Apocalypse à Hong-Kong
Un P'tit Zef dans la tourmente
par
Dominique Le Corre
Comme tout naviguant de la Royale, mon grand-père reçut un numéro matricule, document qui pour faire simple, retrace la carrière d’un individu.
Le sien commençait par 76 et se terminait par 7² le petit ² signifiant qu’il était inscrit au 2ème dépôt des Équipages de la Flotte à Brest.
Ce N° est intéressant justement parce qu’il commence par 76,,, Car voyez-vous, lorsque l’on additionne 7+6 on obtient … Hum ? On obtient 13, porte-chance pour certains, porte-poisse pour d’autres…
Et il lui fallut de la chance au cher ancêtre car au cours de ses années de pérégrinations nautiques, la marine française elle, manqua pour le moins de chance.
En particulier dans un endroit « mal pavé » qu’il fréquenta souvent : Bizerte en Tunisie.
Ainsi le 6 Juillet 1905, le sous-marin « Farfadet » coule dans la lagune de Bizerte faisant quatorze morts.
Le 16 Octobre 1906, et toujours dans la lagune de Bizerte bis repetita comme disait Horace.
Plouf ! Le sous-marin « le Lutin » coule aussi faisant 16 morts.
Ironie de l’histoire, le Lutin était le sister-ship du Farfadet, c’est à dire qu’ils étaient strictement identiques faisant partie de la même classe de sous-marins, construits selon les mêmes plans, souvent dans le même arsenal etc.
Mais là où grand-père put remercier son N° porte-bonheur, ce fut à Hong-Kong le 18 Septembre 1906.
Le 15 Septembre, ayant quitté Shanghai quelques jours avant, arrivent à Hong Kong cinq contre-torpilleurs français (Javeline, Francisque, Fronde, Rapière et Sabre) appartenant à la Division Navale d’Extrême-Orient.
Ces cinq bâtiments ont été construits entre la toute fin du XIX ème siècle et le début des années 1900.
Quatre sont eux aussi des « sister-ships » construits à Rochefort selon les mêmes plans et ayant les mêmes caractéristiques : taille, classe etc.
Enfin, les cinq portent des noms d’armes anciennes.
Ces navires étaient très appréciés pour leur célérité, pouvant frôler les 30 nœuds !
Le commandant de la Rapière était le L-V Pierre VINCENT-BRECHIGNAC et le second, Henri de L’ESCAILLE qui se sera distingué par son courage lors de cette catastrophe.
Il aura l’occasion de sauver la vie de mon Grand-Père l’année suivante !
En ce tout début du XXème siècle déjà, l’activité dans le port de Hong-Kong est bouillonnante :
s’y côtoient aussi bien des navires militaires que des bateaux marchands, des jonques , des sampans, tout ce qui flotte y est représenté !
De ce fait, seule la Javeline trouvera à s’amarrer à quai, les autres contre-torpilleurs mouillant plus loin en rade.
Ce qu’il advint ce jour là sera raconté plusieurs dizaines d’années plus tard par le commandant du Sabre, le lieutenant de vaisseau Hallier (qui n’était pas fou) alors en retraite avec le grade amplement mérité d’amiral. (cf le Souvenir français de Nov 2008) .
Tôt ce matin du 18 raconte-t-il , scrutant le ciel en bon marin, il remarque immédiatement de gros nuages noirs dans un ciel très, très peu engageant.
Son expérience lui fait tout de suite craindre l’arrivée imminente d’un typhon qui sera nommé « Bingwu »…
Il faut, c’est le cas de le dire , prendre le large ! (à défaut de mettre les voiles…)
Je n’ai pas vérifié si le N° matricule du L-V Hallier commençait par 76, toujours est-il qu’il eut de la chance puisque dans la salle des machines, les mécaniciens parvinrent à lancer les moteurs malgré le peu de pression de vapeur dans les circuits.
S’ensuivirent pour les hommes de la flottille des heures de lutte acharnée contre les éléments déchaînés afin de dégager leurs bâtiments de cet enfer liquide.
Des heures à éviter les autres navires ayant rompu leurs chaînes et souvent bien plus imposants que leurs contre-torpilleurs que des vagues hallucinantes projettent en direction de leurs coques !
