nous roulons à peine, blottis sur la passerelle, à l'abri d'une toile fouettée par le vent de noroît.

Des cris d'orfraie montant parfois des secondes nous avertissent que les embruns embarquent.

 

Tous les Brestois connaissent Le Fret ;

tous ont fait le voyage de Crozon-Morgat, soit par le train, soit par les autos-cars.

Ce dernier mode de locomotion, plus rapide et plus direct, tend à supprimer le premier.

Pourtant la gare du Fret est, sans doute, le monument le plus curieux de l'endroit, avec ses fausses cheminées à jours.

Et le chef de gare a une bien belle casquette qui va déterminer sûrement des vocations chez les jeunes.

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Morgat la Sirène

 

Malgré sa situation de « l’aut' côté la mer », Morgat est, en somme, assez proche de Brest :

Une heure et demie de trajet et un service tri-quotidien l'été.

Juste le temps qu'il fallait autrefois, c'est-à-dire il y a quinze ans, à la diligence du Fret pour joindre Morgat.

C'est une plage de grand style, à la physionomie classique (arc parfait de plus d'un kilomètre), orientée au Midi, chaude, protégée des vents du large par le promontoire du Gador, et des froids de l'Est par les falaises de Ruilance.

 

Elle est bien aménagée, pourvue d'excellents hôtels et de villas originales.

Salons de thé, où l'on potine et danse certains jours de la semaine, aux accents d'un jazz accouru de Brest ;

tennis mastic aux bandes blanches, où les balles et des cris étrangers se heurtent aux treillis de fer et suggèrent des oiseaux rares dans leurs volières ;

librairies où l'on vend des journaux de modes pour les dames, des journaux de sports pour les jeunes gens, des journaux financiers pour les messieurs ;

bazars hétéroclites, où dominent les faïences, les dentelles, les meubles, les tableaux bretons, mais qui recèlent encore les mille et un articles indispensables au bonheur des touristes ;

garages où vient mourir le vrombissement orgueilleux des voitures de luxe, chevaux de prix que des chauffeurs en livrée, beaux comme des Antinoüs de catalogues, soignent amoureusement.

Rien n'y manque.

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Les lacunes de Morgat

 

Au fait, si, il manque quelque chose pour que Morgat devienne la très grande plage qu'elle pourrait être.

La voirie est inexistante.

Pas d'égouts ;

les eaux ménagères et autres sont déversées en certains endroits de la mer, pas toujours bien choisis.

Pas d'eau ;

mais seulement des puits, des citernes, des canalisations particulières.

Quand on songe qu'il faudrait un débit de 600 mètres cubes d'eau pour parer aux besoins d'une population estivale qui réunit, au plus fort de la saison, 3.000 à 4.000 touristes !

 

Il existe bien entendu un projet de la Compagnie générale des eaux.

Vous avez certainement fait vous-même cette réflexion comique que toutes les villes qui n'ont pas d'eau ont au moins un projet d'eau.

Malheureusement, en France, où le provisoire est — mettons, souvent — définitif, les projets mûrissent lentement.

Il est juste d'ajouter qu'on rencontre à Morgat le même antagonisme de la plage et de la campagne qui désole, par exemple, Brignogan et Plounéour-Trez.

Ici, ça s'appelle Morgat et Crozon.

Le municipalité crozonnaise composée en majorité de cultivateurs très honorables, pousse trop loin le sens terrien de l’économie et s’effraie devant les grandes dépenses nécessaires.

Qui les empêcherait d'instituer une taxe de séjour et de solliciter du Pari Mutuel la subvention d'usage en pareil cas ?

 

Ils pourraient profiter de l'occasion pour installer l'électricité.

C'est la Société Peugeot qui assure et fournit actuellement l'énergie électrique aux particuliers, moyennant finance s'entend, et ce n'est pas à la portée de toutes les bourses.

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La route de Crozon à Morgat, toute bonne qu'elle est, n'en est pas moins insuffisante pour une circulation de jour en jour plus intense.

C'est miracle que les accidents ne soient pas plus fréquents.

 

Qu'y faire ?

L'élargir.

On a bien songé à la porter de 8 mètres à 12 mètres.

Mais ces travaux nécessiteraient des expropriations très coûteuses.

Mieux vaudrait peut-être créer un circuit en huit et un sens unique.

La boucle sinusoïdale partirait de Crozon et couperait la route actuelle à la hauteur du lavoir et viendrait aboutir sur le « loc'h » ou place publique de Morgat.

