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1937

Impression et souvenirs
d'un paysan breton
Par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 9 mai 1937

 

Le cidre de mon commensal (*) était excellent.

C'était un de ces cidres du terroir de Plouigneau, qui le cèdent à peine, en qualité, aux crus fameux de Fouesnant.

Même couleur d'orange, même pétillement subtil, même saveur sucrée, exquise au palais et fleurant bon la pomme.

Et comme, à la campagne, on ne vous fera jamais boire sans vous offrir à manger, la servante apporta la tourte de pain de ménage, un pain compact, bien cuit, très savoureux et jamais rassis, parce qu'on ajoute au froment un peu de farine de seigle.

Elle mit également sur la table une assiette de porc fumé et la motte de beurre frais.

Nous mangeâmes un morceau sur le pouce, à la mode paysanne.

Jamais je ne goûtai de meilleure appétit.

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Je félicitai mon hôte sur l'heureux agencement de son installation intérieure, à laquelle il avait su conserver un cachet bien breton.

« Je me suis efforcé — me dit-il — de respecter le caractère d'intimité de nos vieilles demeures, où tout était resserré, condensé dans une pièce unique.

Autrefois, le pôle d'attraction de la vie familiale était le foyer.

 

« Vaste espace dallé, le foyer s'abritait tout entier sous le manteau d'une cheminée monumentale.

Au centre, était le feu :

tantôt braises dormantes sous la cendre chaude ; tantôt hautes flammes sifflantes, qu'on alimentait en y jetant des brassées de bois de fagots ou d'ajonc.

Il fallait veiller à ce qu'il ne s'éteignît pas ou bien force était d'aller quérir de la braise, dans un sabot, chez le plus proche voisin, à moins qu'on ne préférât battre le briquet.

 

« Les allumettes chimiques étaient inconnues et les hommes, pour allumer leurs pipes Jacob, prenaient dans l'âtre un brandon enflammé.

J'ai vu de ces fumeurs, aux mains si calleuses qu'ils tassaient du pouce le tabac rougeoyant de leurs brûle-gueule.

C'étaient de rudes hommes.

 

« Le conduit de la cheminée, très large à la base, allait s'étrécissant vers le haut, où l'on n'apercevait plus qu'un petit carré de lumière.

C'est là que nichait le grillon, chantre domestique, là que s'enfumaient patiemment les andouilles succulentes, faites de boyaux de cochon, là que — parfois — descendait, pour la plus grande terreur des habitants, le tonnerre du ciel.

Au bout de la crémaillère, toute noire de suie, pendait toujours quelque chaudron où mijotait le manger des bêtes.

 

« De chaque côté de l'âtre étaient scellés des bancs à dossier et accoudoirs, sur lesquels se rencontraient les grands-pères chenus et frileux et les nourrissons à la mamelle, qui tendaient vers les flammes, dans un geste adorable, leurs petits pieds tout roses, ridés par l'humidité du maillot.

C'est autour de la cheminée qu'on se groupait, à la veillée, pour entendre de la bouche des anciens les légendes du temps jadis, cependant qu'au dehors la bise d'hiver hurlait aux loups.

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« Pour les pauvres gens, le feu a toujours été une divinité.

Il réchauffe et délasse leurs membres engourdis par le froid et l'effort musculaire.

Il met un reflet dans leur regard, un rêve dans leur imagination, une joie dans leur cœur.

De nos jours, avec le progrès, on a emprisonné le feu, à cette divinité on a dressé des autels fermés : les fourneaux.

C'est à qui, parmi nos campagnards, aura la plus vaste, la plus belle, la plus reluisante des cuisinières en fonte émaillée.

 

« La table de bois blanc, dont les flancs recelaient un pétrin, était placée non loin de la cheminée, juste sous la fenêtre.

Elle était cernée sur trois côtés par un banc-coffre circulaire.

Au-dessus, à portée de la main, descendait le porte-cuillers en buis, égayé de clous de cuivre et qui servait de râtelier aux cuillers de bois pour la bouillie.

Contre le mur éclataient les faïences coloriées du vaisselier.

En face, un lit-clos.

 

« Des lits-clos encore se pressaient, à se toucher, le long du mur de fond.

Leurs portes ajourées, à coulisse, étaient grandes ouvertes pour montrer les literies d'apparat.

Chacun de ces lits-clos avait son bénitier, son brin de buis, son banc-coffre et une corniche étroite où d'humbles souvenirs soigneusement encadrés (photographies enluminées, images pieuses, diplômes de certificat d'études, certificat de bonne conduite ou de première communion, flots de rubans gagnés aux concours hippiques, portraits de mortes avec mèches de cheveux, etc..) retraçaient, en une fresque naïve, mais combien émouvante !, les gloires, les joies, les espérances et les deuils de la famille.

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« Vers le fond obscur de la pièce s'épanouissait un bric-à-brac de bahuts, d'armoires, d'ustensiles et s'amorçait l'échelle raide du grenier... »

 

Il interrompit malicieusement cette évocation :

« Je ne vous ferai pas monter à l'échelle, pour la raison majeure que je l'ai remplacée par un prosaïque escalier, qui mène aux chambres tout-à-fait ordinaires de l'étage.

 

— Tout de même, je vois avec plaisir lui dis-je, que vous avez respecté scrupuleusement l'ordonnance classique de la pièce commune bretonne.

