1933
Le docteur Bouquet
Source : Chronique Brestoise mars 1933
Les années ont bien pu courber la haute taille, blanchir la noble chevelure, ralentir la marche, incliner la tête méditative...
Mais ni l'âge, ni l'épreuve, n'ont pu éteindre la flamme du regard, assombrir la douceur grave des traits, faire ployer l'énergie de l'âme toujours vaillante, empêcher le travail d'une science qui n'a jamais voulu, en se développant, que se donner davantage pour le bien des souffrants.
Comme tout Brest le sait, c'est surtout aux enfants — et d'abord aux mamans qui les attendent — que le docteur Bouquet a prodigué ses soins éclairés et patients.
La maïeutique dirait Socrate, lui a livré tous ses secrets
Combien de bébés a-t-il reçus en ce monde, gémissants dès leur enfance dans la « vallée universelle des larmes »…
Voilà un compte qu'il doit être bien difficile de tenir à jour !...
Combien de débiles ont été, dès le premier âge, ranimés, confortés, adaptés à la lutte pour la vie, par la sollicitude jamais déficiente du savant médecin, — combien lui doivent d'avoir connu la joie de vivre et de courir, au lieu d'avoir vu restreindre leur promenade unique et prématurée aux seuls ombrages de Kerfautras, de la rue Yves-Collet ou des autres lieux de deuil !..
Nous ne saurons jamais combien de citoyens la France doit au Docteur Bouquet !
N'essayons pas de compter.
Mais écoulez une historiette, des tout premiers débuts du médecin des enfants.
La scène se passe dans la brousse de la grande banlieue brestoise :
à sept ou huit lieues vers le nord-nord-est, pour être précis.
Une pauvre femme n'en pouvait plus.
Sa chaumière n'entendait plus que des gémissements... et la famille s'estimait heureuse, hélas ! de ces suprêmes témoignages d'une vie mourante.
Le médecin du chef-lieu de canton, appelé au secours de la sage-femme désolée, ne trouvait dans son art et sa science aucune des ressources immédiatement nécessaires, bien qu'il fût expert et dévoué.
Appelez, dit cet homme consciencieux, le docteur X, de Brest.
Il nous tirera d'affaire
Le docteur X, qui avait vieilli, redouta le voyage nocturne en carriole villageoise.
Il pria le docteur Bouquet de « marcher » en son lieu et place.
Le docteur Bouquet n'hésita point.
Il partit.
« Veni, vidi, vici », aurait-il pu dire comme Jules César.
Quand il arriva dans la brousse, le médecin cantonal fumait sa pipe près du lit-clos et crachait sur les cendres du feu de genêts.
La patiente avait bien envie de mourir...
Une demi-heure après, la mère et l'enfant se portaient bien.
Telle fut une des premières victoires qui établirent la réputation du docteur et la répandirent au loin...
S'en souvient-il, seulement ?
Cependant, quand il lui arrive de pouvoir songer aux neiges d'antan, il aime à rappeler les noms des jeunes clients dont plusieurs, aujourd’hui atteignent ou dépassent la cinquantaine :
est-ce que tel ou tel ne sont pas docteurs eux aussi ?
Sa mémoire là-dessus étonne.
Elle ne devrait plus étonner : la mémoire du cœur, vous pensez !
Ah ! Certes, quel brave cœur !
Le docteur Bouquet avait laissé son cabinet de consultation et ses visites professionnelles, pour se consacrer à de chères études : l'heure de la retraite lui paraissait avoir sonné.
Un deuil cruel « le rappela bientôt à l'activité ».
Il ne se plaignit pas.
Il reprit le « métier » exténuant.
Il ne refusa pas même pour aider les confrères, les courses de nuit comme de jour.
Rendre service, faire plaisir ou faire du bien, c'est toute sa. vie.
Nous pourrions dire le pauvre petit qui n'arrivait pas à se débarrasser des puissances de mort, quelque traitement que la Science — et l'amour maternel — eussent essayé pour lui.
C'était loin de Brest.
Le docteur Bouquet, espoir suprême et dernière pensée, fut prié de venir au secours... et il pleura devant le petit corps souffrant, comme s'il eut été son arrière-petit-fils!
Ou bien ce tout petit de l'hôpital, un cas désespéré, où personne ne voyait goutte...
L'éminent praticien qui le soignait se tourna vers le docteur Bouquet :
— Voulez-vous ?
Bien sûr, il voulait bien !
Toute son expérience, toute sa sollicitude, son savoir sans bornes en la matière, son dévouement, son esprit de confraternité… n’avait-il rien à refuser ?
Son humble exactitude, sa volonté d'effacement, ne furent pas inégales à son talent et à son succès, ni à l'admiration qu'elles suscitèrent autour de lui...
À l'âge où la plupart des hommes ne travaillent plus, le docteur Bouquet s'acharne sur ses livres et sur ses dossiers : la nuit prolonge l'élude de la soirée, qui l'a délasse des courses du jour.
Quand dîne-il ?
Quand dort-il ?...
Puisqu'il travaille toujours et à toute heure !?
Le temps lui sera-t-il donné de publier ses observations médicales et ses mémoires ?
Dieu le veuille...
L'exemple de sa vie et de sa verte vieillesse a de quoi confondre nos paresses !
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Source : La Dépêche de Brest 23 juin 1935