1939
On tourne le film "Remorques"
au port de commerce de Brest
par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 12 juillet 1939
Le vent souffle avec des accès qui semblent devoir tout arracher.
La mer, soulevée par de brusques sursauts, balaie les jetées et les quais.
À la cheminée du remorqueur de sauvetage, les rafales arrachent d'épaisses fumées qu'elles dissolvent en un instant.
Près de la passerelle, dans leur cabine, les radiotélégraphistes sont à l'écoute.
Ils y sont par tous temps, nuit et jour.
Dans les antennes l'ouragan siffle mais elles n'en capteront pas moins les appels venus du large.
Et au premier signal, dans ce navire en attente, toute l'activité va se manifester.
S. O. S. !
Un navire réclame du secours.
Un équipage est en péril.
Des ordres sonnent.
Les sauveteurs se précipitent.
Le remorqueur fonce déjà dans la vague écumante.
Ces appareillages brusqués, opérés sans bruit, sans éclat, sont d'une beauté sublime.
Le temps ?
L'état de la mer ?
On ne s'en inquiète jamais.
« Sommes partis, télégraphie-t-on, comptez sur nous ».
Ciné-Mondial 29 novembre 1941
Le sujet a tenté le talent de M. Roger Vercel.
Il en a fait « Remorques ».
Le cinéma, à son tour, a voulu fixer par l'image la vie héroïque des sauveteurs.
En mars, on tournait en mer la détresse d'un navire qui, pour la circonstance, était représenté par le P.L.M. 22.
Mais les prises de vues d'un film ne se font pas chronologiquement.
On en prend des petits bouts ici ou là, selon les circonstances et les possibilités.
C'est ainsi qu'à présent on en revient aux scènes concernant la rentrée à bord du remorqueur de ceux qui l'ont momentanément quitté.
Plus tard on reprendra l'appareillage du navire ainsi que les indispensables scènes de bord, puis toutes les enjolivures du scénario.
Depuis trois soirs, par exemple, on prend autour de nos bassins des effets de nuit avec le concours de projecteurs et des illuminations habituelles sur rade.
Il est évident qu'au port de commerce cela constitue un événement.
On s'en aperçut hier tout particulièrement au cours de la matinée.
Dès huit heures, les cinéastes arrivaient pour prendre toutes dispositions et préparer le matériel.
Comme l'escalier du cours Dajot allait être utilisé, toute la crête de la promenade se garnit de curieux.
Il en fut de même rue de Porstrein, que devaient emprunter les acteurs.
Ici on installait une petite voie sur laquelle devait rouler la plate-forme portant l'appareil de prise de vues qui allait précéder les personnages dans leur marche.
Puis les micros déployaient à leur suite le long serpentin des fils.
De grands écrans circulaires argentés reflétaient la lumière de façon diffuse.
Toutes ces voitures, tout ce personnel, tout ce matériel rappelaient qu'on avait déjà dû louer des navires, acquérir des costumes et mille autres choses et l'on concluait :
— Ce n'est pas étonnant qu'un film coûte si cher !
Évidemment, disait un autre se rengorgeant, quand on veut des artistes...
Moi, ils m'ont engagé pour 3.600 fr. de l'heure.
Les yeux s'ouvraient tout ronds devant cet habitué du port que rien ne distinguait spécialement pour un pareil choix.
On ignorait que son rôle devait durer deux secondes ;
le temps d'une invitation à quelques figurants : « Allons les gars, venez prendre un coup ».
Des figurants se montraient franchement satisfaits.
Leur cachet, disaient-ils, était de 40 francs.
— Qu'est cela, ajoutaient les envieux, quand on sait que Jean Gabin va toucher un million pour tourner
pendant dix jours.
Jean Gabin, lui, est bien tranquillement assis sur un pliant, au pied de l'escalier, cassant la croûte, sans se soucier de l'intérêt qu'il provoque.
Il devra tout à l'heure monter quelques marches lorsque la figuration aura compris son rôle.
Il y a là un marin, une femme portant des provisions, un homme ayant sur la tête un panier de poissons, et bien d'autres encore.
Échelonnés sur les marches, ils ont pour mission de descendre l'escalier.
Tout simple que cela paraisse, on ne réussit pas du premier coup.
Il est déjà onze heures et pour la dixième fois il faut recommencer l'ascension pour reprendre la scène.
Entre temps il faut attendre le retour du soleil, qui se cache à tout instant, éviter des rencontres inattendues, etc..
Quelle belle leçon de patience !
Il est tout près de midi quand on aborde la scène de la rue de Porstrein.
Tout est en place. Le metteur en scène, M. Grémillon, se dépense, aidé de son assistant, M. Baquin.
