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Les petites histoires
de
Tonton Louis de Tréouergat

Sortilèges et tours pendables

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Le diable sur la grève de Saint Pabu

 

Les gars de l’Arvor qui venaient chez nous tous les hivers faire leur provision de bois de chauffage amenaient parfois la conversation à la veillée sur le bois de naufrage :

Tout ce qui dérivait avec les marées, après les tempêtes, et qu'on trouvait sur le sable des grèves de Lampol.

 

Une année, de gros ballots vinrent à la côte, bien cousus dans de la toile de jute.

Dedans, une marchandise ressemblant à du tabac moulu fin.

Les gens se demandèrent que faire de tout ça.

Au bout du compte « tout-ça », dont on ne voyait pas l’utilité, fut jeté sous les vaches comme une bonne litière.

Il y avait à présent une bien bonne odeur dans la crèche !

« Tout-ça », c'était une petite partie de toute une cargaison de thé des Indes, qui n'arriva jamais sous le nez des « Saxons ».

 

La détention de quelque objet naufragé de certaine valeur était sévèrement interdite.

Tout ce qui était découvert sur le sable de la grève devait être livré au « maltoutier » : au douanier.

À commencer par les tonnelets de toutes sortes.

Bien entendu, on mettait toute sa peine à subtiliser quelque chose avant d'aller remettre le reste aux douaniers.

Parfois, méfiants, ces derniers venaient « fourrer leur nez » dans les maisons.

Ils découvrirent un jour, dans leur soue, tous les cochons de la ferme complètement ivres, pris de hoquets, la hure sur le côté et rotant tout au long de la plus heureuse journée de leur vie.

Un plein seau de Madère, ou sans doute deux ou trois, avaient pris la direction des auges plutôt que de se perdre chez le maltoutier.

 

Autrefois, bien des vaisseaux passant en haute mer devant nos côtes étaient des ennemis, spécialement lors des guerres avec les Anglais ou avec les Hollandais.

Aussi, on faisait tout pour amener ces navires à se jeter sur nos rochers.

Il reste sans doute quelque chose de cet instinct de naufrageur d'autrefois dans le sang de leurs descendants.

Alors allons-y.

Je vous donne une histoire de naufrageurs que j'ai recueillie près de Jakig an Ti Braz, en son Kannadig Tréglonou.

​

 

C'est l'histoire du diable sur la grève de Saint Pabu.

​

Ce soir-là, Yann était allé tôt dans son lit-clos, car dehors le temps était à faire frémir.

Le vent sifflait dans les grands arbres et sur les talus d'ajonc vert.

Il secouait bruyamment la porte « sur » la maison.

Là-bas, pas tellement loin de leur « penn-ti » en chaume, la mer absolument déchaînée grondait à donner l'épouvante, comme si venait la fin du monde ou presque.

« Le diable », fit Yann à sa femme.

« Il est cette nuit, je pense, à courir nos grèves ! »

Mais Marjann ne daigna pas lâcher un mot de ses lèvres pincées.

Elle achevait de laver ses écuelles, en hâte, je vous le dis !

Ah oui !

Qu'est-ce que c’est que les écuelles ?

Eh bien autrefois, la soupe, le lait, le café du Nouvel An étaient servis dans des écuelles.

Quelles ventrées je fis jadis quand je pouvais avoir une écuellée de soupe aux oignons roussis, remplie à ras bord de chou, au petit déjeuner.

On servait presque tous les aliments dans les écuelles.

En bien des coins du pays, ce n'était pas des écuelles en poterie, mais des écuelles en bois.

N’avez-vous jamais entendu le Sône de l’Écuellier ?

 

Bon !

Marjann avait la hâte « sur elle » que c'en était risible, tout en achevant la vaisselle des écuelles du souper.

Elle n’avait même pas le temps de répondre à Yann.

Moi, je ne connais pas tellement les femmes, c’est vrai.

Mais à ce qu'on dit, certaines d'entre elles se mettent facilement « leur humeur de travers ».

Même si on leur cause posément et plus que joli, elles ne vous répondent pas, ou alors seulement par des mots de mépris.

Ce ne sont pas seulement les femmes ignorantes qui ont coutume de faire ainsi « l'ours ».

Même des femmes élevées dans des couvents et ma foi, pas mal instruites.

Des femmes orgueilleuses, vous en trouvez sans beaucoup vous fatiguer ;

ce sont d'abord des têtues mais aussi des boudeuses.

Oh ! soyez tranquilles, les gars ne sont pas toujours, loin de là, mieux lotis.

