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Journal d'un aspirant de marine

engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864


Charles Antoine raconte
 

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1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale, 

engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle. 

Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.

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Jean Émile Carrière

Né en Normandie en 1959

​Docteur en Droit Social

Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere

Épisode n° 22
 

 

25 Décembre

 

Voilà une fête de Noël que je pensais ne pas passer en mer ;

nous ne nous étions pas mis en garde contre les vents d’Est qui soufflent généralement sur la côte de Taïti de sorte que, arrivés près de notre destination, la frégate a trouvé vent debout, nous avons commencé à louvoyer mais ça ne va pas vite, au lieu de faire cinquante lieues par jours nous en faisons quinze ou vingt au plus.

Pour comble de bonheur nous naviguons avec un temps à grains, de temps en temps on voit un gros nuage plus ou moins noir se former au vent à l’horizon, le gros papa grossit peu à peu puis se décide à monter ;

alors il vient à nous nous apporter du rafraîchissement à profusion et généralement de la brise, il faut se débarrasser de quelques voiles chaque fois et les établir aussitôt le grain passé ;

ces manœuvres sont peu de chose par elles-mêmes mais comme elles se répètent, elles deviennent très fatigantes pour l’équipage qui chaque fois est mouillé.

 

Heureusement la mer est belle et il fait chaud, dès que le soleil parait, on se sèche et on reprend sa belle humeur comme le temps a repris sa sérénité.

En pataugeant sous le vent de Taïti nous avons eu l’occasion de passer en vue d’îles assez jolies à voir, j’en ai pris des croquis, elles sont d’un aspect ravissant, fertiles, toutes vertes et habités par de braves gens qu’on voyait attirés sur la côte par la curiosité ;

ils n’ont pas souvent l’occasion de voir des bateaux de la taille de la Sibylle se promener dans leur voisinage.

C’est au son de la musique que je vous écris ;

maintenant, c’est ici comme en France, on fait de la musique le dimanche et on vient s’y promener tout comme on va au bosquet de Lunéville.

Eh bien, je changerais encore bien et si je pouvais, au lieu de naviguer à trente lieues de Taïti, flâner à Lunéville je renoncerais un peu au plaisir de faire le tour du monde.

Je vous ai dit que nous étions au cap Fayol et que nous le serrions de fort près ;

je ne sais pas si ce régime m’est très favorable ce qui est certain c’est que j’ai grandi et un peu grossi depuis notre départ de France.

Je mesure cela à mes effets qui ce me semble, commencent à me serrer un peu plus.

Sauf ma chaussure le reste est encore en assez bon état, mon linge ne s’est pas trop abîmé ;

mes chaussettes commencent à se percer un peu du bout, j’en ai déjà deux ou trois paires dans ce cas ;

mes chemises neuves sont toutes fort belles, les cous sont tous devenus trop étroits, pourtant je ne prends pas la grosse tête.

Mais j’ai inventé un moyen d’y remédier, je ne boutonne jamais les collets ;

à la mer nous ne portons jamais une tenue bien coquette, à l’exemple du pacha nous mettons ce que nous avons de moins frais ;

c’est un des rares avantages des gabares, c’est d’y porter la tenue que l’on veut.

 

29 Décembre

 

Non sans peine nous sommes arrivés en vue de Taïti samedi soir 26, le lendemain nous étions à quelques miles de Papeete au lever du soleil, le calme nous prit, nous commençâmes à dériver jusqu’à dix heures ;

enfin la brise se leva à trois heures nous étions à l’entrée de la passe ;

c’est une coupure dans le récif de coraux qui entoure l’île.

Nous allions droit dans la passe, tout d’un coup les vents changent, nos voiles masquent, nous voilà forcés de reprendre le large, nous y tirons un petit bord et nous revenons faire un nouvel essai, nos succès furent couronnés d’effort !

Sur son aire la Sibylle alla mouiller dans une charmante petite baie parfaitement abritée.

