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1937

Cheptel et compagnie
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 16 mai 1937

 

Par la faute du valet d'écurie, la jument grise avait attrapé un coup de sang.

Elle ruisselait de sueur et flageolait sur ses jambes.

Ses flancs étaient parcourus de frissons.

Le maître s'approcha, lui flatta doucement l'encolure, la rassura avec des mots d'amoureux et se mit en devoir de la saigner.

 

Voici comment se pratique l'opération dans nos campagnes.

On entoure d'une ficelle le cou de la bête, de manière à faire saillir la grosse veine du cou, la jugulaire ;

puis — tandis que l'aide maintient la tête — l'opérateur applique sur la veine une sorte de bistouri.

Un coup sec ; l'instrument pénètre ; le sang jaillit.

On le laisse couler : un, deux, trois litres...

Ceci fait, on suture grossièrement la plaie avec une épingle ou un crin emprunté à l'animal.

Parfois, on saigne à l'épaule.

 

La jument grise se laissa faire docilement.

« Il était temps que j'intervienne, constata le maître, une demi-heure de plus et c'était l'attaque de paralysie. »

 

— Et dans combien de temps sera-t-elle rétablie ?

— Tout à l'heure, on va lui donner une livre et demie de sulfate de soude dans un peu d'eau et de son.

— Une livre et demie ? C'est ce qu'on appelle une purge de cheval...

— Et dans 24 heures, il n'y paraîtra plus, hein Coantic !

 

Une dernière caresse à la jument et il gronda, à l'adresse du valet :

« Surtout qu'on la laisse à la diète et que je ne t'y reprenne plus à lui fourrer du trèfle échauffé. »

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— Vous avez bien des soucis dans une ferme, lui dis-je... le mauvais temps, les bêtes malades...

 

Il enchaîna :

« La mévente des produits, le remplacement des domestiques, les accidents de travail, les réparations, que sais-je ?

On n'est jamais au bout de ses peines.

Il faut avoir l'œil à tout, car les bons serviteurs se font de plus en plus rares.

 

« Malgré tout, on est heureux du contentement que donnent le grand air, le travail physique et la santé.

Quelle douce fierté de voir onduler, sous l'ardent soleil d'août, en nappes fauves, ces champs de blé que l'on a semés et qui représentent tant de pain, ou de suivre, par exemple, l'éclosion lente des artichauts !

Chaque jour, quelques jeunes têtes se hasardent hors de la feuille, puis grandissent, s'enflent, s'élèvent au bout de leurs tiges, comme autant d'offrandes.

 

« Spectacles magnifiques auxquels nous sommes sensibles, à raison — bien entendu — de leur signification pécuniaire, mais aussi pour ce qu'ils consacrent d'efforts incessants, d'inquiétudes, de victoires sur nous-mêmes et la nature...

 

— Oui, c'est une belle école d'énergie que la vie des champs et les paysans bretons ont prouvé, sur les champs de bataille, qu'ils savaient souffrir...

 

Il coupa, modeste :

« Je vais vous montrer les communs.

Vous avez vu, tout-à-l'heure, l'écurie, avec ses stalles que j'ai voulu spacieuses, ses râteliers point trop hauts et ses mangeoires point trop basses, pour ne pas fatiguer les bêtes, les porte-harnais et — dans un coin — la charrette anglaise aux roues caoutchoutées que j'utilise pour les promenades...

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« Voici maintenant l'étable à vaches.

Vous allez, je vous préviens, salir vos chaussures ;

car on a beau changer deux fois par jour le mélange de paille et de fougère séchée qui leur sert de litière, les vaches sont toujours malpropres.

C'est d'elles, d'ailleurs, que provient la majeure partie du purin dont nous arrosons nos prés. »

 

Le fait est que chacun de nos pas exprimait de la litière un peu de ce précieux liquide.

J'aurais mieux fait de prendre des sabots.