​

 

Mais ce soir-là, tout de même, ce n’était pas l'orgueil, ni la mauvaise humeur, qui empêchait Marjann de donner une réponse convenable à Yann.

Il y avait beaucoup d'autres choses « sur » son esprit.

En entendant le vent souffler en tornades au fond de la cheminée, comme dehors, ainsi que le tonnerre par moments au loin, elle pensait :

« Cette nuit-ci, c’est sûr, sera des meilleures pour aller voir s'il vient du « naufragé » de la mer sur le sable de la grève.

Une nuit excellente aussi pour détrousser un revenant attardé au retour de la Foire de St Renan. »

 

Ainsi, Marjann avait plusieurs métiers.

 

Combien de fois, après que le mari fut monté dans leur lit-clos, n'était-elle pas allée, toute seule à la grève ?

Surtout quand le temps était plus que minable, comme en cette nuit, son croc à goémon ou à varech sur l'épaule ?

Combien de fois n’était-elle pas revenue chez elle aussi, totalement épuisée et trempée comme du pain de seigle dans la soupe, les membres tout glacés, et en plus, rien à traîner à la maison ?

Parfois cependant, ce tour dans la nuit était bien plus gras.

 

Forte comme une jument, démunie de scrupules comme un forban ou corsaire, debout là sur un rocher dans le vent, ou allant et venant le long des sables, parfois très profondément avancée dans l’eau de mer, Marjann furetait les plis des vagues sonores de ses yeux perçants.

Dès qu'elle apercevait du « peñsé » sur la vague, décidée, elle courait se l'approprier.

Elle avait ainsi traîné des pièces de bois considérables sur le sec.

Comme il en est venu d'ailleurs sur les rives ensablées de Korn-ar-Gazel, il n'y a pas encore si longtemps.

 

Un hiver, elle trouva tout ce qu'il fallait pour couvrir une crèche neuve à leurs deux vaches.

Une autre fois, elle tomba sur une barrique de vin de Bordeaux.

Sans aucune aide, elle l’amena en roulant à la maison.

Marjann, par exemple, elle avait roulé aussi, les jours suivants.

​

 

Yann, lui, avait la tête vraiment tracassée par les tours boiteux de sa « vieille ».

Mais elle était pourtant toujours sa « plus-aimée », autant et même plus que le jour de leur mariage, il y avait près de vingt ans.

À part lui, il trouvait que ce n'était pas une chose tellement grave de voler la mer mais Marjann, très probablement, faisait pire.

Une fois, elle avait ramené de l'argent et même de l'or.

Tellement en colère qu’il en tremblait, Yann lui avait crié :

« De quel endroit maudit tu ramènes cet argent-là, Marjann ? »

Mais Marjann lui avait répondu aussi doucement que lui avait été rude :

« Trouvé sur la grève, mon Yannig.

Perdu sûrement pendant l’été dernier par un vacancier ».

Yann n’avait pas osé en dire plus ce coup-là.

Mais il pensa sans doute :

« Trouvé ?... Oui sans doute ?... Plutôt volé quelque part ! »

Et il se gratta la tête, ce jour-là, de ses deux mains à la fois, tout en se disant avec vivacité, après avoir largué son béret de rage :

« Moi ! J'enlèverai un jour ce mauvais pli-là de ma Mari-Goz ! »

 

Cependant, il avait fait de tout et même davantage pour essayer de sevrer sa femme de la « grève en nocturne » : cajoleries, épouvantails, semonces sévères.

Il n’était pas plus avancé Marjann naufrageait toujours, et elle volait sûrement en plus quand elle le pouvait.

 

Un certain matin, on découvrit un maltoutier noyé et amené par les vagues sur le sable.

Les gendarmes étaient venus et avaient déclaré :

« Se noyer qu'il a fait ! » mais alentour, des langues disaient :

« Est-ce que le croc à goémon de Marjann ne lui aurait pas fait le coup ? »

Et Yann se jurait à lui-même encore :

« Il faut cependant que je lui arrache cette mauvaise habitude ! »

 

Marjann continuait d'aller à la grève, dans la nuit obscure, quand cela lui plaisait.

Oh ! faire plier les femmes, ce n’est pas une chose si facile que cela !

De nouveau, Yann voyait très clairement que le diable était en elle :

Sûrement qu’il y avait quelque mauvaise pensée dans la « tête-de-panais » de son épouse !

 

Ayant achevé son travail, Marjann s’en va vivement en direction de la porte.

« Où est-ce que tu vas encore ? » cria Yann, se mettant sur son séant, et rejetant la couverture.

« Où ça me plaît ! » dit-elle.