Les opérateurs MM. Thirard et Louis Née sont à leur poste.
L'arroseuse municipale, mobilisée, inonde le pavé.
De nombreux figurants roulent des barriques, un boucher enfourche sa bicyclette de livraison, un marin passe.
Ici encore il faut recommencer souvent.
Les magasins et les chantiers se sont vidés.
La foule, que maintiennent péniblement les agents, s'accroît de touristes qui viennent de débarquer des Vapeurs brestois.
À quelque distance, le capitaine Nicolas, qui fut second de l’Iroise, contemple la scène avec mélancolie.
Jamais départ du remorqueur de sauvetage ne connut pareil déploiement.
C'était le plus souvent dans la nuit, sans témoin et sans bruit.
Sans bruit ?
C'est précisément ce que l'on réclame en ce moment :
« Silence, on tourne ».
Et voici Jean Gabin, représentant le capitaine Laurent, commandant du remorqueur, accompagné de M. Blavette, remplissant le rôle du second Tanguy, qui viennent du pied de la passerelle vers l'horloge.
Un assistant marche devant eux, portant le micro.
Tanguy raconte ses malheurs conjugaux à son capitaine :
Tanguy. — Et je vous jure capitaine, c'est une situation qui est grave.
Laurent. — Allez, Tanguy, vous n'allez pas en faire un drame.
Ce sont des choses qui arrivent tous les jours.
Tanguy. — Oui, mais elles n'arrivent qu'à moi...
Un drame... bien sûr que non ; mais tout de même, rentrer chez soi tout content... C'est moi !
J'arrive, me voilà... et puis le silence.
Personne, pas un chat...
Si, la chatte avec ses petits.
C'est une misère je vous le dis ; elle est partie depuis hier et elle n'est pas rentrée cette nuit et rien, pas même un petit mot de billet sur le coin de la cheminée.
C'est pas compréhensible.
Le capitaine Laurent lui frappe l'épaule et l'entraîne au Bar Maritime.
Cette nouvelle scène est terminée.
Elle ne permet évidemment pas dans sa brièveté, de juger du produit conjugué de l'imagination du romancier et de celle du metteur en scène.
Mais nous savons avec quel soin, avec quel souci de compréhension on s'est efforcé d'éviter ces erreurs qu'on relève trop fréquemment dans les films maritimes.
Source : La Dépêche de Brest 18 juillet 1939
Point n'est besoin d'alerter la population pour grouper une assistance lorsque l'on procède aux prises de vue du film Remorques.
On voit passer sur les quais du port de commerce la caravane des voitures de la S. E. D. I. F. que l'on connaît bien à présent à Brest, et l'on suit.
D'ailleurs, on ne tourne pas comme on prend une photo.
Il faut parfois sept heures de préparatifs et même plus pour cinématographier une scène qui dure tout au plus une minute.
Évidemment pendant ce temps la foule s'amasse.
Ces trois derniers jours, les cinéastes étaient plus tranquilles :
ils opéraient à bord du remorqueur Mastodonte, de la direction des mouvements du port, du pétrolier Dordogne en baie de Roscanvel et aussi sur la plage du Vougot, près de Guissény.
Hier, il n'en allait pas de même ;
on entendait fixer un appareillage du remorqueur de sauvetage Cyclone, qu'un radio venait d'alerter.
Le scénario veut que précisément à ce moment une bonne partie de l'équipage assiste à un repas de mariage au Petit-Minou.
La nouvelle surprend les marins en pleine fête.
On juge du bouleversement qu'elle apporte.
Il faut partir à tout prix, en dépit des protestations des autres invités.
Par bonheur, on trouve la voiture d'un marchand de bière, on s'y entasse et… en route pour Brest
C'est la scène de cette arrivée sensationnelle que l'on entendait filmer hier.
Tout d'abord il avait fallu faire choix du poste d'accostage du remorqueur autour des quais.
C'avait été primitivement l'éperon du 2ème bassin, où se tenait régulièrement l’Iroise.
Puis on opta pour l'appontement de la jetée de l'est.
Enfin, pour une question d'éclairage, on en venait au quai de la Santé, où les premiers remorqueurs de sauvetage venaient s'amarrer.
Vers la fin de la matinée le Mastodonte, qui doit représenter le Cyclone, avait pris place à la jetée de l'Est.
Il ventait, certes, mais il ne pleuvait pas.
Or, comme le sauvetage allait s'opérer en pleine tempête, cela ne pouvait suffire.
En matière de cinéma on ne s'inquiète pas pour si peu.
Si la tempête ne sévit pas, on la fabrique.
Puisque le vent n'est pas assez fort, on fait appel au concours d'avions,
dont les hélices provoquent la ventilation désirée.