Un gros avantage secondaire de cette combinaison serait la mise en valeur du secteur de Lesquiffinec et de l'arrière-bourg de Morgat.

Quelles plus-values pour les terrains riverains et quelle extension de l'activité constructive !

Ce ne serait plus seulement 30 francs le mètre carré et dix villas neuves par an !

 

Tout le monde y gagnerait en définitive :

les architectes, les propriétaires fonciers, les commerçants... et les conseillers municipaux de Crozon vendraient encore mieux leurs légumes, leurs beurres et œufs.

Par exemple, comme la plage échapperait au commun des touristes français, comme toutes celles qui se développent, le coût de la vie renchérirait sans doute et nombre de Brestois, propriétaires de villas morgataises, trouveraient avantage à les louer, quitte à passer la saison dans un de ces petits trous pas chers qui se font de plus en plus rares depuis que tout le monde prend ses vacances (sauf les journalistes).

 

Serait-ce un mal ?

Je ne crois pas.

Plutôt une dépossession lucrative.

Et personne ne s'est jamais plaint, que je sache, de gagner de l'argent, même au prix d'une gêne d'ailleurs bien relative.

 

Quoi qu'il en soit, Morgat est très fréquentée.

Les chiffres que je vous citais tout-à-l’heure sont probants.

Des Brestois, répartis dans les villas ou des chambres ;

des étrangers et des Parisiens que l'on rencontre à midi dans les six hôtels et restaurants de la plage.

Les étrangers surtout abondent.

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Déjeuner cosmopolite

 

Ici, on a l'impression de déjeuner dans la salle à manger d'un paquebot.

De grandes verrières l'éclairent directement sur la mer et les horizons prestigieux de la baie de Douarnenez.

Le spectacle est grandiose ; on le paie.

Aux murs, des peintures assez quelconques.

Je verrai mieux à Douarnenez et Concarneau.

Mais, déjà, je note cette habile suggestion que l'on crée.

Partout la Mer :

au dehors, palpitante, mugissante, monstrueuse ;

au-dedans, apprivoisée, stylisée, condensée en des cadres ou des fresques.

Il devient impossible d'oublier que l'on se trouve sur une plage.

 

Comme les coiffes variées des servantes nous rappellent à tout instant que nous sommes en Bretagne, dans cette Bretagne bretonnante que Saint-Pol-Roux a personnifiée d'une image magnifique : l'aïeule à la coiffe innombrable.

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On déjeune par petites tables.

Les Anglais foisonnent.

Un jeune couple confidentiel susurre des tendresses zézayantes et, faute de mieux, se dévore des yeux.

 

Plus loin, une famille entière.

Le père ressemble au roi George (c'est curieux la quantité d'Anglais qui ressemblent au roi George) et conserve, sous ses cheveux blancs, cet air à la fois jeune, sportif et respectable qui semble un apanage britannique.

Traits réguliers, coupés comme un habit de Londres, figés, visage osseux, dur, regard d'acier où trône un orgueil insulaire.

Pas de place pour le rêve ou la poésie.

Rien que business.

Un sourire mécanisé, simple contraction de muscles où les yeux n'ont point de part.

L'amitié remplacée par une jovialité féroce et good-fellow.

 

La mère, brune, s'appellerait aussi bien Mme Durand.

Les enfants ressemblent épouvantablement à leur père et à tous les enfants du Royaume-Uni, blonds de lin, yeux de métal, denture de carnassier.

Ils sont très bien élevés, mais dépourvus de cette timidité parfois si délicieuse.

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Ailleurs, des Allemands.

Le père a un visage gras, le nez- gros, des traits vulgaires et des cheveux en brosse (officier de réserve, sans doute il aura tiré des coups de fusil sur le patron de l'hôtel — le patron de l'hôtel se vengera-t-il ?)

 

La mère est une opulente matrone argentée, au port impérial.

Elle a dû ressembler à Louise de Prusse dans sa jeunesse.

Leur petite Gretchen a les yeux de Bismarck.

Ils mangent copieusement et redoublent sur les saucisses à la purée de pois.

 

Les quelques Français égarés dans ce caravansérail s'entre-regardent avec des mines de sympathie condoléante.

Le franc glorieux, mais humilié, s'éclipse devant la livre-sterling et le mark-or.

 

Sur la plage

 

Marée de soleil. L'heure méridienne, l'heure digestive, l'heure du farniente.

La plage se peuple de tentes semblables à celles des rois Maures dans les chansons de gestes.

Une cité de toile surgit.

Des femmes s'éprennent d'un roman ou se transforment en machines à broder.

