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1929

Une visite à l'Hospice civil de Brest
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 26 mars 1929

 

La façade de l'hospice civil rappelle un peu le monstre architectural qu'on appelle pompeusement Palais de Justice.

Elle s'orne d'un même fronton triangulaire, à prétention grecque, où s'épanouit l'écusson de la ville de Brest.

 

L'hospice civil occupe tout le quadrilatère formé par la rue Émile Zola, la rue de Traverse, la rue du Château et la rue Duguay-Trouin.

Îlot de misère dans la félicité ambiante, il étouffe de douleurs, de cris et d'agonies entre ses hauts murs de cloître.

On dirait une forteresse assiégée par un ennemi invisible, mais acharné : la maladie ;

un ennemi qui posséderait des intelligences dans, la place, sous forme de microbes, de contagions, de démoralisation...

 

Aux gens qui se plaignent amèrement de leur sort, aux optimistes béats qui s'imaginent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, aux égoïstes jouisseurs qui sont aveuglés par le souci unique de leurs plaisirs, on ne saurait trop recommander la visite de l'hospice.

Peut-être inclineront-ils, alors, vers une compréhension plus profonde de la vie, vers une méditation salutaire des mystères angoissants de la douleur et de la mort.

À coup sûr, ils acquerront — pour peu qu'ils soient doués de sensibilité — un sens plus vif de la solidarité humaine et de l'altruisme.

 

Au fronton de cet établissement, on pourrait inscrire, en parodiant la phrase immortelle du Dante, cet avertissement lugubre :

« Vous qui entrez ici. laissez toute joie ».

C'est vrai même des visiteurs.

 

L'entrée

Coup d'œil sur la salle mortuaire

 

2 heures. — L'heure des visites.

On entre et, dès la loge du concierge, une impression de tristesse vous saisit à la gorge.

Le couloir sombre sent la pharmacie et la poussière.

Aux murs : des affiches sanitaires (lutte contre le cancer et la tuberculose ; consultation de nourrissons),

le tableau de présence des internes, la liste des médecins.

 

Dans l'escalier, il y a un banc, et sur ce banc des fleurs et couronnes : immortelles, roses, mimosas...

Une petite fenêtre ouvre, à droite, sur la cour, la morgue et la salle mortuaire où repose, sous le drap funèbre aux lames d'argent et entre des cierges éplorés, un cercueil qui sent le bois vert.

 

La famille en deuil attend avec résignation le départ du convoi et lutte péniblement contre le désespoir.

Les moins affectés consolent les autres, s'efforcent de détourner les spectres, et évoquent la fatalité,

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La cour

 

Une cour classique de collège de province, caillouteuse, mal nivelée, sous ses platanes chauves et desquamés.

Les mêmes garçons à tabliers blancs qui gavèrent notre adolescence de tant de vaches enragées et de « fayots » réfractaires, passent et repassent entre la cuisine et les communs.

 

Mais quelque chose manque ici trop visiblement, pour que l'illusion persiste :

la gaieté et les jeux d'une jeunesse alerte et débordante de santé ;

tout l'entrain que l'on ne peut pas attendre de pauvres convalescents.

Faibles encore, hâves, avec des barbes amaigrissantes, ils traînent la jambe ou s'appuient sur des cannes.

Ils se chauffent paresseusement au soleil, ce grand médecin, aimé des lézards et célébré par les oiseaux.

 

Quand ils sont essoufflés de trop marcher ou de rester debout, par groupes inactifs, ils s'affalent sur les bancs du pourtour.

Les privilégiés qui ont du tabac, fument ;

les autres échangent, par acquit de conscience des paroles qu'ils sont les premiers à trouver ennuyeuses ou salivent avec soin entre leurs pantoufles, leurs chaussons ou leurs sabots de bois dépareillés

Il faut bien tuer le temps, atteindre la guérison et la liberté que le ciel bleu leur promet.

