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1937

Pâques à Lesneven
par François Ménez

 

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Source : La Dépêche de Brest 11 avril 1937

 

Lesneven, sous son ciel de jeudi pascal, avait, cet après-midi-là, un charme fait de douceur et de nostalgie de petite ville à demi-morte du fond des terres.

Les cloches, le matin même, avaient pris leur envol pour Rome.

Dans le silence des clochers de Saint-Michel et de toutes les paroisses avoisinantes, du Folgoët à Kernouès et de Trégarantec à Lanarvily, le Léon d'entre Lan-ar-Paganiz et Daoudour était plus que jamais une terre de mélancolie.

 

Et le silence était d'autant plus complet que c'était lendemain de grande foire, foire d'avril portant les promesses du printemps qui hésitait à venir.

Mais on sentait quand même le soleil tout proche et près de fleurir, derrière la tenture inconsistante des nuées.

 

On se reposait à Lesneven du remue-ménage de la veille.

Les balayeurs avaient fait grève :

sur les petites places aux marchands, qui demeuraient tendues de paille piétinée et de crottin, on respirait une bonne odeur d'étable.

Personne dans les rues de Notre-Dame, de Jérusalem, de la Liberté ou de l'Égalité, dont les noms résument le passé de la ville, depuis les temps dévots où des Lesneviens étaient allés à la croisade jusqu'aux jours de !a grande Révolution, qui avaient vu le citoyen-évêque d'Expilly prêter serment, dans l'église des Récollets.

Le général Le Flô lui-même — le bon monsieur Adolphic — avait sous son attirail guerrier, juché sur son socle en pierre de Ker-santon, je ne sais quelle apparence débonnaire.

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On n'en était que plus à l'aise, dans cet engourdissement des petites rues propice à la méditation, pour imaginer la vie du passé.

On se représentait Lesneven avec son présidial, ses suppôts de justice :

Procureur, notaires, avocats, sergents du Roi, tout un monde de robins gravitant autour du siège royal, et, au bas de l'échelle, greffiers, geôliers et bourreaux.

On suivait, de place en place, Jehan Marhec, le Monstre du Folgoët, « homme de très mauvais gouvernement, mahaigneur (*) et tueur de gens, jureur et renieur de Dieu », objet de trois excommunications successives, conduit au gibet de Croaz-an-Rod, pour y avoir la tête tranchée, son bras dextre coupé, son corps pendu et sa tête mise et attachée sur le grand chemin, au lieu et manoir de Gicquelleau.

(*) Mahaigneur : celui qui mutile, qui estropie, qui tourmente.

 

On évoquait, dans la maison de noble de la rue Notre-Dame, à la façade de belle allure, dorée de mousses et de lichen, René Calvez de Kerambars, conseiller au Parlement, maire de la ville, cinq fois député aux États, plongé dans ses travaux de juriste.

L'on se demandait en quelle autre maison d'aussi bel aspect Hoche, durant la Chouannerie, avait installé son quartier général d'où des relais de chevaux « frais et vifs », échelonnés au long de la route, lui permettaient de rejoindre, au grand galop, oultre (*) les monts d'Arrée, l'Élorn et l'Aulne, sa maîtresse ivre de caresses qui l'attendait au château de Trévarez.

Et l'on cherchait à savoir, dans la mesure où les lieux ne s'étaient point trop transformés, en quelle auberge de la place logea Guy Le Guen de Kerangal, gentilhomme campagnard de Landivisiau, la veille du jour où il fut proclamé, avec François-Prud'homme de Keraugon, de Saint-Pol, député de la sénéchaussée.

(*) Oultre : plus loin, au-delà.

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Ce qui contribuait à me plonger plus parfaitement dans l'atmosphère du passé, c'est que j'avais pour guide un arrière-neveu de Jean-Marie Lesconnec, caporal de la garde nationale, à qui la Communauté, au soir de sa constitution, fit distribuer une grande barrique de vin pour réchauffer son enthousiasme.

