1937
Noces d'autrefois au pays de Léon
par Pierre Avez
2 sur 2
Source : La Dépêche de Brest 12 septembre 1937
Les mariages campagnards de jadis étaient la simplicité même :
ni fleurs, ni tapis, ni fauteuils, ni chants, ni soli de violons, ni allocution, ni réception à la sacristie.
Mais pour ne pas tourner à la parade théâtrale ou mondaine, l'échange des anneaux et la bénédiction nuptiale n'en revêtaient pas moins un caractère de solennelle gravité.
La messe terminée, le cortège sortit au son des cloches et se rendit tout droit à l'auberge pour le baiser de la mariée.
Marie dut essuyer le feu de douze cents baisers, à raison de trois par personne et Yves prodigua les poignées de mains.
Ils supportèrent cette épreuve avec un sourire héroïque.
Aux congratulations succéda le café, que les femmes aidèrent d'une brioche, et les hommes d'un banne hini krè.
Puis chacun régla laborieusement, à comptes de gros sous sa consommation et celle de sa cavalière.
Tandis que les anciens s'attardaient dans la salle d'auberge, les jeunes, impatients de mouvement, étaient partis, bras-dessus bras-dessous, chez la marchande de bouquets.
Cette vieille femme, qui portait la coiffe de Landerneau, la « je n'ose », tenait boutique sur la place aux vaches.
Elle avait le monopole de ces bouquets de papier que chaque cavalier offrait à sa cavalière :
Des œillets, des boutons de rose, des touffes de violettes ou de mimosa.
Les paysans, que la délicatesse du goût n'étouffait pas, préféraient bien sûr toutes ces fleurs artificielles aux fleurs des jardins.
Les jeunes filles les conservaient précieusement en souvenir, à moins qu'elles les aient laissé prendre par leurs cavaliers en gage d'une entente cordiale dont on faisait les plaisanteries que vous devinez.
De nos jours, ces touchants bouquets n'existent plus.
On se livre, par contre, à des débauches d'apéritifs, de cigarettes et de bonbons.
« Offre-moi des sucreries et je te paierai trente francs de tabac. »
Tel semble être le marchandage conventionnel et l'on peut voir les jeunes filles serrer, sur leur cœur, comme autant de trophées, d'énormes boites de caramels, dont elles feront plus tard des boîtes à chicorée, et les garçons bourrer leurs poches de cinq à dix paquets de cigarettes.
C'est un match de générosité, où la vanité a sa part.
Il faut dire que tous les couples sont arrêtés, à chaque pas, par des amis, des connaissances, des enfants auxquels ils font largesses.
À midi, les parents des nouveaux mariés donnèrent le signal du retour :
Mais ce ne fut pas une petite affaire que de reformer le cortège.
Il y avait une telle confusion de chars à bancs !
Les chevaux s'étaient bourrés d'avoine et ruaient dans les brancards.
On eut mille peines à les sangler.
Jamais l'auberge de Ty-Ruz (la maison rouge) n'avait retenti d'un pareil concert de jurons et de hennissements, mêlés de chants bretons.
Yves et Marie partirent en tête dans la voiture du parrain.
Une salve d'applaudissements et de hurrahs salua leur départ.
Derrière, cahin-caha, le cortège s'organisa.
Tout alla bien sur la grand'route, mais il y eut des drames dans le chemin boueux.
Un char resta enlisé, immobilisant toute la colonne.
Les hommes durent descendre et unir leurs efforts pour le dépanner.
Plus loin, un cheval butta dans une pierre et s’abattit, sans grands mal pour lui-même et les occupants de la voiture.
En ce temps-là, les apéritifs étaient inconnus à la campagne et pourtant les appétits n’étaient jamais en défaut.
C'est qu'on ne mangeait de viande de boucherie que dans les grandes occasions.
La table d'honneur, au haut de la grange, était réservée aux nouveaux mariés et au couple d'honneur, ainsi qu'aux ancêtres des deux familles.
Les jeunes emportaient d'assaut les places les plus proches de de la table d’honneur ;
quant aux communs des invités, ils se voyaient relégués au bas bout et exposés aux intempéries.
Chacun avait apporté son couteau et sa serviette.
L'apparition des podaises de soupe fumante, apportées précautionneusement par des femmes de la noce que leur âge canonique vouait à la charge du service, suscita des cris de joie parmi l’assemblée.
C’était une soupe grasse où l’on n’avait ménagé ni la viande, le lard, ni les légumes.
Malheureusement, ce succulent bouillon était presque complètement tari par le pain taillé à la va comme je te coupe en quantité invraisemblable.
N'importe !
Les invités firent bruyamment honneur à ce magma brûlant dont ils redemandèrent ;
les podaises furent proprement rincées et il ne resta miette dans les assiettes.
Riche innovation que ces assiettes.
Dans la plupart des banquets on n’en mettait pas, et chacun trempait à même les plats, sa cuiller, son couteau, son pain ou même ses doigts.
On n’était pas dégoûté autrefois.
Comme disait l’autre : « Tout ce qui rentre, fait ventre. »
Cependant, l'échanson : « Paotr ar gwin » l'homme de confiance du patron, qui avait la haute main sur les barriques, ne se lassait pas de faire tirer des bouteilles de vin rouge, que ses aides bénévoles — âgés comme lui et comme lui invités — distribuaient parmi les tables.
Après la soupe on apporta les tripes.
Tout le monde tapa dans le plat avec entrain.
Quel régal !
Comme ça coulait chaud et doux dans le gosier avec les énormes lèches de pain, dégoulinantes de sauce !
Il y avait longtemps que le sac’h ar bouzellou n'avait été à pareille fête.
Le Kig a farz succéda aux tripes.
Du coup, la plupart des convives dédaignèrent leur assiette et se mirent à manger dans leur main.
Ceci, par exemple descendait moins vite et le vin devait venir fréquemment à la rescousse.
Les conversations montèrent d'un ton.
On ne s'entendait plus.
Yves et Marie mangeaient du bout des lèvres et ne savaient que sourire de confiance aux plaisanteries que des gaillards, échauffés de vin leur lançaient de loin.
Au rôti, Kig rost, un chanteur entonna une de ces mélopées bretonnes dont l'ennui le disputait à la longueur et que l'on écoutait religieusement, sans — pour autant — oublier qu'on était là pour manger et boire.
Puis, deux jeunes filles, deux sœurs, interprétèrent un duo de circonstance.
On fit un sucés délirant aux chansons vaguement obscènes d'un soldat permissionnaire.
Il dut dévider tout son répertoire.
Piqué d'émulation, un vieux garçon, à moitié saoûl, qui avait fait la guerre de Crimée dans les zouaves et le répétait dix fois plutôt qu'une, entreprit de se faire entendre.
On l'écouta par politesse, mais comme il insistait, s'accrochait avec cette obstination insensée des ivrognes, un autre chanteur se leva à une table voisine.
Des convives, qui étaient trop loin, se lassèrent de tendre l'oreille à cet invraisemblable duo et se reprirent à parler haut.
Joignez à cela les cris des enfants et les jacasseries des femmes et vous aurez une idée de la cacophonie que faisait cette noce monstre.