Journal d'un aspirant de marine
engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864
Charles Antoine raconte
1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale,
engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle.
Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.
Jean Émile Carrière
Né en Normandie en 1959
Docteur en Droit Social
Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere
Épisode n° 24
4 janvier 1864
La nouvelle année a commencé d’une assez drôle de manière sur la Sibylle ; à dix heures du matin le Commandant reçut la visite de deux députés envoyés par les Taïtiens qui témoignaient du désir de ces derniers de faire leur visite au pacha.
Tout enchanté de la chose, il leur envoya son canot ; en plusieurs voyages il amena une quarantaine de Kanacks parmi lesquels on remarquait surtout des femmes.
Au son d’une musique plus ou moins guerrière la bande se rua chez Tavana Poutet (c’est ainsi qu’ils appellent le bonhomme), celui-ci dans toute la joie de son cœur leur fit bonne figure mais se trouva assez embarrassé quand, au bout d’une demi-heure, tout ce monde ne parut rien moins que disposé à partir.
Pour s’en débarrasser, il fit appeler les musiciens du bord sur le pont, alors les kanaks se précipitèrent sur le pont et en avant deux !
La partie fut belle pour l’équipage, on l’invita à faire les honneurs du bateau, alors commença une de ces bacchanales près desquelles, je suis sûr, celles des romains n’étaient rien.
L’État-major disparut peu à peu, on laissa l’équipage prendre un quart d’heure de bon temps.
Enfin à deux heures on renvoya la multitude à terre et tout redevint calme.
Le soir la musique fut envoyée chez un des principaux négociants de la ville chez lequel dînait le Commandant, là encore il y eut grande fête, les invités de la maison dansaient chez leur hôte tandis qu’au dehors les matelots permissionnaires faisaient sauter les Kanacks.
Le père Pouget descendait lui-même dans la foule, encourageait les danseurs, caressait le menton aux danseuses. Depuis ces espèces de bals improvisés et en plein air se sont renouvelées, chaque fois que la musique va à terre, c’est une nouvelle fête.
Bref, le Commandant et notre équipage passent leur temps assez gaiement.
Nous sommes allés au 1er janvier souhaiter la bonne année au Commandant, il nous a annoncé qu’il avait bonne envie de voir maintenues entre lui et nous les bonnes relations que nous avions eues jusqu’à ce jour et il nous a serré la pince à tous.
Après nous il a reçu une foule d’autorités indigènes et autres, les Kanacks chefs de district sont venus voir l’ancien protecteur.
Quant aux réjouissances sans nombre promises à l’état-major, nous les comptons très facilement jusqu’à ce jour, la rumeur publique dit pourtant que la Sibylle donnera un bal aux principales autorités.
On attendra probablement que nos réparations de gréement soient terminées, nous commençons aujourd’hui à mettre sur le pont la mature haute et les vergues, on va visiter tout et remettre en bon état ce qui sera avarié.
Depuis que nous sommes au mouillage on a déjà bouché une petite voie d’eau, en transportant sur le même bord nos canons, nos caisses à eau, nos chaînes, les bagages de la batterie.
On a fait prendre à la frégate une inclinaison qui a suffi pour permettre aux calfats de remettre de l’étoupe dans l’ouverture formée par deux bouts de bordages.
Celle qui y était ayant pourri n’empêchait plus l’eau de pénétrer à l’intérieur.
7 janvier 1864
Je suis allé hier faire une bien jolie promenade.
En compagnie de trois de mes collègues, j’ai été voir la cascade de la vallée de Fatoa (1).
La partie a été très agréable : nous étions partis de bonne heure.
Dès que nous eûmes quitté la plaine, la route devint magnifique et la marche fut très facile pendant la moitié du chemin ; nous longions sur la rive gauche la rivière dont nous allions voir la source, et nous étions dans une vallée très profonde.
De temps en temps nous arrivions dans des endroits où les arbres étaient moins serrés alors nous avions des vues soit sur le fond de la vallée soit sur les montagnes à pic que nous avions à nos côtés, tout cela couvert d’une belle végétation encore mouillée par la rosée, ou arrosée par de l’eau claire tombant par petites cascades.