« Alors, moi je verrai ! »

« Tu verras quoi ? Est-ce que je dois aller aussi tôt que toi au lit ? »

« Marjann, une fois pour toutes, je veux que tu restes ce soir à la maison ! »

« Oh, oh ! Écoute donc Yann qui fait maintenant un sermon de son lit !

Mon cher ! Celui qui est monté à son perchoir est prié de rester là-haut tout muet », ricana-t-elle, en tirant la porte.

​

Le vent tornadait à présent vers le pire, tellement que les ardoises giclaient du toit du voisin, et que se « décornaient » les bœufs de Cornouaille, comme nous le disons du vent fort.

« Marjann ! Quand je te le dis ! Le diable s'est débarrassé de ses chaînes, et il court sûrement la campagne et les dunes ! »

« Moi ! Je m'en fiche absolument de ton Diable ! » s'écria-t-elle encore, rageuse.

« Prends garde que tu ne le rencontres ce soir, « tête de panais » ! lui décocha encore le gars Yann, tandis que Marjann enjambait le seuil.

​

 

La nuit était obscure à souhait, absolument comme dans le fond d’un sac.

Les lourds nuages couraient sûrement à toute allure dans la direction des Monts d'Arrée, invisibles, mais poussés par les rafales de vent aigre de Landéda, courant au-dessus des dunes de Saint Pabu.

Marjann frissonna quand elle se trouva dehors, bien qu'à ce moment la pluie ne frappât pas aussi fort.

Plusieurs fois déjà, elle était allée par des temps aussi épouvantables par les grèves et les chemins.

Mais jamais sous une telle tornade.

Pour la première fois, elle sentit ses membres trembler en profondeur, non pas de froid, mais d'une sorte d'angoisse.

Mais vite, cette angoisse-là laissa la place à une certaine joie curieuse et mauvaise.

Elle se disait avec un sourire vicieux :

« Un temps sans égal pour aller naufrager !

Sûr que plus d’un vaisseau sera drossé sur les rochers par ce vent fou ! »

 

Il faisait tellement sombre qu'elle se précipita, en plein dessus, sur une borne de pierre-limite entre deux champs, et elle se retrouva à califourchon dessus un bout de temps.

Elle s'était éraflée le genou, mais elle n'en ressentait aucune douleur dans la hâte qu'elle avait de se trouver en grève.

 

À la maison, dès que Marjann fut sortie, Yann se leva rapidement.

Les maris ne sont pas toujours paresseux pour se tirer du chaud, ne serait-ce que pour aller, au premier matin, à une rapide messe basse, et hop tranquille, hein !

Yann donc se leva vivement tandis qu'un magnifique sourire se dessinait au coin de ses lèvres :

« Moi je lui déracinerai de sa « peau » ces mauvais travers-là, « triblé nondé » !

Comme j’ai déjà sevré bien des « génisses voleuses ! »

​

 

Et vite il se rhabilla, s'énervant même sur son pantalon récalcitrant.

Pour une fois, il mit son doigt dans le bénitier au flanc de leur lit-clos, bien que, c'est l'évidence, il n'y avait plus rien dedans, même pas l'odeur de l'eau bénite, depuis longtemps.

Il fit le signe de la croix et « au galop rouge » à son tour, vers la plage, à travers les parcelles labourées des champs puis la dune, par-dessus les talus pour aller plus vite, au risque de se casser une jambe.

Marjann n'était pas encore sûrement plus loin qu’à mi-route, quand Yann déboulait sur le sable fin bordant la mer.

Il s’allongea, affalé complètement, le nez quasiment dans le sable.

De temps en temps, il relevait un peu la tête pour voir si ne venait pas encore la « tante-mal-foutue ».

 

Au bout de longues minutes, voilà qu'il entend bruire quelque chose.

« Écoute ! » fit Yann, tout bas.

« Le jupon de ta moitié qui claque dans la tornade !

La voilà toute proche de toi ! »

Alors, c'est pour de bon qu'il faisait le « petit-mort ».

Il n'osait même plus respirer que par le nez.

En effet, Marjann venait vers lui.

Elle inspectait autour d'elle, farfouillait avec son croc sous les roches, cherchant du « naufragé ».

Barriques, bouts de planches, tout était bon pour elle.

Elle en vint à voir quelque chose de sombre, étalé sur le sable.

Sans tarder, elle s'en approche.

Quand elle se courba dessus, elle aperçut un corps long et large, qui ne donnait plus signe de vie.

« Tiens, dit-elle, un noyé !

Je ne serai pas bredouille.