Les hommes s'abandonnent sur le sable chaud à une somnolence animale ou discutent entre eux Bourse, politique et automobile.

 

Des périssoires plates et pointues, losanges blancs, ou des yoles vernissées, manœuvrées par des jeunes gens en maillots et chandails, s'égaillent vers le large.

Ces navigateurs sont presque aussi noirs que des anthropophages d'Océanie partant aux provisions dans leurs pirogues.

 

Il faut admirer la patience et le courage des enfants bâtisseurs de châteaux de sable.

Un thème latin, un problème d'une heure leur donnent, la migraine.

Ici, ils font œuvre pénible de terrassier, pendant des heures.

Attrait du travail libre.

Ils creusent des palais ingénieux, imaginairement peuplés de richesses fabuleuses et que la mer (qui fait l'office du destin) noie et emporte irrésistiblement.

Inlassables, ils recommencent.

Plus tard, ils construiront des ponts, des moteurs, peut-être même des villas réelles sur la plage de Morgat.

En attendant, ils s'amusent à peu de frais et ne risquent pas de casser quelque chose ou de mettre le feu quelque part.

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Les grottes

 

L'effort des eaux, sculpteur innombrable, s'est exercé d'une façon très originale sur les falaises de Morgat.

Armés de millions de petits ciseaux, les marées millénaires ont creusé dans le granit des grottes profondes, que l'on a baptisées de noms évocateurs et poétiques :

la baignoire des Fées, Roméo, les Oiseaux, l'Éléphant, la grotte de l'Autel, la grotte du Foyer, la grotte Sainte-Marine.

 

Les quatre premières sont de petites grottes situées à l'Est de la plage de Morgat.

Les canots automobiles du port n'assurent que la visite des trois dernières : les grandes grottes.

D'ailleurs, l'expédition est rapide et vous n'avez pas grand temps d'admirer.

 

Personnellement, j'ai peu de goût pour l'enthousiasme sur commande et par groupes.

Je suis totalement dépourvu de cet instinct grégaire qui accumule tant d'étrangers dans des cars démocratiques.

Et, quand le guide, cet ennemi inévitable du touriste, m'affirme péremptoirement que telle grotte est plus riche en couleurs que telle autre, je suis tenté de ne pas le croire.

 

Elles sont pourtant bien belles les grottes de Morgat et que j'aimerais y venir seul, en barque, et m'attarder à loisir !

Contempler les floraisons minérales du quartz, aux tons indescriptibles.

Écouter le mugissement, enflé par l'écho, des vagues déferlantes.

Me taire et rêver de charmantes mythologie, des naïades aux yeux verts et aux longs cheveux ruisselants.

Perdu dans l'obscurité, la fraîcheur et la solitude délicieuses de ces cavernes marines, narguer le large fulgurant, torride et sillonné de voiles.

Oublier le monde trop civilisé, ce train d'habitudes mesquines qui nous tiennent lieu de vie, qui nous enserrent dans des bandelettes de momie et dont nous sommes parfois les premiers à déplorer la tyrannie.

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Le bois du Gador

 

Le charme spécial de Morgat, ce sont les retraites qu'il assure aux amateurs de solitude :

soit les grottes, soit les pinèdes qui coiffent les hauteurs du Gador.

Ici, dans la senteur balsamique des pins, on peut couler des heures exquises.

Les arbres sont si pressés qu'on n'aperçoit plus le ciel.

Lumière de parasol vert.

Sol de mousse, de fougères, de brindilles sèches.

Ailes froufroutantes, cliquetis d'insectes.

Le moindre bruit acquiert de l'importance, devient irrespectueux, comme dans une cathédrale.

Seul le silence convient ici.

 

Les dimanches d'été, cependant, amènent les folies équipes des pique-niqueurs brestois, des filets de provisions, des boites de conserves, des papiers gras, des épluchures, des reliefs, de dangereuses cigarettes, des rires, des cris, des chants et des jeux d'où l'innocence est bannie.

Il faut bien s'amuser, c'est-à-dire s'étourdir.

 

Du haut du Gador, la vue est la plus belle qui se puisse imaginer.

Elle embrasse, paraît-il, un horizon immense.

Je n'y fus point voir, pressé par l'heure.

Je me contentai de sonder du regard la cheminée du Diable, excavation de 50 mètres, en forme d'entonnoir à ciel ouvert, au fond duquel la mer vient briser sur les galets avec un bruit sinistre d'enfer.

(*) 1er août 1929 - Insurrection communiste

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