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1937

En train de plaisir
de Brest à Brignogan

 

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Source : La Dépêche de Brest 20 juillet 1937

 

Le chemin de fer départemental, qui unit Brest à l'Aberwrach, à Brignogan et à Saint-Pol-de-Léon, est aujourd'hui un condamné à mort auquel le Conseil général, en une heure de clémence, a accordé un sursis.

Il garde encore, à défaut de jeunesse, la grâce mélancolique des vieilles choses qui ont eu leur heure de gloire et de splendeur et qui s'obstinent à ne pas vouloir mourir.

 

Les wagons et les voitures, trop nombreux pour un service réduit, sont tristement alignés sur les voies de garage, comme s'ils y dormaient depuis longtemps déjà.

Un seul train journalier va encore de Brest à Plouescat ;

il part le matin, de bonne heure, et revient au crépuscule, de sorte que sa présence passe à peu près inaperçue.

Mais les dimanches d'été, ce chemin de fer de la Belle au Bois Dormant s'éveille, sort de sa léthargie, et conduit ses derniers fidèles vers les plages de la région.

 

Ces ultimes survivants d'un âge révolu ne sont pas nombreux, mais ils sont l'objet des plus délicates attentions :

S'ils arrivent quelques minutes en retard, on les attend ;

on prend quelques banlieusards à l'Allée Verte, où jadis le petit train passait fièrement, sans s'arrêter ;

à Lambézellec, on ajoute une voiture spéciale pour une quinzaine de voyageurs qui se sentiront en famille, bien groupés, au lieu d'être mêlés aux promeneurs venus de Brest.

Et l'on repart.

 

Déjà, dans les douves, on avait dû marquer un arrêt pour ne pas heurter les animaux d'un cirque ambulant, des chevaux étiques, un dromadaire pelé qui broutaient bien tranquillement, sans se douter qu'un convoi de fer pût circuler au milieu de ces pâturages et de ces broussailles.

Après Le Rufa, on est en pleine campagne ;

autrefois, si l'on se penchait à la fenêtre, on voyait, à droite et à gauche, les pierres du ballast ;

elles sont aujourd'hui recouvertes d'herbe, le sentier qui longe la voie n'est plus frayé :

Les branches des arbres et des arbustes, qu'on a négligé d'élaguer, viennent fouetter la carrosserie des voitures ;

on est entièrement plongé dans la verdure.

De temps en temps, on passe sous un ponceau, on contourne une falaise rocheuse, on côtoie des paysages agrestes, on traverse des ruisseaux qui doivent être, pour les pêcheurs à la ligne, de vrais paradis :

Ces doux philosophes figurent en bonne place parmi les derniers clients de la ligne abandonnée.

 

Jadis, au carrefour des routes, le petit train avait la priorité, et les véhicules à chevaux ou à moteur devaient lui laisser place.

Légalement, on doit toujours lui céder le passage.

Mais il n'use plus aujourd'hui de son droit avec l'arrogance d'autrefois ;

il ralentit avant de traverser les routes, s'excuse presque, en sifflant longuement, du trouble momentané qu'il apporte à la circulation :

Les vieillards, qui ont vu beaucoup de choses et que l'expérience rend indulgents, ont seuls de telles délicatesses...

À moins que ce sifflet bruyant et prolongé ne soit un dernier cri de fierté, l'ultime chant du ténor qui va prendre sa retraite et qui dit à ses derniers admirateurs :

« J'existe toujours, voyez,  je suis encore bon à quelque chose... »

Si on l'écoutait, le petit train nous raconterait bien des histoires du temps jadis.

Il en a tant vu, dans sa carrière de transporteur :

Des foules pieuses qui se rendaient en pèlerinage au Folgoët, des caravanes scolaires à la recherche d'air pur, des amoureux qui, dans les wagons mal éclairés, poursuivaient de tendres idylles.

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Saint Gouesnou lui-même, dans la niche de sa fontaine, avait un beau sourire de pierre pour accueillir ce revenant qui lui rappelait le passé :

Pauvre saint !

Ses visiteurs sont moins nombreux qu'autrefois.

Jadis, il voyait passer les locomotives, les wagons de voyageurs à chapeaux enrubannés ou à coiffes blanches, les wagons de marchandises pleins de bestiaux ou de goémons.

C'était sa principale distraction ; bientôt elle lui sera retirée, hélas !

Et les paysans, au bord des sentiers ou dans les prairies, ne salueront plus de la main le tortillard qui mettait un peu d'animation sur les landes du Léon...

 

La descente sur Goulven au fin clocher, le trajet le long des polders de la baie sont pourtant bien jolis, et le retour vers Brest, au coucher du soleil, est empreint d'une véritable beauté ;

dimanche, le soleil, en partie voilé par les nuages, lançait des rayons dans tous les sens et semblait entouré d'une gigantesque auréole...

 

Qui dira jamais le charme de la plateforme arrière, d'où l'on voit tant de choses :

La mer bleue, l'horizon ponctué d'innombrables clochers, le talus qui prend feu instantanément parce que la locomotive, essoufflée par la montée, a craché de rouges étincelles, le poulain qui s'effraie du monstre inconnu ?

Qui racontera que le chef de gare de Plouider a transformé les quais en un boulodrome, qu'autour de lui des spectateurs intéressés ont apporté des bancs qu'on a mis en travers de la voie ?

Quand le train vient, on débarrasse les lieux, le chef de station remplit consciencieusement son office, puis, une fois que le dernier wagon a franchi la dernière aiguille, les bancs reviennent chevaucher les voies, les témoins reprennent leur poste d'observation, et l'employé, après avoir soupesé sa boule, la lance vers le but...

 

À une époque où la poésie, chassée de partout, ne sait où se réfugier, on la rencontre encore quelquefois le long des voies ferrées agonisantes, parmi les bruyères et les fougères, dans l'ancien jardin du chef de gare de Plabennec où les fleurs d'une plate-bande jadis cultivée, réussissent encore à éclore dans un fouillis d'herbes qui leur disputent la place...

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