1937
Une malheureuse histoire
à Morlaix
Source : Paris Soir 31 mars 1937
Le délit de pauvreté vaut à des mères d'être privées de leurs enfants par décision de justice, alors même que, de l'avis du procureur, elles sont connues pour aimer ces enfants « d'un amour profond ».
J'ai rapporté tout dernièrement, dans « Paris-soir », un drame de cette sorte, dont je n'avais pas à craindre qu'on mît en question l'authenticité, puisque je l'ai connu par le juge même qui le devait résoudre.
Les décrets-lois de 1935 permettent mieux encore.
Ils permettent que le délit de misère ait pour sanction l'envoi pur et simple des enfants qui s'en sont rendus coupables en maison de redressement.
Cela se passe sans formes, sans débats, sans, jugement.
Sur la constatation que l'enfant n'a pas ou n'a plus, de foyer normal, le président du tribunal, en chambre du conseil, prend tranquillement sur lui de l'expédier comme un malfaiteur en herbe, dans l'un de ces internats pudiquement baptisés patronages ou maison de rééducation, et qui sont, en fait, de sordides prisons d'enfants, avec tout ce qu'elles supposent de cellules et de moniteurs à poigne.
Je n'apporte jamais d'affirmation de cette sorte que je ne sois tout prêt d'illustrer d'un cas.
Voici ma référence.
Postollec
Le 19 mars, sur le marché de Perros-Guirrec, les forains de Guingamp, de Morlaix, de Lannion, déballaient leurs marchandise, quand devant l'étalage de M. Billaud, deux agents vinrent à s'arrêter.
Ce n'était pas à M. Billaud, commerçant honorable, chef de gare en retraite. que ces messieurs en avaient, mais à son jeune commis, le gars Postollec, un gamin chétif et triste, à qui l'on prêtait quinze ou seize ans. qui en a en réalité vingt bien sonnés, comme en font foi les papiers.
— Ah te voilà, sacré garnement s'écrièrent les agents.
Tu peux te vanter de nous avoir fait courir depuis huit jours.
M. Billaud s'interpose, paternellement :
— Vous êtes bien sûrs que c'est de lui qu'il s'agit ?
Une vraie fille, messieurs.
Je réponds de lui comme de moi.
On fit cercle autour du Postollec tout transi.
Un garçon si doux, allez donc voir.
Qu'est-ce qu'on allait apprendre encore ?
Vous savez bien, quand le diable s'y met, tout devient possible.
Les agents se sentaient un peu gênés par cette curiosité qui les pressait de toutes parts.
— Mais non, expliquèrent-ils.
Il n'a rien fait de grave, ce garçon.
— Alors, pourquoi venez-vous le chercher ?
— Heu… C'est rapport à sa mère.
Elle est toujours ivre, vous la connaisses.
Et pour la conduite, vous savez ce que c'est.
— Mais le garçon…
— Le tribunal l'a déchue, cette ivrognesse, de la puissance maternelle.
On ne pouvait pas faire autrement, hé ?
— C'est bien sûr.
Mais le garçon…
— Ben, le garçon, on va l'envoyer avec ses deux plus jeunes frères, à Chevallon-de-Voreppe, du côté de Grenoble, dans une maison de correction.
Il y eut, autour des gardiens de l'ordre, une explosion de colère dont il est bien regrettable que les rédacteurs des décrets-lois de 35 n'aient pas eu le spectacle.
Le gars Postollec suivi les agents, plus placide quant à lui que ses protestataires d'occasion, comme s'il lui paraissait naturel d'être ainsi traqué, puisqu'il n'avait en propre ni tendresse, ni gîte.
Ses frères, qui seront ses compagnons captivité, ont quinze ans et douze ans.
Le plus jeune, qui a neuf ans, on n’a pas osé l'envoyer en correction.
On s’est cru plus magnanime de le livrer à l'Assistance publique.
Chevallon-de-Voreppe
Ce pourrait m'être ici l'occasion de parler de la maison de Chevallon-de-Voreppe.
Je l’ai signalé naguère à l'attention de M. le garde des Sceaux, à propos d'une plainte discrète qui m'était parvenue.
Marc Rucart fit procéder d'urgence à une enquête, mais le malheur et les usages voulurent qu'il en chargeât quelque magistrat de ses services.
J'ai très mauvais esprit, et je pense, par exemple, qu'il est toujours un peu vain de confier à un juge le contrôle d'un établissement créé, administré ou dirigé par un juge.
Aux destinées de la maison de redressement de Chevallon-de-Voreppe préside un conseiller honoraire de la Cour d'appel de Grenoble, M. Boccacio.
Je crois fermement qu'une délégation de pères ou de mères de famille eût abouti à d'autres conclusion que M. l'inspecteur délégué à Chevallon par le ministre de la Justice.
Au demeurant, dans la mesure où la solidarité de corps lui en laissait le loisir, cet inspecteur ne s'est pas interdit toute liberté d'esprit.
On a bien voulu me donner lecture de son rapport.