Malgré leur misère encore, un grand espoir les soulève.

Chaque jour, le même soleil qui dilate le mercure du thermomètre fait monter en eux la santé et la force.

Ils échappent lentement à l'étreinte de la maladie ; ils renaissent.

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Les visites

 

Il y a beaucoup de visiteurs, des gens du peuple surtout :

des vieilles mamans en coiffes ou en cheveux blancs, qui s'amènent au chevet de leur fils avec de pleins cabas de friandises, de linge et de tendresses ;

des familles entières, jusqu'aux poupons ;

quelques militaires ;

deux dockers qui viennent voir un copain et se sont abominablement saoulés, pour se donner du cœur au ventre, sans doute.

Une jeune femme, dont le visage pâle et déjà fané trahit l'existence laborieuse et mercenaire, embrasse son mari, convalescent aussi pâle et plus fané encore.

 

Ils agitent anxieusement d'implacables soucis de famille.

Le spectre de la misère succède à celui de la maladie.

L'homme a perdu sa place, la retrouvera-t-il ?

Il n'a pas l'air solide et sa femme s'épuise chaque jour à faire d'obscurs ménages.

S'ils meurent que deviendront leurs jeunes enfants ?

Perdus dans la charité publique, la charité collective, parcimonieuse et impersonnelle, ils ne sauront jamais dire :

« la maison », mot magique et bienfaisant qui touche au cœur, jusqu'aux larmes, les plus endurcis.

Enfer de la pauvreté !

Tourments perpétuels, inquiétude sournoise et rongeante, vautour de Prométhée.

 

Des sœurs, immatérielles sous leurs cornettes, glissent discrètement dans un bruit pieux de rosaire.

Une infirmière, vêtue de blanc et réjouissante de vitalité, passe en courant.

Quelque malade in extremis ?

Beaucoup de décès, ces jours-ci : la grippe est fatale aux anémiques et aux vieillards.

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Source : La Dépêche de Brest 27 mars 1929

 

L'œil du maître

 

M. Nardon en personne a tenu à me faire visiter, selon mon désir, l'hospice civil dont il a la haute direction.

 

De la cour, nous accédons à un vaste hall cimenté, sorte de parloir où les courants d'air ventilent une odeur de soupe échappée à la cuisine toute proche.

 

Nous passons d'abord rapidement à travers la chapelle, aménagée dans une pièce ordinaire.

La seule curiosité qui accroche l'attention, c'est une magnifique chaire en bois sculpté, soutenue par quatre symboles évangéliques :

le jeune homme de saint Mathieu, le lion de saint Marc, le taureau de saint Luc et l'aigle de saint Jean.

 

Puis nous allons surprendre la sœur converse à ses fourneaux pantagruéliques, où un potage et des purées mijotent harmonieusement.

 

Non loin, dans une cave obscure et fraîche, quelques femmes épluchent des légumes en série.

Elles se déclarent enchantées de vaquer, à longueur de journée, à cette besogne sans gloire.

Deux d'entre elles ne font pas autre chose depuis plus de trente ans.

J'admire, stupéfait, la patience de ces femmes, machines à éplucher des légumes.

Le ruban du Mérite Agricole ferait bien à leurs corsages, à côté de la médaille du Travail.

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Les salles

 

Le premier corps de bâtiment est affecté aux maladies générales, le 1er étage étant réservé aux hommes, le second, aux femmes, le troisième aux enfants.

Nous passons rapidement.

« Monsieur le directeur » entr'ouvre une porte, touche quelques mots à la sœur de garde et m'explique :

« Je ne vous introduis pas : il y a une épidémie de grippe ».

Craindrait-il plutôt des curiosités indiscrètes ?

Pourtant, le peu que j'entrevois des dortoirs me paraît propre et bien tenu :

des parquets cirés ; un étroit tapis central ; un poêle en fonte.

C'est du grand luxe auprès des ignobles chambrées de casernes.