Des heures à tenter souvent en vain, de sauver des hommes de toutes nationalités tombés à la mer.
De son côté sur la Rapière, mon grand-père vécut la même chose bien entendu et le racontera dès qu’il le put à sa mère au travers d’une lettre de douze pages.
Sa narration des faits recoupe celle du commandant du Sabre ; de même son bâtiment parvint à mettre en route rapidement pour se dégager du port malgré le peu de temps dont disposèrent les mécanos pour chauffer les chaudières.
Au final, pour la flottille française qui affronta un des plus puissants typhons qu’ait jamais connu la région , la journée se solda par la perte de cinq hommes qui périrent lors du naufrage de la Fronde qui fut, comme le rapporta quelques jours plus tard « la Dépêche de l’Ouest »,abordée ainsi que la Francisque par une canonnière et un vapeur anglais.
Si la Francisque s’en tira sans trop de dégâts ce ne fut pas le cas de la Fronde qui fut sérieusement endommagée et dont trois sous-officiers et deux marins disparurent en mer :
Jean Bonny - Charles Meuric - René Derrien - Seconds maîtres
Narcisse Bertho - Joseph Nicolas - Quartiers maîtres
Quatre marins ont été grièvement blessés et se verront remettre la médaille militaire :
Pierre Ignace Guyomarch matelot fusilier et Jean-Baptiste Cazenave 2e maître de timonerie sont promus pour leur belle conduite :
René Louis Pernez matelot au grade de quartier maître fourrier de 2e classe, Joseph Bernard au grade de 2e maître de manœuvre.
Les trois autres contre-torpilleurs subirent des dégâts moindres, la Rapière s’en tirant avec la trace d’un choc léger sur sa coque. Remember : 76 !
Mais au total le nombre des victimes est estimé à plus de 11000 pour la journée...
De cette journée catastrophique je conserve précieusement la lettre qu’il adressa à sa mère bien sûr, mais aussi les photos qu’il rapporta de Hong Kong.
Jules Hallier à Polytechnique
L’écriture qui légende la photo est la sienne ; il a ajouté une petite croix au dessus de son casque colonial afin que l’on le reconnaisse bien :-)
Consterné, il observe la Fronde qui est effectivement très amochée.
Cependant elle sera renflouée après deux mois sous l’eau et remise à flot.
Incroyable mais vrai, elle participera aux combats durant la guerre de 14-18 !!
Voici la première page de la lettre qu’il s’empressa de poster à destination de sa mère à Brest.
La baie de Kowloon ravagée
La Fronde renflouée
Allain Le Corre vers 1907 à son gilet pend un bijou acheté à Singapour en 1905
ainsi qu’une griffe de tigre qu’il fit sertir dans de l’argent.
Voilier américain en mauvaise posture.
Le quatre mâts anglais Monteagle échoué.
Quant à Phénix la canonnière anglaise, elle semble difficilement récupérable...
Le typhon qui frappa aussi soudainement que rapidement Hong Kong le 18 septembre fut d’une rare violence et l’absence d’alerte a aggravé les dégâts matériels et les pertes humaines.
Le consul de France, Auguste Liebert, décrira dans son rapport l’étendue du désastre :
« Près de 60 grands navires de type européen, 34 chaloupes à vapeur et des centaines de chalands, d’allèges* et de jonques furent coulés, jetés à la côte ou avariés au cours de ce typhon qui ne dura pourtant que 3 heures mais dont le centre passa en plein sur la colonie.
La flottille de pêche de Hong Kong, comprenant au moins 1500 barques ou sampans fut coulée et on estime de 7 à 8000 le nombre des chinois qui furent noyés ».
Les cinq contre-torpilleurs français en escale ont également été touchés et «eurent des avaries plus ou moins graves».
La «Fronde», abordée, a sombré et «cinq hommes de l’équipage de ce petit navire disparurent et leurs cadavres n’ont jamais été retrouvés».
P.S Réponse collective à celles et ceux qui m’ont posé la question :
Non, King Kong n’est pas le fils de Hong Kong !
*Une allège est un grand chaland employé pour amener la marchandise le long d'un navire en chargement ou pour emporter la marchandise d'un navire en déchargement.