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1937

24 heures de la vie d'une ferme
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 23 & 30 mai 1923

 

Cette nuit-là, je rêvai que j'étais enfermé vivant dans un caveau.

Par un effort de ma volonté subconsciente, je réussis à m'évader de cet affreux cauchemar.

Mes yeux s'ouvrirent dans le noir.

J'étendis les bras ; de tous les côtés, je me heurtai à des parois de bois.

Mal éveillé encore, je crus — l'espace d'un éclair — avoir pris pour un rêve ce qui n'était qu'une épouvantable réalité.

Heureusement, je me rappelai aussitôt que, désireux de me documenter sur la vie des paysans, j'avais tenu à passer la nuit dans un lit-clos.

 

Je poussai, dans sa rainure, la porte à coulisse.

Une aube cendrée, couleur d'agonie, s'affirmait aux carreaux de la fenêtre.

Toute une série de phénomènes se succédèrent si rapidement qu'on aurait pu les croire reliés l'un à l'autre par un mécanisme invisible :

un coq s'égosilla ;

l'horloge piqua la demie de cinq heures ;

un pas d'homme descendit l'escalier de l'étage.

 

— Allons, me dit mon ami, il faut vous lever.

C'est l'heure... Avez-vous bien dormi au moins ?

 

Je fis la moue :

« Plutôt mal, à vous dire vrai.

Il faisait chaud dans votre caisse.

Des souris se sont promenées, toute la nuit, au-dessus de ma tête et je ne jurerai pas que je n'aie senti quelque puce. »

 

— Ne vous en prenez qu’à vous-même.

Je vous avais offert un lit à l'étage ;

je vous avais prévenu que ces lits-clos n’avaient plus qu'une destination d'apparat.

Tenez-vous encore pour heureux d'avoir eu un sommier et des draps.

J'ai connu le temps où les paysans se couchaient à demi vêtus entre deux paillasses et une simple couverture.

 

« Il existe encore des chaumières, où cinq, six enfants couchent dans le même lit clos :

les garçons d'un bout ;

les filles de l'autre et il arrive parfois, dans les familles pauvres, que la maman mette ses petits au lit de bonne heure, le samedi soir, pour pouvoir laver et sécher, avant le matin, leur unique chemise et leur unique sarrau.

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« Vous voilà habillé.

Suivez-moi.

Vous ferez votre toilette et vous déjeunerez tout à l'heure.

Quant à vous raser, ainsi que vous en avez l'habitude tous les matins, il n'y faut pas songer aujourd'hui.

À la campagne, on ne se rase que le dimanche, à moins qu'il n'y ait quelque fête dans la semaine, une foire, un marché.

Les plus négligents gardent même leur barbe des deux, trois semaines de rang, au grand dam des rasoirs du figaro de village.

Encore est-ce un luxe que de se raser.

Nos aïeux portaient la barbe et les cheveux longs, grossièrement taillés et volontiers broussailleux.

Avec leurs sourcils ébouriffés en auvent, leurs narines poilues, leurs bragou-bras, leurs chupen, leurs coq-seiz, leurs longues guêtres, leurs gros sabots et leurs pen-baz, ils répondaient, traits pour traits, au signalement de ces chouans qui avaient tant impressionné Balzac et qui — dans le courant de la vie — étaient pourtant d'excellents bougres.

 

« Mais ceci est une autre histoire.

Allons plutôt secouer les valets d'écurie et porter à manger aux bêtes.

Les bêtes passent avant nous.

Par leurs exigences incessantes, elles règlent souverainement le cours et l'horaire de notre activité.

C'est à cause d'elles que vous vous êtes levé, ce matin, à 5 h. 30 ;

à cause d'elles, vous ne vous coucherez pas, ce soir, avant 9 h. 30, 10 heures. »

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Dehors, il faisait frais.

La jeune verdure, fripée par la rosée, exhalait une senteur pénétrante.

Il semblait qu'à la faveur de la nuit elle s'était rapprochée de la ferme, qu'elle avait déferlé des talus pour envahir les chemins creux, les courtils et les aires.

Dans le jour pâlot, les arbres grêles, sous leur feuillage léger, avaient des allures de guetteurs, avant-courriers de cette marée végétale, d'heure en heure montante et que l'homme avait tant de peine à endiguer.

 

Le soleil remit toutes choses en place.

Les perspectives renaquirent ; l'ordre succéda au chaos et les ailes et les voix des oiseaux saluèrent, une fois de plus, la victoire du jour sur les puissances obscures et les sortilèges de la nuit.

