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1933

Le chanoine Saluden
par François Ménez


 

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Source : La Dépêche de Brest 12 juin 1933

 

Je n'ai eu qu’une occasion, et je le regrette, de rencontrer le chanoine Saluden, que la mort vient si brutalement d'emporter.

C'était aux premiers jours de ce printemps, comme nous débarquions tous deux du train de Brest, dans la gare de Landerneau, d'où le chanoine Saluden était originaire et où il éprouvait toujours un grand plaisir à se retrouver.

 

C'était un pur Celte, au franc parler, indépendant d'esprit, prompt à l'humour, intarissable et délicieux causeur, volontiers railleur, l'œil luisant de malice spirituelle.

 

Sa curiosité, constamment en éveil, s'étendait aux domaines les plus divers :

à l'horticulture, à l'histoire naturelle aussi bien qu'à l'histoire tout court, en particulier à l'histoire de son pays de Léon qu'il étudiait avec ferveur.

Il ruisselait, à son propos, d'anecdotes et de souvenirs.

 

Ce me fut une joie, par ce matin d'avril où la marée remontait l'Élorn avec lenteur, que de l'entendre, une heure durant qui fut très vite écoulée, me parler du passé de Brest qu'il connaissait mieux que quiconque.

 

L'histoire de sa ville, il l'avait suivie de siècle en siècle, et lorsqu'il l'évoquait, on sentait dans sa parole un attendrissement.

Il connaissait Brest par le menu, le Brest vivant et le Brest des archives poudreuses, sachant à quelle époque précise remontait chaque monument, chaque maison et presque chaque pierre de ses murs.

 

L'ancienne Grand'Rue, où il habitait, il l'avait explorée des caves aux combles, logis par logis.

Il éprouvait une admiration d'artiste pour telles serrures, à neuf ou douze pênes, à pignon ou à verrou de nuit, du vieil hôtel de l'Intendance, chefs-d’œuvre de patience et de génie mécanique, qu'il avait expérimentées et qu'avaient fabriquées les maîtres-ouvriers normands, de Sourdeval et de Villedieu, que Louis XIV avait fait venir à Brest, à grands frais, de leur pays, pour les travaux à exécuter dans le port qui porte toujours la marque de sa puissance et de sa majesté.

 

Il connaissait la filiation de telle famille, au nom Scandinave ou néerlandais, qu'avec une sûre érudition il faisait remonter à telle ou telle période du passé de la ville, où l'on avait eu recours aux services des Danois et des Hollandais, maîtres dans l'art de creuser des bassins et de construire des digues.

 

Ainsi l'histoire de Brest s'éclairait, grâce à lui, d'une vivante lumière, et l'on comprenait mieux la mêlée des races, à l'extrémité du vieux monde, dont le Brest d'aujourd'hui continue d'offrir l'image, par suite d'alluvions successives d'émigrants.

 

Sur ce passé de notre port, où se résume, depuis trois siècles, l'histoire de la marine française, le chanoine Saluden avait recueilli un grand nombre de précieux documents, qu'il ne lui restait plus qu'à mettre en œuvre, pour en constituer un maître livre où la science se fût colorée de poésie.

 

Il en possédait de même sur Ouessant, cette dernière terre d'Ouest qu'il tenait en particulière affection et qu'il dénommait, d'une façon à la fois très juste et très expressive : « l'île bêlante ».

 

Il s'intéressait à la vie des troupeaux, des moutons noirs qui broutent l'herbe rase et salée des dunes, de ces moutons qui se vendaient quelques francs avant la guerre et qui enveloppant, en effet, l'île d'un concert plaintif de bêlements.

 

Il avait relevé, dans leur toison, de cinq à six cents marques auxquelles leurs possesseurs les reconnaissent et dont les combinaisons permettent de reconstituer, en remontant à plus d'un siècle dans le passé, la généalogie, l'histoire d’une famille.

 

Il s'intéressait pareillement à cette race des petits chevaux de l'île, à ces poneys hirsutes qui se font d'ailleurs très rares et qu'un homme peut soulever facilement de terre.

Il gardait une lettre de Napoléon à Caffarelli, où l'empereur demandait à son préfet de lui procurer, pour les ébats des enfants de la cour, quelques couples de ces petits chevaux où l'on pouvait tomber sans crainte d'en éprouver grand dommage.

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Le chanoine Saluden attribuait aux Ouessantins des origines assez mystérieuses.

Il était porté à voir en eux de lointains descendants d'Espagnols.

Le costume des Ouessantines, il avait eu, me disait-il, la surprise de le retrouver à Rome, dans le quartier du Transtévère, au cours d'un voyage effectué en compagnie de son évêque.

Des femmes, d'un type espagnol accusé, qui avaient retenu son attention, portaient le même châle en pointe, la même coiffe que les Ouessantines, et elles avaient, comme celles-ci, des épingles à têtes coloriées tenant lieu de boutons et les cheveux étalés sur la nuque et les épaules.

 

Ouessant est une île presque entièrement peuplée de femmes.

Non point que les filles y naissent en plus grand nombre, car Ouessant est pauvre, et, suivant un principe que le chanoine Saluden tenait pour certain, les filles sont un produit d'abondance, les garçons produits de famine.

Mais les hommes d'Ouessant, tôt ou tard, périssent le plus souvent en mer.

Il ne demeure dans l'île, du sexe fort, que des enfants et des vieillards.

Il subsiste cependant quelque chance de voir reparaître, après bien des années, un marin porté comme disparu et qu'on a cru péri en mer.

D'où l'imprudence qu'on commettrait, à en croire l'abbé Saluden, à acheter d'une Ouessantine considérée comme veuve, quelque masure ou quelque lopin de terre.

L'époux, reparaissant d'une façon très inopinée, pourrait fort bien ne point acquiescer à cette opération et vous reprendre le bien vendu, dont vous vous estimeriez le légitime possesseur.

 

Sur les mœurs de l'île, sur les traditions, vieilles de longs siècles, sur le folklore qui a séduit tant de chercheurs, le chanoine Saluden avait ainsi rassemblé une documentation pleine de saveur dont la mort, si brusquement survenue, l'a empêché de tirer parti.

Souhaitons que son œuvre soit reprise et que les ouvriers de la petite histoire puissent puiser largement dans ces documents qu'il avait recueillis avec amour.

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