Et ce guide, Lesnevien lui-même d'origine, savait à quelles gens il importait de vous conduire, pour être renseigné comme il convenait sur l'âme de Lesneven et ses principales activités.

 

J'admire beaucoup les géographes et les voyageurs qui, pour avoir traversé une cité et y avoir mangé quelque jour à table d'hôte, sont capables d'exprimer à son sujet un avis définitif.

Pour moi, la meilleure façon de connaître une ville, c'est de s'imprégner peu à peu de son atmosphère et de s'entretenir de préférence avec ses petites gens :

Artisans, courtauds de boutiques, voire traîne-besaces qui, d'avoir longtemps battu un pays, usé le pavé des rues, n'ont pas manqué de glaner, en même temps que les quignons d'aumône, pas mal de bonnes histoires au hasard des carrefours et des chemins.

Et les langues ne se délient jamais mieux que devant une table d'auberge, fraîche l'été,

 

Non pas que la boisson qu'on vous sert d'ordinaire à Lesneven, cependant si friande de craquelins et de « quartiers-maîtres », comme en la plupart des bourgs du Léon, soit de haut goût ni de nature à vous échauffer beaucoup :

C'est un breuvage constitué de limonade teintée d'un soupçon de rhum et qu'on dénomme pompeusement du « Champagne breton ».

En cette terre sans pommiers, il vous donne l'occasion de songer avec mélancolie aux bons cidres qu'on a eu l'occasion de déguster en Trégor ou en Cornouaille, à Ploubezre comme à Fouesnant.

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Le premier compagnon auquel mon guide me conduisit donc, c'est un maréchal-ferrant de la sortie de ville, au détour de la route de Saint-Pol-de-Léon.

Un forgeron sexagénaire, velu comme un cyclope, membré comme un Titan, aux cheveux poivre et sel, plantés bas sur le front et roides comme des piquants de houx.

 

Lesneven, comme il va de soi, était à ses yeux la meilleure ville de l'évêché et dont les habitants, de tous les Léonards, étaient le plus chargés de mérites.

Mais la ville n'est plus, à beaucoup près, selon lui, ce qu'elle fut naguère, non point sans doute au temps de la cour royale, connu des seuls savants qui peuvent l'étudier dans les livres, et où il était courant de dire que quiconque allait de Landerneau à Lesneven laissait derrière soi la lune et avait au front le soleil.

Au bout des soixante ans qu'il avait vécus, les choses étaient loin d'être telles qu'il les avait connues, dans un temps où les foires, aussi peu qu'on ait aujourd'hui à s'en plaindre, étaient toutefois plus achalandées, où les Pagan y venaient sur la corne de leurs pieds nus, où les laitiers de Gouesnou y achetaient les vaches aux pis lourds que les fermiers de Plouescat et de Cléder y amenaient par les chemins de grève.

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Le monde, certes, n'était plus ce qu'il avait été, et en bon maréchal, notre homme en jugeait, comme des choses et des gens, de son temps et des nouveautés à travers sa maréchalerie.

Les choses s'étaient transformées, pas toujours dans un sens heureux, au cours du demi-siècle qu'il avait passé à battre l'enclume, où ses yeux s'étaient rougis à fixer toujours le feu de sa forge et le fer incandescent.

 

Pour s'en tenir à un point qui plus qu'aucun autre, lui tenait à cœur, il déplorait de voir ce que l'automobile, invention du diable, avait fait de son beau métier.

Il avait connu l'époque où cinq forges, dans sa ville, suffisaient à grand'peine à la demande et où, pour son propre compte, il occupait neuf ouvriers.

De ces cinq forges, deux seules subsistaient, et il avait juste assez de besogne pour employer deux compagnons.

 

Un déclin aussi marqué de son art, en plein cœur de ce pays du Léon, terre bénie du cheval, lui paraissait une pitié.

Et il se demandait jusqu'où, à ce train, risquait de nous mener le progrès des hommes.

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