 

— C'est une chose, dis-je, que nous ne voyons pas souvent, nous autres citadins, surtout en cette saison.

À force de nous lever tard, quand l'univers est bien en train, nous avons perdu le sens précieux des réalités cosmiques.

Le soleil est devenu, aux yeux de beaucoup, une sorte de phénomène municipal, au même titre que l'éclairage axial.

Pour vous, au contraire, le ciel tout entier, avec son rayonnement, sa chaleur, ses rosées, ses colères, est resté la puissance familière, tour à tour bienfaisante et maligne, que l'on révère en secret.

 

— C'est vrai.

Nos processions votives des Rogations n'ont pas d'autre sens que l'adoration des phénomènes célestes, sublimée sur un plan divin.

Beaucoup de nos paysans, dans leurs prières du soir, ont une pensée de choix pour leurs récoltes et leurs troupeaux.

Sous le verbalisme romain, leur religion conserve, quoi qu'on fasse, une tendance utilitaire.

On ne peut demander le détachement philosophique à des hommes si justement préoccupés de la terre et des choses matérielles.

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Les valets gîtaient au-dessus de l'écurie.

On leur avait aménagé là une petite chambre assez coquette, avec deux lits confortables, une table, deux chaises, une penderie et deux coffres anciens.

— Vous les gâtez, dis-je.

— C'est la meilleure façon de les retenir.

Dans trop de fermes, ils n’ont pour serrer leurs hardes qu’un coin de malle et dorment sur de méchants grabats, faits de paille, d’une couette de bale et de couvertures.

Je leur avais même donné une cuvette et un pot à eau.

Ils n’en n’ont pas voulu.

Ils préfèrent se laver en plein air.

 

Effectivement, nous les trouvâmes auprès du puits, occupés à une toilette des plus sommaires.

 

— Ça consiste, comme vous le voyez, à prendre un peu d'eau dans le creux de la main, à même le seau destiné à abreuver les chevaux, et à se la promener sur la figure.

Le dimanche, ils se lavent plus minutieusement, avec du savon.

 

« Et maintenant, aux animaux.

Les entendez-vous s'ébrouer ?

Chacun a sa façon de manifester son impatience.

La vache beugle ;

le cheval bat le pavé ;

le cochon — sauf vot' respect — passe son nez sous la porte.

C'est qu'ils sont éveillés depuis longtemps ».

 

À la lueur d'une lanterne-tempête, car il faisait sombre dans les étables, tout le monde s'affaira.

On bourra les râteliers de foin ;

on versa dans les mangeoires de pleins seaux de barbottage (mélange de pommes de terre et de betteraves cuites, de son, de tourteaux, de petit-lait) et tandis que les animaux mangeaient dans un grand farfouillement de museaux et un bruit discordant de mâchoires, on les pansa, on changea leur litière.

 

Les femmes, accourues, se mirent en batterie sur des escabeaux, pour traire les vaches.

Toutes, du même geste, saisissaient un bouchon de paille, dont elles essuyaient les pis gonflés, s'humectaient le pouce et l'index avec de la salive et commençaient leurs tractions savantes.

Bientôt, de clairs tintements nous avertirent que le lait, le bon lait crémeux et fumant, le pain liquide des nourrissons, coulait à jets réguliers dans les bassines de fer battu que les femmes assujettissaient entre leurs genoux.

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— Voulez-vous essayer de faire comme elles ? me proposa le maitre.

Voici une bête facile à traire.

 

— Ce ne doit pas être commode, objectai-je ; je me rappelle avoir, plusieurs fois, tenté l'expérience, dans mon enfance et le peu de lait que je réussissais à extraire, au lieu de tomber dans le récipient, prenait la direction de mes manches.

 

Je ne fus pas plus heureux cette fois-ci.

Pour comble d'infortune, la vache que j'essayais de traire, sans doute agacée par mes procédés maladroits, m'envoya par la figure un traître coup de queue qui me lit lâcher ma bassine et abandonner ma tentative.

 

Je me retournai vers une autre vache, dans l'espoir qu'elle se montrerait plus accommodante.

 

— Rien à faire avec celle-là, me dit-on.

C'est la mère du jeune veau qui vient de partir pour la boucherie.

Elle ne livrera pas son lait avant deux ou trois jours.

Elle a pris l'habitude de ne se laisser traire qu'après que son petit soit rassasié.

Elle résistera le plus longtemps possible, butée dans sa folle et douloureuse attente.

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Le pain de 15 livres était sur la table, avec le beurre et le lard.