Il y a même la grande horloge à balancier de cuivre, dont le tic-tac familier exprime avec tant de poésie le charme intime d'un intérieur rustique ;

la planche où l'on met le pain, juste sous le plafond; les immenses quartiers de lard, les saucissons, les vessies de porc remplies de blouek que la fumée de l'âtre patine et rend plus savoureux.

Et je parie, tenez, que, derrière toute cette mangeaille, prête à vous tomber du ciel, le haut de la cheminée s'orne de deux chandeliers en cuivre rouge, d'une boîte à sel, d'un crucifix d'ivoire et du vieux fusil à pierre avec lequel votre arrière-grand-père braconnait...

 

— Ils y sont...

Vous remarquerez cependant que je n'ai pas poussé le souci de la reconstitution jusqu'à loger les bêtes à l'autre bout de la maison...

 

— Quoi, m'écriai-je, cela s'est fait ?

 

— Il n'y a pas si longtemps.

J'ai connu, avant la guerre, certaines chaumières bretonnes dont le sol en terre battue était divisé par une lisière de granit.

D'un côté, les personnes ; de l'autre les animaux (vaches ou chevaux).

Je vous laisse à penser si l'hygiène y trouvait son compte.

D'autant plus que cette pièce hybride n'était éclairée que par une étroite fenêtre aux carreaux de papier huilé, située au bout de la table et qu'on se gardait bien d'ouvrir jamais.

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« Peut-être existe-t-il encore, de nos jours, de ces fermes misérables où les poules, le soir, rentrent se percher sur des bâtons fichés dans la muraille ?

Pour que, tout de même, ce ne soit pas trop sale, on dispose au-dessous d'elles des bouteks ou grands paniers d'osier.

 

« Je m'empresse d'ajouter que cet aspect un peu spécial du pittoresque breton tend à disparaître.

Malheureusement, le reste suit le même sort.

Sur la côte, vous trouverez de moins en moins de lits-clos.

Si on les garde encore, on n'y couche plus guère.

Les bourgeois achètent les plus beaux pour faire des bibliothèques.

Vous voyez cette huche en chêne massif ?

 

— Elle est admirablement travaillée.

 

— Eh bien ! je l'ai trouvée dans un grenier de la région où elle pourrissait depuis des siècles.

On m'a cité le cas d'un collectionneur qui découvrit, voici quelques années, dans une cour de ferme, une pierre informe dont on se servait pour caler les roues des charrettes.

Ce morceau de granit, qu'il obtint pour une bouchée de pain, n'était autre qu'un christ gothique, pièce de musée extrêmement rare.

On lui en offrit 20.000 francs, qu'il refusa, car elle valait le double.

 

« C'est là, bien sûr, une occasion unique.

Il y a beau temps que les antiquaires ont mis la Bretagne en coupe réglée.

À part quelques vieux meubles de famille, qui ne seront peut-être jamais dispersés aux feux des enchères, tous les objets artistiques de nos campagnes ont pris le chemin de la capitale...

 

« D'ailleurs, les riches paysans n'aiment plus que le neuf.

Ils se font un point d'honneur de posséder leur salle à manger, avec des divans aux couleurs trop éclatantes et, au moins, une chambre moderne à armoire à glaces.

J'en connais un qui a sa salle de bains... »

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La demie de trois heures sonna : l'heure du mern ou de la collation.

Un bruit de sabots fit retentir le seuil.

Les journaliers rentraient des champs où ils avaient peiné, trois heures durant, sous le grand soleil, à sarcler les jeunes betteraves et arracher les premières pommes de terre nouvelles.

 

Intimidés par ma présence, ils n'osaient approcher de la table, où l'on avait préparé à leur intention, de pleines écuelles de boued-café, ce café-au-lait-pain-cassé qu'ils feraient suivre d'une énorme tartine avec du lard.

Le maître les invita à s'asseoir.

Les coudes sur la table, le nez dans leurs écuelles, ils commencèrent à manger avec cette hâte bruyante qui est l'indice d'un solide appétit.

Le spectacle était réconfortant.

 

De temps en temps, ils levaient la tête pour répondre, en breton, aux questions de leur patron.

J'appris ainsi que le rendement des pommes de terre s'avérait supérieur à celui de l'année précédente.

Quand ils eurent fini, et qu'ils se furent bien essuyé la bouche dans la manche de leur paletot, je leur offris des cigarettes.

Ils me remercièrent, qui d'un merci, aotrou, qui d'un bennos doue d'eoch, et le plus vieux, grand chiqueur devant l'Éternel, rompit sa cigarette en deux morceaux qu'il se mit à mâcher à même le papier.

Puis, ayant touché leurs casquettes, ils sortirent du même pas pesant, lentement, comme s'ils voulaient réserver leurs forces pour le rude labeur qui les attendait encore jusqu'à la chute du jour.

 

J'allais me lever à mon tour et prendre congé de mon hôte, lorsqu'un des valets revint précipitamment lui annoncer que la jument grise était malade.

Il alla prendre un instrument dans le tiroir d'une armoire et m'invita à le suivre.

« Ce doit être un coup de sang. Je vais la saigner. Si ça vous intéresse. »

Nous sortîmes…

 

Pierre AVEZ.

 

(*) Commensal : Personne qui mange (habituellement) à la même table qu'une autre ; compagnon de table ; hôte ; convive.

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