 

Nous nous attardons dans le dortoir des enfants.

Beaucoup de ces petits sont levés et s'amusent sagement, avec la timidité des pauvres, sous la surveillance quasi-maternelle d'une infirmière.

Leur puissance d'oubli et de transfiguration est prodigieuse ; même les plus malades s'intéressent aux ébats des convalescents.

 

Une aile perpendiculaire renferme le service d'oto-rhino-laryngologie, savoir :

un dortoir pour hommes et un dortoir pour femmes, séparés par les salles d'opération et de stérilisation.

L'organisation est parfaite.

M. le directeur s'y attarde complaisamment.

 

De là, nous atteignons le deuxième bâtiment, affecté aux opérés, toujours selon la même division :

hommes, femmes, enfants.

Un bref coup d'œil sur chaque salle, à la faveur d'une porte ouverte, ne permet qu'une observation rudimentaire.

Remarqué le système empirique dont usent les malades pour se soulever dans leurs lits :

une poignée de bois tombant du plafond, au bout d'une ficelle.

J'ai déjà vu ça dans les chaumières de campagne.

 

Les parquets de ce bâtiment sont simplement lavés, car — ici — le docteur est ennemi de la cire, qui entretient, paraît-il, des légions de microbes clans les rainures du bois.

Hippocrate dit : oui ; Galien dit : non.

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L'enfance mutilée

 

Autant le dortoir des enfants malades peut offrir, parfois, un spectacle réconfortant, autant l'infirmerie des enfants opérés éveille des impressions pénibles.

Si jeunes et déjà mutilés dans leurs corps !

Nous nous attardons au chevet d'un bambin de cinq ans à peine, frêle, chétif, lymphatique, qui vient de subir une opération grave et délicate.

Il est presque guéri, si l'on veut ; si l'on veut aussi, il ne guérira jamais.

 

Son regard ingénu nous fixe avec insistance.

Pauvre innocent que de lourdes hérédités marquent déjà et que guettent la déchéance physique, les séjours déprimants dans les sanatoriums, les souffrances des hôpitaux et une mort anonyme (la plus terrible !).

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La salle d'opération

 

La salle d'opération rayonne de clarté et de propreté.

La table opératoire, le « billard », se complique (tel un établi de menuisier) de vis, de clés et d'écrous, qui permettent de lui donner, en un tournemain, l'inclinaison nécessaire.

Au-dessus se penche la lentille d'un réflecteur à arc qui donne une lumière sans ombre.

Cet appareil vaut la bagatelle de 3.000 francs.

Et le reste à l'avenant.

Sur les étagères d'une vitrine étincellent terriblement les aciers chirurgicaux :

les bistouris, les pinces, les ciseaux, les scies...

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Annexes

 

Nous descendons enfin en des régions plus rassurantes :

l'atelier de couture, désert à cette heure, et la lingerie, dirigée par une jeune sœur qui déplore — notamment — l'insuffisance des draps.

Serait-il exact, à ce propos, qu'on ne change qu'un drap sur deux par semaine ?

De telle sorte que les malades coucheraient perpétuellement entre un drap propre et un drap sale ?

 

Autrefois, le linge était lessivé dans le lavoir de l'hospice.

Actuellement, il est confié à l'asile annexe de Ponchelet, qui possède une buanderie et un outillage modernes.

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Un peu de fantaisie

 

On n'en trouve que dans l'appartement des internes, qui sont au nombre de trois.

Ces jeunes gens éprouvent le besoin légitime de réagir contre l'atmosphère déprimante de l'hospice et contre les impressions morbides de leur labeur méritoire.

Ils s'efforcent d'égayer, dans la mesure du possible, le cadre de leur existence quotidienne.

 

Aux murs de leur salle à manger, monacale, ils ont apposé des gravures découpées de la « Vie Parisienne », qui protestent contre la tristesse ;

sur la porte, une inscription formée de majuscules imprimées :

« La garde meurt, mais ne se rend pas ! ».