La servante versa le café au lait dans d'immenses bols, qui contenaient chacun près d'un litre.

Puis, ayant fait une croix au revers de la tourte, elle tailla d'énormes tranches de pain.

 

Je protestai de mon peu d'appétit.

 

— Il faut vous efforcer de manger, car la journée sera longue et rude.

Peut-être préféreriez-vous un peu de bouillie d'avoine ou de soupe à l'oignon ?

C'était autrefois, sous le nom de « souben ar rouz » ou « souben ar chaodel », le petit déjeuner de nos pères.

Maintenant, nous buvons du café ;

mais il n'est pas méchant, car nos ménagères l'additionnent fortement de chicorée et de lait.

 

— C'est la quantité qui m'effraie.

— Vous allez voir, tout à l'heure, qu'elle n'est pas pour faire peur à nos hommes.

 

Ils entrèrent l'un après l'autre, plantèrent leurs coudes sur la table, des deux côtés de leurs bols-soupières et, graves, silencieux, comme s'ils accomplissaient un rite religieux, dévorèrent le pain, beaucoup de pain (une demi-livre chacun), le beurre et le lard.

Quand les bouchées se faisaient trop volumineuses, ils les faisaient passer d'une puissante lampée de café brûlant.

 

Les femmes, cependant, rentraient à leur tour, avec les pots de lait qu'elles venaient de traire et de passer au tamis.

Soucieuses de ne pas troubler le repas de leurs seigneurs et maîtres, elles s'égaillèrent sur des bouts de bancs, autour de l'âtre ou au pied des lits-clos.

 

Et le repas se poursuivit rapide, silencieux.

Nulle détente, nul entrain ; rien que le souci de se restaurer.

L'idée du rude labeur à venir creusait chaque visage d'une ride ennuyée.

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— La terre est une maîtresse exigeante :

Il faut l'adorer et la servir à genoux.

C'est à genoux que se font beaucoup des travaux de la ferme (les sarclages, binages, buttages, piquages, arrachages) ou, sinon, dans une position penchée, rapidement éreintante.

Dans leurs genoux, noueux et déformés, dans leur buste cassé, devenu presque parallèle au sol sur lequel ils se traînent, nos vieux paysans portent les stigmates de ces torturants agenouillements.

 

« Victor Hugo, votre grand homme, quand il magnifia le geste auguste du semeur, n'a vu que le côté décoratif et symbolique de l'effort paysan.

Pour nous, pas d'occupation plus reposante que les semailles.

Marcher à pas mesurés, parmi la terre ameublie, et balancer, dans un mouvement régulier, sa main à demi refermée sur le grain, c'était une détente, un noble plaisir, un art délicat.

 

« Je dis : « c'était », car maintenant les semoirs mécaniques ont remplacé avantageusement la main de l'homme.

Mais tenir les manches de la charrue, manier la faulx ou la faucille, arracher des pommes de terre, sarcler, couper la lande, 12-14-15 heures durant, voilà du sport et du vrai, autre chose, je vous assure, que d'aller, tous les dimanches, mettre son derrière sur les tribunes d'un terrain de football...

Mais, Dieu me pardonne, vous y allez peut-être au football?

 

— Cela m'arrive, répondis-je en riant, mais je ne me considère pas, pour si peu, comme un sportif.

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Nous étions arrivés au champ.

La terre étant humide, nous avions enfilé de vieux pantalons et ficelé autour de nos genoux plusieurs épaisseurs de serpillière.

Il s'agissait, ce jour-là, de sarcler les jeunes betteraves.

Le maître assigna à chacun son sillon.

Les valets et les journaliers se mirent en besogne et j'eus tout de suite l'impression que ça allait barder.

On ne marchande pas sa peine à la campagne.

C'est que le maître donne l'exemple du travail et que les paysans ne peuvent être attelés à la même occupation sans vouloir se surpasser l'un l'autre.

Cet esprit d'émulation augmente encore quand un étranger les observe.

 

À vrai dire, je n'étais pas qu'un simple observateur.

On m'avait mis en main une sorte de couteau à mastiquer, appelé sarcloir, et indiqué la manière de m'en servir.

C'était simple ; ça n'avait l'air de rien ; ce n'était rien, en effet.

Seulement, au bout d'une heure et demie, j'avais les genoux ankylosés et meurtris, la nuque sciée, les reins en marmelade et les doigts en sang.

Je me suis redressé pour souffler.

 

Les autres étaient déjà loin. Ils déblayaient les mauvaises herbes avec une rapidité qui tenait du prodige.

