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1937

La vallée de la misère
à Brest

 

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Source : La Dépêche de Brest 2 janvier 1937

 

C’est dans la vallée de la misère.

Peut-être ne la connaissez-vous pas ?

 

Au « Bragen », tout près de ce terrain du Douric, actuellement en lotissement.

C’est là.

Un immense terrain vague, bosselé, boueux, montueux.

À l’entrée, un dérisoire écriteau :

« Défense de déposer des attraits ou des ordures sous peine d'amende. »

 

Cependant, cette vallée de la misère est toute jonchée de ferrailles sans nom, de chiffons, de toutes ces choses dont personne ne veut plus et qui servent encore aux plus malheureux parmi les malheureux.

Dans le fond du terrain, il y avait, il n'y a pas si longtemps, quelques arbres.

On les a coupés.

Dépouillés de leur feuillage, ils gisent à terre.

Deux ou trois roulottes sont établies sur la hauteur, entourées de draps qui sèchent au pâle soleil d'hiver.

Au centre de cette zone étrange, il y a un bas-fond, auquel on accède par un sentier glissant.

Quelques chèvres, çà et là, cherchent une maigre pâture dans l'herbe qui pousse encore entre les ferrailles.

Descendons ce chemin coupé d'embûches.

Voici le petit village, lamentable, aux constructions précaires, près d'un lavoir où chante l'eau courante et fraîche.

Quelques arbres subsistent encore, qui projettent leur ombre parcimonieuse sur un immense tas de débris d’une invraisemblable diversité.

C'est un village de cauchemar, dont la solitude n'est troublée que par le passage de quelques enfants insouciants.

Il y a là une construction invraisemblable, à proximité de quelques autres plus... normales.

Cette « case » fait songer par sa forme à celles que bâtissent les indigènes des îles les plus reculées de l'Océanie.

 

Elle a la forme d’un bateau renversé.

Une porte, faite de chiffons et pas de fenêtre.

L'ensemble de la construction constitué par des plaques de tôle, des ailes d'automobiles, des fils de fer.

Ce refuge a été bâti par M. Hervé Kermingant, ancien artisan et aussi ancien sonneur de cloches.

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M. Kermingant est un petit vieillard propre, souriant, dont le regard est demeuré étonnamment vif.

Nous le trouvons, alors qu'armé d'un balai de fortune, il fait le ménage autour de chez lui, c'est-à-dire dans sa cuisine, qui est en plein air.

Hervé Kermingant est né le 10 juillet 1873, à Plabennec.

Il appartenait à une famille de cultivateurs. Ainsi il commença par s'initier aux travaux des champs.

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Puis, comme Olivier Twist, orphelin très jeune, et sans famille, il travailla chez le bedeau de la paroisse :

— Nous faisions des cercueils, dit-il.

Et il y avait beaucoup de travail.

C'était le bon temps.

« J'aidais également le bedeau dans son service de fossoyeur.

Ainsi passèrent les années de ma jeunesse.

« En 1910, je suis venu à Brest.

J'avais, entre temps, travaillé aussi chez un ébéniste, qui faisait des lits-clos et des meubles pour les fermes.

Mais je n'ai plus eu assez de travail.

« Arrivé en ville, j'ai trouvé de l'embauche à l'usine des produits chimiques.

Puis, pendant des années, jusqu'en 1931, j'ai sonné les cloches à l'église de St-Marc.

Comme quand j'étais jeune, je donnais la main au bedeau.

Il m'arrivait même de chanter dans les offices. »

M. Kermingant nous cite le « Credo », le « Magnificat », etc..

Puis il ajoute doucement :

— Ceci est dans l'Évangile de Saint- Laurent : « Partagez votre pain avec les pauvres ».

Il reprend :

— L'âge venait.

J'ai dû entrer un à l'hospice civil.

Après avoir été, soigné, il fallait bien m'en aller.

 « C'est alors que je suis venu ici, en 1931.

Aujourd'hui, j'ai perdu un doigt, de la main gauche (M. Kermingant retire son gant de laine) ;

j'ai la jambe gauche à demi-paralysée et je souffre beaucoup.

Voyez-vous, ma maison est si petite que je ne peux pas m’y allonger.

Cela est très pénible.

Et je ne peux plus songer à bâtir autre chose.

Je suis trop vieux.

 

«  Trop vieux pour aller sur le « trimard ».

Maintenant tout est fini pour moi.

Il faut attendre la fin. »

 

Et voici son vœu ultime :

— Je voudrais bien entrer à l’asile de Poul-ar-Bachet.

Vous ne savez pas ce qui m’y ferait plaisir ?

Je pourrais bêcher, sarcler, peut-être même traire des vaches.

Alors je retrouverais tous les souvenirs de mon enfance.

 

«  Et puis je pourrais manger tous les jours.

Ici, je ne peux pas.

Pour avoir de quoi manger, je pars le matin à 5 h. 30.

On trouve encore des choses utiles dans les poubelles.

Voyez ma petite valise noire, elle est bourrée de croûtons de pain.

Ce que je ne mange pas, je le vends à des gens qui élèvent des poulets.

 

« Je ramasse des débris de légumes, des os, tout ce qu'il me faut pour faire une soupe.

Et je connais aussi des personnes charitables qui m'aident.

 

« C'est vrai : je pourrais être encore plus malheureux que je le suis. »

 

Tout en faisant son petit ménage, M. Kermingant — qui est un homme auquel on n'a rien à reprocher — ajoute, montrant, son toit :

— Ce qui me contrarie le plus, c'est qu'il pleut chez moi.

J'ai bien fait tout ce qu'il faut pour empêcher cela, mais je ne peux rien de plus.

À proximité de la case de ce pauvre homme, il y a, comme je le disais, d'autres petites constructions.

Celles-là sont presque solides.

C’est là que nous retrouvons « Petit Pierre », qui n’est certes pas un méchant homme et qui a organisé sa vie au mieux dans la mesure de ses moyens.

 

« Petit Pierre » ne manque pas de philosophie, ni d’expérience.

Il a trop souffert pour cela.

 

Avec lui, nous trouvons aussi un ancien meunier, au bon visage moustachu.

Celui-là regarde la vie bien en face … quand même.

 

Cette « vallée de la misère », à l’heure où tout le monde pense au nouvel an, méritait une visite.

 

Et comment ne pas s’attarder alors sur cette parole, dont le pauvre vieux fait peut-être son espoir :

« Partager votre pain avec les malheureux ».

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