Pour mater leurs nerfs, ils font du sport en chambre, du sandow (modèle athlète!).

J'imagine que les repas qu'ils prennent en commun ne manquent pas de gaieté ni d'entrain.

 

« Ces messieurs sont très gentils », nous déclare leur domestique, un des plus anciens serviteurs de l'établissement.

« Ce n'est pas comme certains de leurs prédécesseurs », ajoute-t-il.

Il se rappelle, non sans rancune, s'être éveillé, un beau matin, les cheveux teints en vert.

Bon pour les dandys de l'époque symboliste !

Et mille autres facéties, farces et gaudrioles dont il fit les frais !

 

En sortant, nous glissons une œillade sur une chambre dont la porte baille.

Le type des chambres d'étudiants :

un divan-lit, des coussins chiffonnés, des livres sur une console, des bibelots et des gravures galantes à profusion, peut-être un pot à tabac et quelque instrument de musique.

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Contrastes

 

Notre ronde est terminée.

Elle n'aura pas été complète.

Je ne sais rien, par exemple, du troisième corps de bâtiment que mon distingué cicérone omit — faute de temps, sans doute — de me faire visiter et qui renferme les salles de tuberculeux.

 

Et voici que je me retrouve dans la rue, comme échappé d'un cauchemar, parmi la foule souriante et bien vêtue.

Songeant aux misères que j'ai vues ou devinées ou imaginées, je ne puis me défendre d'un peu de honte et d'amertume.

Comment peut-on goûter un bonheur sans mélange, alors que tant de malheureux agonisent ?

Et la musique de la place Wilson, qui m'éclate aux oreilles, au détour de la rue du Château, m'apparaît tout à coup odieuse d'inconsciente cruauté, et la joie que je lis sur des visages gras et extasiés ma semble une insulte à la misère du monde, la preuve formelle des profondeurs monstrueuses de l'égoïsme humain.

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Doléances

 

Je ne saurais mieux conclure cette étude qu'en relatant les doléances de M. Nardon lui-même.

Il me déclare en substance :

« Les bâtiments sont lézardés, les parquets fléchissants et les escaliers vermoulus.

Il n'est pas rare, quand on lave, que des infiltrations d'eau se produisent.

La salle de radiographie et ses coûteux appareils ont été, de la sorte, gravement mis en danger.

Certaines constructions menacent ruine.

II a fallu les étayer fortement.

L'architecte de la ville est perpétuellement sur le qui-vive.

Dernièrement, deux poutres d'un plafond se sont écroulées, sans prévenir l'administration et sans provoquer, heureusement, d'accidents de personnes.

Contrairement à une opinion accréditée parmi le public, le personnel est en nombre suffisant ;

seuls les crédits manquent.

Car les frais d'entretien grèvent lourdement notre budget... »

 

Il n'ajoute pas, mais je l'ai constaté, qu'il reste beaucoup à faire encore au point de vue de l'hygiène des salles, du renouvellement de la lingerie, de l'alimentation, de la distraction et de l'isolement des malades.

Pour réaliser ces améliorations, il faudrait évidemment de l'argent, beaucoup d'argent (nerf de la santé, comme il le fut de la guerre).

 

La municipalité ne pourrait-elle distraire, à cette intention, une partie des crédits affectés à des travaux moins impérieux ?

Ne serait-il pas plus utile, plus « social », plus humain, de s'intéresser davantage au sort, souvent lamentable, des malades pauvres ?

 

Un projet grandiose a bien été adopté, qui prévoit la construction d'un nouvel hospice, en pleine campagne, dans un lieu approprié.

Les travaux entraîneront une dépense de l'ordre colossal de vingt milliards de francs.

Quand seront-ils entrepris ?

C'est là le hic.

Pas de sitôt, sans doute.

D'ici lors, tout de même, il y aurait quelque chose à faire.

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