 

— Je croyais, dis-je, qu'en cette saison vous laissiez vos animaux dehors toute la journée.

 

— On les mène pâturer de 8 heures du matin à midi, puis de 4 heures à 8 heures du soir.

Elles sont également sensibles à la pluie, au froid, à la chaleur.

 

— Pourtant, en Normandie, qui n'est pas si loin, les bêtes à cornes passent six mois de l'année en plein air, avec de l'herbe jusqu'au ventre, dans d'immenses herbages clos.

 

— Il faut croire que le climat breton ne se prête pas tout à fait à ce pacage continu ou que le bétail normand y est accoutumé.

 

À notre entrée, les vaches avaient tourné vers nous leurs mufles humides et leurs beaux yeux inexpressifs.

Elles étaient enchaînées aux anneaux de leurs mangeoires.

Certaines se tenaient debout, d'autres étaient couchées et leur ventre étalé les faisait paraître énormes.

Toutes ruminaient et, parfois, chassaient, du bout de leur queue, quelque mouche importune ou bien s'efforçaient, d'un geste rapide et sûr, d'atteindre, avec leur langue, le fond de leurs naseaux.

 

Elles appartenaient à deux races différentes :

la pie-noire, cette petite vache bretonne, frugale et résistante, dont le nom dit assez la couleur et qui est une laitière incomparable; l’armoricaine, couleur de pain doré, parfois mâtinée de blanc, qui est meilleure pour la boucherie.

 

— Ce sont, dis-je, tout en caressant la laine frisée qui ornait, entre les cornes, le front d'une de ces armoricaines, de jolies bêtes, parfaitement inoffensives.

 

— Ne vous y fiez pas trop.

Surtout à celle-là.

C'est la plus mauvaise du lot.

Grâce à quoi elle est crainte et respectée de toutes les autres.

En breton, nous disons qu'elle est la « maîtresse » de l'étable.

De l'avantage d'avoir un mauvais caractère.

 

« Celle-ci n'est point, non plus, de bonne composition.

Il faut l'excuser : elle a accouché voilà trois semaines...

 

— Je ne vois pas le nourrisson.

— Il est sans doute en train de folâtrer entre les pattes d'une autre vache.

— Il doit s'en payer... goûter de tous les laits ?

— Non, il ne tête que sa mère... Ah ! le voici.

 

C'était vite dit ; ce fut fait moins rapidement.

Mon interlocuteur dut engager un combat véritable avec le jeune veau pour l'amener devant moi.

 

Tout cagneux, frisottant, fortement membré pour son âge, il se tenait devant nous, interdit comme un enfant sauvage.

La timidité le faisait loucher.

Je le flattai de la main, je lui tâtai les cuisses.

 

— Belle bête !

— Oui, il est très gras.

La semaine prochaine, il sera à point pour la boucherie.

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La sensibilité n'est pas de mise à la ferme.

Pourtant, ce rappel brutal du supplice promis à cet innocent animal, si émerveillé de vivre, me fit froid au cœur.

Je connais les lents raffinements dont usent les bouchers pour saigner à blanc les jeunes veaux.

 

Je pris l’initiative d’écourter notre entretien avec ce condamné à mort.

Nous allâmes visiter les cochons.

 

—- Ce sont, me dit mon compagnon, de grands calomniés.

Chacun sait, en effet, qu'il n'y a pas plus propre qu'un cochon.

 

C'est le seul animal de la ferme qui veille à ne pas salir sa litière.

Il a un coin où faire ses besoins et il veille soigneusement à ne pas se crotter, alors que les vaches s'allongent n'importe où.

Par exemple, il mange goulûment.

Voyez plutôt.

 

Dans une auge en pierre, au fond de la soue, un rose animal au poil blond platine était debout, les quatre pattes au milieu de sa mangeaille.