Les fanes s'allongeaient derrière eux en cordons parallèles et, dans la terre nettoyée, aérée, les feuilles de betteraves, libérées de l'étreinte des plantes parasitaires, se redressaient toutes revigorées.

 

L'arrivée des femmes mit une pause à cette fureur ouvrière.

Les hommes se levèrent pour se dégourdir les jambes et rouler une cigarette.

Le maître vint à moi :

— C'est plus dur que vous ne pensiez, hein ?

Je confessai ma détresse et mon étonnement de voir les femmes mêlées à d'aussi rudes travaux.

 

— Elles en ont vu bien d'autres, allez.

Autrefois, elles se cantonnaient autour de la ferme.

Il y avait le linge à lessiver, le pain à boulanger, le beurre à baratter, les racines fourragères à couper, l'ajonc à piler.

Maintenant qu'en échange d'un certain nombre de sacs de grain, le boulanger nous apporte, tout cuit, le pain de la semaine ; qu'il existe des machines à tout faire (baratte mécanique, coupe-racines, hache-lande...), elles viennent nous aider aux champs, dès qu'elles en ont fini à la maison.

Habitude de guerre.

Les hommes valides étant au front, il leur fallut mener la ferme avec le secours des vieillards, des infirmes et des enfants.

Grâce à leur labeur héroïque, les champs furent semés ; la France ne connut pas les affres de la famine.

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Bientôt, le travail recommença.

Les femmes y prirent une part moins active, mais aussi plus bruyante que les hommes.

En m'accrochant de tout mon amour-propre masculin, je réussis à soutenir leur train, mais j'accueillis avec soulagement le son de korn-bout qui, vers 11 heures, mit un terme au travail du matin.

 

Et nous voici derechef à table.

Je ne décrirai pas ce repas de midi : ar lein.

Il ressemble aux autres.

Mangeurs intrépides, quasi silencieux, les hommes satisfont goulûment leur redoutable appétit, cependant que les femmes se restaurent plus discrètement, toujours à distance respectueuse.

 

On nous servit un copieux ragoût de bœuf et de pommes de terre, avec de la salade.

J'appris que c'était là un véritable régal pour les paysans, qui ne connaissent, pour la plupart, à longueur de semaine, que l'éternel lard avec les sempiternelles patates en robe de chambre.

Le vendredi, jour maigre, on mange la bouillie d'avoine.

La coquelle est mise sur la table et chacun y plonge sa cuiller.

Gare à celui qui empiète sur la zone des voisins !

Il se fait agonir de sottises.

Il faut, à cette pratique, des règles rigoureuses, pour qu'elle n'engendre pas de malpropreté.

On « serre » les patates ou la bouillie avec une grande tranche de pain beurré.

La boisson est — selon les régions — l'eau, le petit cidre ou le lait écrémé.

Jamais de légumes verts ; jamais de fruits.

Et pourtant ce régime sans vitamines, cette nourriture lourde, fade, vite digérée, a produit des générations de fer.

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Une fois gavés, les hommes, pipe au bec, vont faire la sieste au bout du tas de paille ou dans la grange.

Quant aux femmes, elles n'imiteront leurs seigneurs et maîtres qu'après avoir lavé la vaisselle et ravaudé le linge.

 

Il n'est pas donné à tout le monde de pouvoir dormir en plein air.

Le jour cru vous force à dessiller les yeux ; une touffeur poussiéreuse monte du sol surchauffé par le soleil de midi ; de minuscules insectes vous harcèlent de leurs bourdonnements et de leurs piqûres.

Les paysans restent insensibles à ces taquineries.

La fatigue donne à leur sommeil la promptitude, l'abandon et les apparences de la mort.

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Le bruit d'un proche piétinement me réveilla.

J'ouvris les yeux; je me dressai péniblement, la tête en feu, écœuré de ce sommeil inhabituel.

 

— Où sont les autres ? demandai-je au jeune pâtre, qui sortait avec les vaches.

 

— Ils viennent de collationner et de repartir au champ.

Il est 4 heures.

Vous dormiez trop bien.

On n'a pas voulu vous réveiller.

Le maître a dit que vous veniez avec moi garder les vaches, que ça vous amuserait.

Mais peut-être pensez-vous, comme les gens de chez nous, que c'est un déshonneur pour un homme que de garder les vaches...

D'ailleurs, ce n'est pas nous qui les garderons ; c'est Diaoul, hein Diaoul !

