1937
La fête de la place Wilson
Source : La Dépêche de Brest 8 janvier 1937
Place Wilson pendant les fêtes de la Noël et du Nouvel an.
Les premiers feuillets du calendrier de l'an neuf ont été arrachés.
Ce ne sont déjà plus que des souvenirs, aussi lointains que tous les autres.
Cependant, sur la grand'place, les boutiques retiennent encore les passants et les écoliers bruyants qui tentent la chance comme de bons joueurs.
Il y a aussi les petits, qui connaissent les joies toujours nouvelles des manèges.
Il y a les tirs, les jeux divers, tout ce qui compose l'attrait des grandes foires.
« Grande foire ».
C'est vrai.
La fête de la place Wilson mérite ce titre.
Elle est ancienne et possède ses traditions.
Nous allons y faire ensemble une promenade.
D’abord, rendons visite au doyen, M. Coutaret.
Dans la roulotte où nous entrons tout est ordonné et silencieux.
Le chat Mickey ronronne devant le feu.
Sur la table, quelques fleurs.
— C'est gentil ici, n'est-ce pas ? dit notre hôte.
On est content d'y venir, car, vous savez, rien n'est fatiguant comme de rester debout dans la boutique pendant des heures.
« Et puis... on prend de l'âge ! Je suis né en 1869.
C'est en 1884 que je suis venu pour la première fois à Brest avec mon père, qui possédait une loterie.
Le « papa » Coutaret travaillait déjà dans la région.
Notre famille est sans doute ici la plus ancienne dans le métier.
Je ne dis pas cela sans un certain regret. »
POUR DEUX SOUS
La pièce de deux sous, dans le commerce, c'est presque un vieux souvenir.
Elle ne sert plus que pour rendre la monnaie.
Mais, qu'iriez-vous acheter avec deux sous ?
Les deux sous qui marquaient les dimanches de notre jeunesse.
M. Coutaret est cependant reste dans la tradition.
Il travaille, lui, pour amuser les enfants et pour deux sous.
Pensez à ce qu'il faut « ramasser » de ces petites pièces pour gagner sa vie ?
Il n'est pas un Brestois de 35 ou 40 ans, qui ne se souvienne d'avoir « misé » chez Coutaret en se rendant à l'école ou au lycée.
Et parfois on arrivait en retard !
— La foire de Noël, avant la guerre ?
C'était le bon temps.
On donnait 100 grammes de bonbons pour une mise gagnante de deux sous.
Et nous « tournions » à deux couleurs seulement.
Bien sûr on ne gagnait pas de l'or, mais on vivait heureux
« Je vais être précis : pendant la foire de la place « du Champ de Bataille », les confiseries débitaient 15.000 kilogrammes de bonbons et de sucreries diverses.
Je dis bien : 15 tonnes.
« Songez à ce que cela représentait de petits sacs.
Tous les clients gagnaient quelque chose.
Dernièrement, vous parliez de la disparition des oranges.
C'est vrai.
Leur parfum manque à la foire.
C'est un peu comme à l'entr'acte du théâtre.
Mais, aujourd'hui, les filets coûteraient plus cher que les fruits.
« Vous vous souvenez de ces filets tressés, en ficelle verte, dans lesquels il y avait cinq oranges ?
On les payait 4 fr. 50 la grosse, c'est-à-dire les douze douzaines.
Aujourd'hui, ils vaudraient environ 30 francs.
« Ce que je dis pour cela est vrai pour autre chose.
C'est pourquoi la physionomie de la foire n'est plus la même.
« Mais, j'ai conservé le vieux principe : Je travaille toujours à deux sous.
SOUVENIRS
« Mes clients, ce sont les gosses, et cela ne va pas sans procurer certains plaisirs, qui n'ont rien de commercial.
« De deux couleurs à la loterie, il a bien fallu passer à trois, puis enfin à 6,
mais j'ai voulu rester ce que j'avais toujours été : l'ami des enfants. »
M. Coutaret n'a pas perdu son optimisme.
Lui et les siens retrouvent chaque jour un peu de soleil dans l'affection confiante des gosses.
— Marquez !... misez !... faites vos jeux !... rien ne va plus !
C'est la minute d'émotion pour celui qui a risqué ses deux sous
Me voici à 68 ans, poursuit M. Coutaret.
J'ai fait trois ans de guerre.
Ce n'est rien peut-être.
Mais il y a ici, un souvenir autrement terrible : j'ai eu deux fils qui sont morts au front.
Michel fut tué à Reims en 1915.
Il était sergent.
On lui a conféré la Légion d'honneur à titre posthume.
Achille, sergent aussi, fut tué au 3e zouaves, entre Montgobert et Coeuvres, près de Villers-Cotteret. Il avait déjà la croix de guerre.
« Nous remuons là bien des souvenirs... déjà si vieux. »
Mickey, le chat siamois, s'est levé.
Il fait bon dans la roulotte.
Sur la place, on marque, on mise, on joue, on tire et tout près de nous on entend tourner la roue de la loterie à deux sous... comme autrefois.