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1937

Pardons d'hier et d'aujourd'hui
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 20 juin 1937

 

Je viens de voir l’un des derniers Bretons, le dernier peut-être.

Comme vous pensez, il n'est plus très jeune.

Il exactement 90 ans.

Sa tête, qui fut belle et expressive, se décharne de jour en jour et la peau accuse plus étroitement les contours du crâne, la saillie des vaisseaux et des tendons.

Ses yeux bleus jadis, de ce bleu mêlé de gris si fréquent chez les Celtes, sont devenus presque incolores, tant l’âge et les larmes les ont délavés.

Sa voix sans dents, alimentée par une soufflerie défaillante, chevrote, siffle et s’enroue rapidement.

Marcher lui est pénible, parler le fatigue.

Il a vu mourir des fils, des petits-fils, des arrière-petits-fils.

Lui reste encore, anachronique, comme un chêne debout dans la forêt massacrée, avec une petite lueur de malice au fond du regard, une petite lueur qui a l'air de dire aux jeunes :

« Faites-en autant pour voir ».

 

Ses enfants sont bons pour lui, bien qu'il leur ait, depuis longtemps, cédé tous ses biens.

On le soigne, on le tient propre, on le met au soleil dès qu'il y a un rayon.

Il est l'aïeul, le tad-gu, l'orgueil de la famille, le témoin du passé.

Il sait des choses et les raconte volontiers.

 

« Les gens de mon temps — me dit-il en substance — étaient très dévots.

Tous les soirs, on lisait la Vie des saints et l'on faisait une longue prière en commun.

On interrompait son travail pour se mettre à genoux dans les champs quand tintait l’Angélus.

Les offices étaient suivis avec ferveur et les pardons étaient de fêtes de l’âme, des occasions de faire pénitence, de gagner des indulgences.

 

« Par mortification, nous y allions souvent à pied, à marches forcées qui duraient toute la nuit.

Au petit jour, nous arrivions au lieu du pèlerinage, harassés, les pieds en sang.

Sur la lande rase, éclairée par l'or des ajoncs et le rose des bruyères, la chapelle vénérée se dressait au-dessus d'une ville de toile surgie de terre comme par enchantement.

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« C'étaient des tavernes en plein air, des étalages de gâteaux-cuirs, de pains au lait, de blosses, de bigarreaux.

Nous nous affalions pour un court somme, au pied des tentes.

Le grand jour, les sonneries de cloches, les rumeurs de la foule, d'heure en heure croissante, nous arrachaient brutalement à nos rêves de Paradis.

 

« Nous entrions alors dans la chapelle, pour déposer au pied du saint les offrandes d'usage :

poules, agneaux, beurre, lin, miel ou blé, qui devaient être vendus le soir même, à la criée, devant la croix du cimetière, par les soins du marguillier.

 

« Bienheureux ceux qui trouvaient place dans la chapelle pour les offices !

 

« La plupart d'entre nous, trop tard venus, devaient rester parmi les tombes d'alentour.

À genoux dans la terre souvent détrempée, la tête nue exposée au grand soleil, nous offrions au ciel nos misères et nos prières.

Pour obtenir une grâce, un pardon ou remplir un vœu d'aucuns faisaient le tour de la chapelle, nu-pieds ou a deux genoux, un cierge à la main.

Des marins sauvés du naufrage apportaient un débris de leur navire ou un petit vaisseau joliment gréé qu'on suspendait à la voûte du sanctuaire.

 

« Après la grand'messe, nous allions grignoter quelque gâteau et boire une chopine de cidre ou d'hydromel.

Les mendiants étaient nombreux et insistants.

Avec leurs guenilles, leurs bissacs, leurs longs bâtons blancs, leurs visages hâves, mangés de poils, leurs plaies soigneusement mises en valeur, ils exploitaient, ainsi qu'un fonds de commerce, la crédulité et la pitié publique.

 

 

Chacun leur lâchait une aumône, car on se souvenait de la parole évangélique :

 « Un verre d'eau donné en mon nom... ».

Des Normands achetaient des chevelures de femmes en échange de colifichets.

Maintenant, les malheureuses ! il leur faut payer pour se faire couper les cheveux.

Des colporteurs promenaient leurs balles de pacotille dans la foule.

Les aveugles exposaient des gwerziou bretons et des gravures coloriées illustrant des événements récents ou légendaires.

J'en ai conservé une, de ce temps, qui retrace les exploits du grand Poléon, comme ils disent.

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« La procession mettait le comble à notre exaltation mystique.

Les croix massives d'or et d'argent, les somptueuses bannières de velours, le dais empanaché, les lanternons à feu rouge, les reliquaires, les châsses vitrées et, dominant le tout, la statue du saint, oscillaient au bout des bras ou sur les épaules des porteurs.

Quand il ventait fort, les aides devaient intervenir pour mater debout les enseignes, gonflées comme des voiles.

Derrière les enfants de chœurs, vêtus de pourpre, venaient le clergé de trente paroisses, les chanoines bien en chair, les bonnes sœurs émaciées, les enfants de Marie qui baissaient des yeux pudiques vers leurs rubans bleus et la foule immense, bigarrée, recueillie qui – chapelet et cierges en mains – chantait les hymnes et les cantiques avec une conviction non exempte de fausses notes.

 

« Autant de saints, autant de pardons.