Et pour assurer la chute d'une pluie abondante, rien ne vaut les lances des pompiers.
D'ailleurs chacun sait qu'un naufrage en plein cyclone se tourne devant un bassin où de puissantes souffleries déterminent des vagues qui assaillent, avec la violence voulue, une réduction du navire en détresse.
Et à l'agrandissement on s'y laisse prendre.
C'est dans ces conditions qu'on amenait sur les quais deux avions de Guipavas et que l'auto-pompe de la ville s'y rendait également, avec ses tuyaux enroulés.
Tout d'abord, en fin d'après-midi, à l'éperon de la Santé, on tournait une courte scène :
C'était l'arrivée précipitée du capitaine du remorqueur, Laurent, représenté par Jean Gabin.
À cet effet, le baliseur Georges de Joly avait dû céder la place au Mastodonte.
Et l'appareil de prise de vues était dressé entre les bouées du parc de balisage.
Tout est prêt: le microphone dressé au bout d'une perche s'incline.
Il s'agit de capter le ronronnement du moteur de la voiture du capitaine.
Silence !
On va tourner.
Mais deux figurants assis derrière une bouée, munis de bouteilles de vin, chantent à tue-tête la chanson du pinard.
Et il faut longuement insister pour les faire taire.
Enfin on part.
Voici Jean Gabin dans sa voiture.
Elle est bien loin d'atteindre au luxe de celles qu'il a coutume de fréquenter.
C'est une vieille et minuscule torpédo Ford, qu'on est parvenu à découvrir en ville, mais qu'il conduit avec maîtrise.
Quelques reprises pour assurer l'affaire et c'est fini.
Téléscope - 28 janvier 1995
À présent, on va procéder à d'autres préparatifs en vue de la scène de l'embarquement qui doit se dérouler à la fin du jour.
En bordure du quai, des tréteaux hauts de cinq mètres, sont dressés sur la plate-forme desquels on dispose trois puissants projecteurs.
D'autres sont placés en différents points.
La pluie tombe fine et serrée.
Des grains, par accès, balaient le pavé.
L'assistance qui s'est considérablement réduite, achève de se disperser en apprenant qu'on ne tournera plus avant la fin de la journée.
Les heures passent, il pleut encore.
Sur le quai, à présent, tout le monde porte le suroît.
Tout le monde, sauf, bien entendu le public qui est revenu nombreux et ne respecte guère la limite des cordes tendues entre les bouées.
Comme M. Grémillon, metteur en scène, entend souligner les lignes dominantes du port de commerce, malgré la chute du jour, des réflecteurs ont été placés devant le bâtiment de la douane dont ils éclairent la façade.
Les projecteurs de l'un des cuirassés mouillés en rade-abri illuminent la ligne des remparts et les maisons du cours Dajot.
Voici la nuit.
Il pleut, mais pas encore à souhait puisque l'on fait appel au concours des pompiers.
Les lances ont été garnies d'une sorte de palette qui diffuse le jet.
Et c'est une pluie torrentielle qui s'abat sur le remorqueur et que le vent des hélices des deux avions plaque avec violence.
C'est là-dessous que l'embarquement s'effectue.
Voici le retardataire : un radiotélégraphiste qui se précipite sur la planche et dégringole vers le pont.
Malgré l'abondance de la douche, il faut recommencer.
C'est de règle.
Les heures passent, la nuit est profonde depuis déjà longtemps, mais les cinéastes poursuivent inlassablement leur tâche.
Il faut après une pareille mobilisation aller jusqu'au bout.
Et l'on y va, jusqu'au moment où la planche d'embarquement est définitivement enlevée, tout comme si le remorqueur allait aussitôt se lancer dans la terrible tempête.
Source : La Dépêche de Brest 19 juillet 1939
Cette photo, prise à 23 heures lundi, représente la descente à bord du remorqueur Cyclone (Mastodonte) du radiotélégraphiste retardataire qu'on attendait pour appareiller.
Hier, toujours à la Santé, de nombreux curieux assistaient, en fin d'après-midi, aux préparatifs d'une nouvelle scène qui allait être tournée dans la soirée.
Il s'agissait cette fois de l'arrivée, dans la voiture d'un marchand de bière, d'une partie des hommes de l'équipage que l'annonce du S. O. S. avait surpris en plein repas de noce au Petit-Minou.
En attendant, dans l'après-midi, les micros avaient capté les bruits du port, ceux de la machine du remorqueur, celui des treuils, ainsi que ceux des sirènes de divers vapeurs.
Et, à la nuit, les pompiers recommençaient à faire la pluie que le vent des hélices d'avions précipitait sur le remorqueur.
Claudine - 11 décembre 1946