Il se terminait sur ce joli trait :
« Somme toute, Chevallon-de-Voreppe n'est ni mieux ni pire que la moyenne des établissements de même sorte. »
C'était une façon tout au plus un peu voilée de dire que c'est exécrable.
J'ai vu l'été dernier, à Chevallon-de-Voreppe — car je m'y suis introduit en fraude, avec deux confrères de Grenoble qui pourraient en témoigner — un garçon de vingt ans, exultant à la pensée qu'il serait soldat bientôt.
Son allégresse lui venait de ce que, rejoignant son régiment, il aurait à prendre le train, et par conséquent à traverser Grenoble pour se rendre à la gare.
Chevallon est à quelques trois kilomètres de Grenoble.
Enfermé à quatorze ans parce qu'il était devenu orphelin, ce garçon, depuis sept ans, aspirait derrière de hauts murs à la joie de connaître un jour la ville toute proche, dont les lumières le faisaient rêver.
Les trois gars Postollec, de Morlaix, finiront là, de même, leur jeunesse sans amour.
Il y a du pain, à Chevallon, et s'il advient qu'en châtiment de quelque peccadille on vous le serve sec en cellule, c'est encore du pain.
Les pauvres doivent se contenter de ce qu'on leur donne.
Et de quoi se plaindrait-elle, d'ailleurs, cette vermine chlorotique ?
Perdre son père des suites de la guerre, avoir une mère sans vergogne, qui boit les secours au débit, ce sont là des crimes qu'il est bien naturel que les enfants expient.
Source : La Dépêche de Brest 2 avril 1937
Un journal parisien ayant publié un article à forme quelque peu sensationnelle au sujet des jeunes Postollec, de Morlaix, nous avons voulu, pour calmer certaines émotions, nous livrer à une enquête.
À vrai dire, nous connaissions très bien la situation malheureuse des jeunes Postollec dont la mère est une ivrognesse notoire, et c'est par délicatesse envers ces pauvres enfants que nous n'avions pas parlé de la mesure, de bienveillance d'ailleurs, dont ils avaient été l'objet de la part de l'Office départemental des pupilles de la nation.
Il faut dire en effet, que le père des frères Postollec (Albert, né le 11 octobre 1917 ; Jean-Joseph, né le 8 juin 1922 et Henri-Jean, né le 26 mai 1923) a été tué à la guerre.
Or, les enfants Postollec n'ont pas été arrachés à leur mère puisque celle-ci, si nos renseignements sont exacts, a fait une demande pour que l'Office des pupilles de la nation s'occupe d'eux et les place.
M. Dramard. procureur de la République, a fait tout son devoir envers ces enfants.
Voici d'ailleurs, en substance, ce qu'il nous a déclaré hier, ce dont nos lecteurs se souviendront, puisque nous en avons parlé en temps utile.
La veuve Postollec, ayant comparu devant le tribunal correctionnel pour recel de litres de vin dérobés par l'un de ses fils, à Coatserho, fut condamnée à deux mois de prison avec sursis.
Par décision de la Chambre du conseil, en date du 8 octobre 1936, le tribunal confia le plus jeune des enfants Postollec à l'Office départemental des pupilles de la nation.
Mais, en raison de l'inconduite notoire de la veuve Postollec — il fut établi qu'elle poussait même ses enfants au vol pour pouvoir s’enivrer — une instance de déchéance de puissance paternelle fut introduite devant le tribunal.
Celui-ci décida que la tutelle serait désormais exercée, pour les trois frères Postollec, par l'Office départemental des pupilles de la nation.
Ce n'est donc pas une peine qui ai été infligée à ces pauvres enfants.
C'est, au contraire, par l'application des lois sur la protection de l'enfance que le tribunal a jugé nécessaire de les soustraire à de pernicieux exemples.
L'Office des pupilles de la nation se chargea de placer les jeunes Postollec, non pas dans une maison de correction, puisqu'ils n'avaient jamais été condamnés, mais dans un pensionnat, sorte de patronage laïque, réservé aux pupilles de la nation, se trouvant près de Grenoble.
Des renseignements que nous avons pu obtenir par ailleurs, il résulte que lorsqu'un officier de paix de Grenoble vint chercher les enfants à Morlaix le 18 mars, l'aîné d'entre eux se trouvait à Perros-Guirec, où il travaillait sur le marché.
Ce fut le brigadier de police Charles qui fut chargé de le ramener à Morlaix.
Tout cela se passa sans attirer l'attention des personnes présentes au marché.
Les jeunes Postollec acceptèrent d'enthousiasme de se rendre à Grenoble.
Ils furent habillés de neuf, des pieds à la tête, par les soins de la municipalité de Morlaix.
L'officier de paix de Grenoble, chargé de les accompagner, se conduisit paternellement à leur égard.
Nous en fûmes témoin.
Quant à la veuve Postollec, elle ne parut guère s'émouvoir de voir partir ses enfants.
N’avait-elle pas demandé, elle-même d'ailleurs, de s'en séparer ?
Les enfants Postollec auront, en tout cas, en sortant de l'établissement de Grenoble, un bon métier.
Qu'auraient-ils fait si on les avait laissés — les deux plus jeunes surtout, livrés à eux-mêmes ?