Nous sommes assez près de terre, tout ici a un bel aspect, le mouillage est au pied de hautes collines couvertes de verdure et très accidentées, les environs sont plantés de cocotiers et bananiers ;

la campagne est très jolie, hier je suis allé avec Monsieur Pottier faire une longue promenade ;

nous avons marché sur une route abritée par des orangers et des goyaviers, tantôt longeant la mer , tantôt à quelque distance de la plage abritée par des collines à pic ;

de distance en distance on trouve un ruisseau d’eau bien fraîche et délicieuse, voilà une rencontre qu’on apprend à apprécier quand on navigue et qu’on en est réduit à boire de l’eau à moitié chaude et pas toujours très claire.

 

Les Taïtiens sont de fort braves gens, tous ceux qu’on rencontre vous saluent, ils ont l’air fort doux et très hospitaliers, ils ne sont pas laids comme les calédoniens, comme ces derniers ce sont des gars bien taillés ;

ils logent dans des cases en bambou proprement faites et bien tenues.

Les Taïtiennes sont coquettes et il y en a qui malgré leur teint plus que cuivré, sont assez jolies dans leur genre ;

elles ont des cheveux magnifiques et ont conservé l’habitude de mettre des fleurs et des couronnes sur leur tête, elles se parfument avec une fleur très odoriférante appelée monoï (sic) et elles sentent fort bon.

Nous sommes allés jusqu’au village de Punauia (Puna’auia) où a été livré un des combats qui nous a assuré la possession effective de l’île, vous savez que nous ne sommes ici que comme protecteurs du royaume de Pomaré, la vérité est que la colonie est à nous.

 

Le village est près d’une rivière qui devient un fleuve lors de la saison des grandes pluies, nous y avons pris un bain qui m’a rappelé ceux que l’on prend dans la Meurthe.

En sortant du bain, nous avons dîné, c’est bien facile à faire, on n’a qu’à cueillir des goyaves, on choisit les plus mûres et on les mange, nous avions une galette de biscuit dans notre poche, quant au liquide, nous n’avions qu’à nous baisser pour en prendre, l’eau de la rivière était très potable.

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Toute la côte est bordée de plantations plus ou moins vastes appartenant soit à des européens, soit à des Taïtiens ;

on y voit généralement des bananiers, des cannes à sucre, des ignames, des cocotiers, des manguiers, des orangers, des citronniers et quelques autres plantes ou arbres dont les noms m’échappent ou me sont inconnus.

Nous n’avons pas vu de légumes européens, on ne cultive pas non plus dans l’île les arbres fruitiers de l’ancien monde à moins que dans les jardins des français établis à Papeete.

 

Nous avons dévergué nos voiles et on les a mises en soute, tous les manœuvres (cordes) servant à les manœuvrer et non indispensables pour tenir les mâts et les vergues sont dépassées et dans la cale, voilà qui annonce une toute petite relâche.

Le commissaire impérial près la Reine (titre officiel du gouverneur) a fait à notre arrivée une démonstration qui laisse assez voir ses intentions au sujet de ses relations avec notre commandant ;

quand la frégate a été signalée, il a fait allumer les feux du Latouche-Tréville aviso de la station locale et il est parti pour les îles Pomotu qui, comme vous ne le savez pas, sont aussi sous notre protectorat ;

il ne reviendra que dans les premiers jours de janvier.

 

Mais le père Pouget n’en est pas moins décidé à rester ici jusqu’au 23 janvier ;

on dit que nous danserons et que nous serons fêtés à terre grâce à notre musique qu’on demande déjà à Papeete, ils n’ont pas la moindre serinette de sorte que la nôtre va faire fureur ;

lorsqu’elle joue le soir, la population vient sur les quais pour l’entendre, aux couleurs elle joue l’air national, on ne se refuse rien, c’est comme sur un navire amiral.

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