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1937

Jules, rémouleur
par François Ménez

 

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Source : La Dépêche de Brest 10 septembre 1937

 

Je ne vois jamais sans plaisir le rémouleur s'installer au coin de ma place, aux matins de marché, entre la pompe et les tilleuls, encore d'un beau vert, de Saint-Martin.

En lui, c'est un peu de la poésie de la vieille Bretagne et de Brest qui survit.

 

Il a soixante-deux ans sonnés, qu'il porte gaillardement, l'œil vif, le teint fleuri, la casquette en bataille.

Il est né natif de Lambézellec, tout le monde l'appelle Jules.

 

Il choisit, pour installer sa roulotte noire, un carrefour ou un coin de place, à une heure de particulière animation, coïncidant d'ordinaire avec celle des marchés.

 

Les enfants le connaissent ;

il est rare qu'au sortir des classes, sur le coup d'onze ou de seize heures, il n'y ait pas autour de Jules un attroupement.

Le rémouleur ne déteste pas cette compagnie, à la condition qu'on se borne à regarder sans toucher à la mécanique.

 

Mécanique ingénieuse actionnant la meule et qu'il a montée lui-même, utilisant une épave de bicyclette.

 

Aussi rude que soit la crise qui a touché, comme un chacun, les rémouleurs, Jules ne juge point la vie mauvaise, ni indigne d'être vécue.

Son industrie, bien sûr, comporte des hauts et des bas.

Les bas surtout à l'été, quand il faut pousser sa machine, lourde de près de cent kilos, au long des côtes raides et sans ombre, comme de la plaine du Gaz au Pilier-Rouge, avec des jambes molles « comme du lait caillé ».

Saison ingrate, à un autre point de vue, que l'été, où il faut « gueuler », sans effet utile, devant des étages vides, tout le monde, par les chaleurs, étant sorti.

 

Le père Jules se redonne du cœur en buvant un coup de « rouquin ».

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Le métier, quelque ardeur qu'on y mette, s'est fait avec les temps d'un médiocre rapport.

Les prix des repassages ont dû grimper, avec le reste, et c'est ce que les ménagères n'admettent pas :

vingt-cinq sous pour affûter un couteau de cuisine, paraissent une trop lourde somme.

Alors, trois francs pour un rasoir paraissent un prix disproportionné.

Les clients devraient se rendre mieux compte de la délicatesse particulière et de l'art, peut-on dire, qu'exige une telle opération.

 

Et il y a la concurrence.

Certains rémouleurs, par nos temps d'industrialisation à outrance, se bornent à lever la marchandise, à domicile, et à la faire traiter à l'usine.

Ça pourrait bien être la fin du métier.

 

Il y a des jours creux, comme l'autre lundi, cependant lendemain de jour chômé, où, dans tout Saint-Martin, Jules ne fit pas plus de quatre francs moins cinq sous.

 

Il y eut, avant la guerre, du bon temps, où, par la grand'route n° 12, le père Jules fit, à diverses reprises, Brest-Paris et retour, en deux mois, histoire de « bonjourer », comme à une fin d'étape de Tour de France, ses enfants établis dans la grand'ville.

 

C'était un vrai plaisir, les chaleurs tombées, par les premiers temps frais, qui sont les meilleurs, de s'en aller au fil du chemin.

On couchait où l'on pouvait, on ne mangeait jamais trop mal et, ayant « briqué » son linge, on le faisait sécher, clair et blanc, caleçons et chemises, aux montants de la roulotte, bannière au vent comme pour une décoration de Fête-Dieu.

 

Jules, aujourd'hui, a réduit ses ambitions.

Il s'en tient à Brest et à sa banlieue.

Il vit comme il peut, sans chômage ni congé payé, et sans se plaindre des temps.

Nous avons trinqué ensemble, au coin de la rue Arago, lui d'un coup de « rouquin », moi d'un verre de blanc.

Et j'ai vécu, à écouter le rémouleur, la poésie bientôt morte des vieux métiers.

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