 

Le chien était trop préoccupé de rassembler et pousser le troupeau dans la direction du pré pour manifester son sentiment.

Merveilleusement dressé, il connaissait l'art de se faire obéir des vaches les plus rétives.

Grâce à lui, pas une ne s'attardait dans les chemins ; pas une ne s’échappait dans les parcelles voisines pour marauder.

La besogne du pâtre en était simplifiée.

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Curieux bonhomme que ce Fanchic.

Il n'avait rien appris à l'école, hormis la lecture, l'écriture et les quatre opérations.

Rebelle, comme beaucoup de jeunes Bretons, à l'enseignement du français, il ne savait ni mettre l'orthographe ni s'exprimer selon les règles désespérantes de la syntaxe.

Cependant, il était loin d'être sot.

Il avait de l'imagination, un certain sens inné de l'humour et des facultés d'observation très développées.

Au cours de ses escapades buissonnières, il avait appris, dans le grand livre de la Nature, bien des choses qu'on n'enseigne pas à l'école primaire :

les mœurs des oiseaux, des poissons, des insectes, l'art de reconnaître les plantes, de déceler les traces du gibier, de découvrir et de conquérir, de haute lutte parfois, tout ce qui est bon à manger :

les myrtilles, les fraises des bois, les châtaignes, les faînes, les mûres, les prunelles, les noisettes, l'oseille sauvage, les petits trèfles sucrés, les fleurs de primevère, les champignons roses qu'il croquait tout crus.

Il avait mille petits talents :

il savait tresser le jonc et l'osier, faire des pompes à eau avec les tiges de la ciguë, des « siforc'hels » ou pistolets à balles d'étoupe de lin, des chaînes de montre avec le crin des chevaux, travailler au couteau la racine de bruyère et le marron d'Inde, tirer des sons d'un roseau fendu ou des « crampouez-mousic ».

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Et comme l'homme, même dans son enfance (n'en déplaise aux disciples de Jean-Jacques Rousseau), est un mélange de bon et de mauvais, il savait, hélas ! dénicher les oiseaux, dont il enfilait les œufs vides en forme de colliers, gonfler les crapauds avec une paille au point de les faire éclater, martyriser les hannetons, les grillons et autres bêtes à bon Dieu.

 

Bref, sous des dehors frustes et empotés, cet enfant possédait des trésors d'expérience.

Abandonné à lui seul, il ne serait certainement pas mort de faim.

Il me révéla une partie de ses secrets et le temps me parut court en sa compagnie.

 

J'espère que si l'État tout-puissant, au nom de quelque inhumaine mystique, vient, un jour, nous enlever nos enfants pour les modeler à son désir, il aura l'intelligence de les emmener à la campagne plutôt que de les parquer dans je ne sais quelles casernes affreusement urbaines.

La campagne est — à tous points de vue — le climat idéal de l'enfance.

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En rentrant du pâturage, nous rencontrâmes le maître sur une charrette de trèfle qu'il venait de faucher pour les animaux.

 

— Alors, lui demandai-je, comment s'est passée cet après-midi dont je ne fus pas ?

 

— Absolument comme la matinée.

Vous pouvez dire (dites-le bien surtout) que les paysans font la semaine de 80 heures, deux journées en une, deux journées de 7 heures, séparées par la trêve de la méridienne, la sieste de midi.

Autour de cet axe, les occupations du matin et du soir sont presque rigoureusement symétriques.

 

« Tout-à-l'heure, il va falloir encore soigner le bétail et traire les vaches.

Puis nous mangerons ar coan, ce que vous appelez le dîner :

une soupe, du pain, du lard, du beurre.

Et nous irons nous coucher après un bout de prière.

Demain, dès l'aube, nous reprendrons la tâche.

 

« Voyez comme notre vie est quotidienne :

un perpétuel recommencement, un perpétuel effort, un perpétuel souci.

Il nous faut une patience infinie, un courage de tous les instants.

Et souvent les résultats sont maigres.

Si la vie est chère, nous n’en sommes pas les responsables et — tout compte fait — nous n'en bénéficions qu'assez peu.

Nous aurions pourtant le droit de parler haut, nous aussi, puisque c'est grâce à nous que vous pouvez manger.

Avez-vous songé quelle force irrésistible pourrait constituer, au-dessus de tous les partis, un syndicat national des laboureurs de France et quelle arme, pour nos revendications, qu'une grève générale ?

 

— Je frémis d'y penser : plus de pain, plus de lait, plus de viande, plus de légumes.

Nous n'aurions plus qu'à attendre la mort.

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