On allait au Relecq pour demander la guérison des maux de ventre ;

à Saint-Herbot pour les maux d’yeux ;

à l’île Callot pour obtenir un enfant ;

Saint Herbot, dans la montagne, passait pour être propice aux animaux.

À Saint-Éloi, près de Landerneau, on menait les chevaux entendre la messe.

Rumengol, Sainte-Anne-la-Palud attiraient toutes sortes de malades et d’estropiés ;

des béquillards traînant une jambe atteinte du mal de Saint-Antoine érysipèle ;

des aveugles ; des gens qui avaient attrapé la gale ou mal de Sainte-Marie, fréquent autrefois ;

d’autres qui tombaient du haut mal, qui souffraient d’un rhume descendu sur la poitrine ou de douleurs ;

des femmes mal relevées de leurs couches ou que désespérait leur stérilité ;

des jeunes filles trop pâles, des enfants teigneux ou arriérés, des simples d’esprit, des possédés.

Et c’étaient de délirantes adjurations à la « vierge de tous les remèdes ».

Comme on croyait aux miracles, il s’en produisait.

J’en ai vu moi qui vous parle.

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« Après la fête, adieu le saint !

Quand les prêtres avaient rejoint le presbytère où les attendait un succulent repas, préparé par les soins d’une experte carabessen, les jeunesses se mettaient à danser (je vous parle de la Cornouaille).

Le biniou et la bombarde se hissaient sur des barriques vides.

Vêtus de blouses bleues, le toq seiz incliné sur l'oreille, les joues creusées d'un sillon hilare et l'œil humide de malice, ils maîtrisaient la mesure rebelle dans un battement de pieds, sonnant tour-à-tour la gavotte, le jabadao, le passe-pieds.

Après chaque danse on leur portait à boire.

Les gâs entraînaient les filles dans une ronde échevelée où se mêlaient tous les costumes de Basse-Bretagne.

C’est ainsi que j’ai connu ma femme : une Kernévodez (Dieu ait son âme !).

 

« Maintenant, ils ne savent plus prier ni s’amuser.

Il leur faut des autos pour se rendre aux pardons ;

ils s’habillent comme des bourgeois et ont délaissé, pour l’affreuse casquette, le grand chapeau de velours ou de paille blanche, si seyant avec ses longs rubans et sa boucle d’argent. »

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L’ancêtre exagérait.

Des pardons comme ceux du Folgoët ou de Rumengol (pour ne parler que du Finistère) sont encore d’étonnantes manifestations de la vivacité des croyances religieuses dans nos campagnes.

Certes, l’atmosphère est plus mêlée qu’autrefois et la proportion de simples curieux a beaucoup augmenté ;

mais la minute est toujours impressionnante, où Monseigneur de Quimper et de Léon élève, au-dessus de dix mille têtes prosternées, l’ostensoir rutilant où reposent sous les espèces du pain azyme, le corps, le sang et la divinité du Christ-roi.

 

On va toujours à Saint-Jean-du-Doigt pour les maux d’yeux, au Relecq pour les maux de ventre (encore que beaucoup préfèrent désormais les oculistes et les médecins).

Si l’on ne conduit plus les chevaux entendre la messe à Saint-Éloi, on y porte en offrande propitiatoire les crins de l’animal.

La fameuse jument de pierre de Locronan, aux jours de Troménie, reçoit toujours la visite des femmes stériles en mal d'enfants et le pardon de Plougastel-Daoulas, grâce à la survivance des merveilleux costumes locaux, reste un des spectacles les plus consolants que puisse admirer un Breton amoureux du passé.

 

Le dimanche qui précède la Saint-Michel, les Paganiz de Plouguerneau continuent à se disputer, en pleine église, à coups d'enchères, l'honneur de promener, à bouts de bâtons, les statues des saints.

Et l'on peut voir comme autrefois, dans le cortège de la procession, des marins affublés de curieux pantalons de dentelle.

 

Cependant, la fête profane tend à prendre le pas sur la fête mystique.

Dans certaines paroisses, la procession n'est plus qu'un maigre défilé, composé surtout de femmes et d'enfants, qui s'écoule parmi l'indifférence quasi-générale, tels ces torrents de montagne, perdus — l'été — dans leur large lit caillouteux.

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Au Veni Creator les jeunesses préfèrent la rengaine du jour, aboyée par un chanteur de rue sur le rythme canaille d'un

accordéon ;

à la musique sacrée, les valses lascives du pick-up de la salle de danse ;

au recueillement de la prière, les mouvantes délices des casse-gueules.

 

Les garçons farauds, bras-dessus bras-dessous, vont à l'abordage des filles aux yeux hardis, groupées, elles aussi, dans un réflexe de défense.

On se bouscule volontairement, on se marche sur les pieds, on se bourre les côtes, on s'aveugle à flots de confettis.

 

Les baraques foraines font des affaires d'or.

Les auberges regorgent de consommateurs et les jeunes recherchent les coins sombres où l'on peut s'embrasser à l'aise.

Des idylles s'ébauchent, qui ont souvent pour conclusion la mairie et l'église.

Car l'église, même délaissée attend le paysan breton à tous les carrefours de son existence.

Elle a la patience des choses durables ;

elle sait bien qu'à l'heure de la mort, ces jeunes insouciants, devenus des vieillards conformistes, sinon dévôts, feront appel à leur curé.

Et la prieuse, la pedennerez, de sa voix psalmodiante, implorera pour l’âme du défunt, le secours de tous les saints qu’on honore encore dans les pardons de Bretagne.

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