Ses vêtements ne semblent pas mauvais.

Enlevons-lui d'abord sa veste et voyons s'il a de l'argent dans ses poches. »

 

C'est pendant qu'elle lâchait son croc à trois doigts que le mort bondit sur ses jambes.

En un éclair, il agrippa Marjann par les cheveux, la terrassa sur le sable et lui colla une de ces raclées, comme jamais encore il ne l'avait fait à qui que ce soit.

Marjann criait de désespoir ; elle hurlait à crever les oreilles :

« Ma vie ! Ma vie ! »

Mais le « mort » continuait à cogner, et à lui donner de plus en plus fort de sa « potion magique ».

Jugeant avoir administré assez de son « remède » pour guérir la patiente, la guérir de toutes ses courses nocturnes et de ses vols, accrochée qu'elle était à son vice, bien pire qu'une chatte en chaleur, alors Yann disparut aussi subitement : évaporé dans la nuit sombre et le vent toujours aussi violent.

 

Tout de suite, le cap sur la maison, aussi vite qu’il était venu.

En un dernier bond, il se « dépantalonna » vigoureusement et se replongea avec délice au chaud dans son lit.

La pitoyable Marjann, après avoir gémi pendant un certain temps, gisant sur le sable dans la nuit et les bourrasques, se décida enfin à se remettre debout, en s'appuyant de son mieux sur son croc.

Mais quelle misère pour se traîner jusqu’à chez elle.

Elle boitait, bien pire que la chienne de Nounn an Enez Rouz, la vieille Labichon, à la fin de certaines journées de chasse, claquant des dents par saccades et les traits maintenant aussi blancs qu'un drap sale, du moins si on avait pu les voir.

​

 

Yann, lui, ronflait consciencieusement au fond de son lit, tout comme un vieux geai enroué, quand il entendit Marjann rentrer, gémissant, mais avec retenue, puis monter sur le banc-coffre, se mettre même à genoux pour dire un bout de prière.

Car à présent, lui venait la pensée du Bon Dieu.

Quand donc il entendit la Marjann, Yann soigna encore un petit moment sa façon de ronfler.

Puis il fit mine de se réveiller, en se frottant vigoureusement les yeux.

Et après avoir bâillé correctement, il lui dit aussi gentiment que possible :

« Tiens c'est toi, Marjann chérie.

Qu'est-ce que tu as donc trouvé aujourd'hui ? »

« Rien ! Rien du tout ! Yann.

Rien ! Mais... j'ai rencontré le Diable ! »

« Le Diable ? Pas possible !

Je t'avais bien dit qu'il était probablement en train de courir les grèves, par un temps aussi « damné » que cette nuit.

Mais je ne pensais pas que tu aurais affaire à lui, du moins aussi vite.

Alors, qu’est-ce qu'il t'a dit ? »

« Oh, il ne m'a rien dit du tout !

Mais me cogner, il l'a fait, par exemple !

Autant qu'un casseur de cailloux.

Il m’a donné une raclée comme c'est pas possible !

Tant et tant que j’ai des douleurs épouvantables partout dans tous les membres. »

 

Elle s'arrêta, toujours à genoux au bord du lit de Yann, puis elle reprit :

« Il me semblait que je n’avais plus un seul cheveu sur la tête.

Oh! Quel « animal » féroce il est le Diable !

Ah non ! Yann, je ne voudrais pas être la femme de ce maudit bastonneur-là !

Toi, Yann, tu es méchant parfois !

Mais tu es encore le Bon Dieu par rapport à cette bête féroce-là ! »

 

Yann sentait maintenant son cœur fondre.

Et, se penchant vers sa Marjann, lui tendant les bras :

« Voilà donc, ma pauvre Marjann, tout ce que tu as gagné à faire ta mauvaise tête.

Si tu avais bien voulu m’obéir, le Diable n’aurait pas eu de prise sur ta peau.

Ne te l'avais-je pas dit ?

Ne pas bouger de la maison, surtout en cette nuit-ci.

Mais quand tu es en humeur de génisse en mal de taureau, tu ne fais aucun cas de ce que je te dis ! »

« Eh bien Yann » fit Marjann en mettant ses mains dans celles de son mari, et en tremblant encore par moment :

« Je te le jure, je ne mettrai plus les pieds à la grève après le coucher du soleil ! »

« C'est bien, c’est bien ! » conclut Yann, qui se remettait maintenant la tête sous le drap, en se disant doucement à part lui :

« Je crois bien quand même que je l’ai sevrée pour de bon, ma génisse tachetée, de sa passion de coureuse de nuit ».

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