Il fouissait du museau avec délices dans ce ragoût de son, de petit-lait, de betteraves, de panais et de pommes de terre cuites et poussait un grognement de satisfaction chaque fois qu'il en avait extrait un morceau à sa convenance.

Cette bâfrée tenait à la fois de la pêche et du bain de pieds.

 

— Voilà, dis-je, un mangeur convaincu.

— Oui, ces animaux sont très voraces.

Aussi engraissent-ils rapidement.

Cet individu que vous voyez-là n’a qu’un an d’existence et pèse déjà ses 100 kilos.

Certains de ses congénères atteignent des 200, 250, voire 300 kilos.

— Bigre !

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En sortant de la soue à porcs, nous faillîmes être éborgnés par deux poules qui s’envolèrent lourdement sous notre nez.

L’une d’elles, en perte de vitesse, alla se percher sur le timon cabré d’une charrette d'où elle eut mille peines à descendre.

 

— Ces effrontées se faufilent partout, m'apprit mon hôte :

dans la maison, les étables, la grange, sous les pieds des chevaux dont elles picorent avidement le crottin frais.

Mais leur séjour de prédilection, leur paradis terrestre en même temps que leur réserve alimentaire, c'est le tas de fumier, qu'elles épouillent à longueur d'année.

Elles n'en finissent jamais de manger, si ce n'est pour aller pondre dans tous les coins et dormir en colonies, le soir venu, sur les solives de la grange.

 

« Et avec ça, mauvais caractère.

Elles ne peuvent pas se souffrir l'une l'autre.

Les nouvelles sont souvent massacrées par les anciennes.

N'approchez pas de trop près, surtout, cette leghorn qui s'en va caquetant au milieu de ses poussins et qui doit vous paraître touchante de sollicitude maternelle.

Elle vous sauterait à la figure.

Pas plus tard qu'hier, elle a assailli un jeune fox-terrier qui flairait de trop près sa progéniture.

Si je n'étais intervenu, elle lui aurait labouré la tête à coups de bec.

 

— Le chien a dû être effrayé ?

— Il court encore...

— Et celle-ci qui passe sa tête furibonde par le trou d'un chaudron fêlé sous lequel est elle prisonnière ?

— C'est une poule qui « cloche », c'est-à-dire qu'elle veut couver à tout prix et accapare les nids où ses compagnes ont coutume d'aller pondre...

Une sorte de grève sur le tas.

On lui passe son envie saugrenue en la trempant dans l'eau froide ou en la laissant 48 heures à la diète.

J'ai adopté cette dernière solution. Inde irae(*).

(*) de colère

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— Je vais vous poser, lui dis-je, une question oiseuse : aimez-vous les animaux ?

— Bien sûr que nous aimons les animaux.

Ils nous coûtent assez cher pour que nous tremblions de les perdre.

 

« Il existe des familles de journaliers qui n'ont comme moyens de subsistance, autour de leur penn-ty, que quelques ares de terre avec des patates et une seule vache.

Vous pensez s'ils couvent de soins et d’attentions cet animal providentiel qui leur fournit le beurre et le lait, c'est-à-dire l'essentiel de leur nourriture, avec le pain.

Aussi la mort d'une vache, pour ces pauvres gens, prend les allures d'une catastrophe.

 

« Je me rappelle une brave vieille qui se levait, la nuit, pour aller visiter sa vache dont la santé lui donnait des inquiétudes.

Il n'y avait pas dans son cas, croyez-moi, qu'un sentiment intéressé.

Cette vache, c'était sa compagne de tous les jours, sa silencieuse amie, la confidente docile de ses radotages séniles.

L'une traînant l'autre, elles allaient le long des chemins, du matin au soir.

La vieille parlait à l'animal d'une voix chevrotante, cassée par quelque chose qui ressemblait fort à de la tendresse, et l'on connut qu'elle allait mourir quand elle resta insensible à la nouvelle que l'autre (la vache) avait avalé un passe-laine. »

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