Quand nous avions envie de nous rafraîchir nous n’avions qu’à cueillir des oranges ou des citrons, ces derniers surtout se trouvaient à profusion.
Après avoir marché pendant deux heures et demie et avoir monté à peu près pendant la moitié de ce temps, nous arrivâmes en vue de la cascade.
J’ai bien regretté de n’être pas plus artiste que je ne suis, j’ai pris un croquis du charmant paysage que nous avions sous nos yeux mais je n’ai pu le rendre aussi fidèlement que j’aurais voulu.
Monsieur Pottier vient de faire le tour complet de l’île.
Entre autres choses curieuses qu’il m’a raconté il m’a dit avoir été frappé de la distinction de plusieurs des chefs des districts qu’il a traversés ; ils lui ont fait un accueil charmant, sont même allés le prier d’accepter leur hospitalité ;
il est arrivé chez l’un d’eux le jour où celui-ci donnait un grand dîner aux Taïtiens de son district.
Il a été placé à la droite du chef et a assisté à un repas servi à l’Européenne où on buvait le Bordeaux tout comme en France.
Il paraît que les Kanacks sont très flattés quand leur chef les invite à ces sortes de fêtes ; la table était de trois cents couverts et tous ceux qui s’y tenaient semblaient avoir à cœur de se montrer dignes de l’honneur que le chef leur avait fait.
Dans un autre village il a déjeuné dans la case d’un menuisier, celui-ci parlait français, il a bien fait entendre qu’il ne voulait pas accepter d’argent et que quand on était le taïo (l’ami) l’un de l’autre ce n’était pas ainsi qu’on reconnaissait les services rendus. Quand Monsieur Pottier l’a quitté, il lui a promis qu’il viendrait le voir et qu’il lui apporterait des poulets.
13 janvier
Le séjour à Papeete devient de moins en moins attrayant, quelle que soit la beauté d’un pays on s’en lasse toujours quand on n’y connaît personne et qu’on n’a pour abri quand on descend à terre que la maison d’un débitant ou d’un cafetier.
C’est que tel est le cas dans lequel nous nous trouvons presque tous, le Commandant ne nous a fait faire aucune connaissance ici, il ne nous a même pas présentés au gouverneur qui est revenu dernièrement sur le Latouche-Tréville.
Un jour j’ai été envoyé lui faire une commission de service, il était à dîner chez un négociant, alors il m’a fait l’honneur de m’introduire dans la case mais depuis je n’ai plus eu de nouvelles de ces braves gens.
Notre vieux a repris ses habitudes de Bourbon, il a une maison à terre, il y passe presque tout son temps, ne s’occupe pas plus du bord que s’il lui était complètement étranger et ne songe pas à tenir les promesses qu’il nous a faites si souvent depuis près d’un an ; la relâche à Taïti devait être si agréable que personne n’en voudrait plus partir, je crois qu’on n’aura pas grand effort à faire pour nous en arracher.
Nous y laisserons probablement une bonne partie de nos disciplinaires, il y en a quarante-deux qui ont demandé à rester ici comme colons.
La frégate l’Isis en avait déjà débarqué quelques-uns qui ont plus ou moins bien réussi ; plusieurs de ces derniers sont devenus de vrais Kanacks, ils vivent dans la montagne, demi nus, dans des cases en bambou, ils mangent de la maïoré, du feï qu’ils vont chercher dans les bois et boivent de l’eau claire quand ils n’ont rien de mieux.
C’est une vie qui doit plaire à quelques-uns de ces hommes-là, leur indiscipline en fait des gens en retard en civilisation, ils trouvent donc ici moyen de vivre selon leurs appétits et leur goût.
Le Latouche-Tréville part aujourd’hui pour l’île Bora-Bora de l’archipel sous le vent ; il va chercher la reine (2) de ce pays, elle s’est mise en ribote et a fait quelques infidélités à son mari, les missionnaires protestants plus intolérants encore que les catholiques l’ont emprisonnée.
Comme c’est une fille de Pomaré (3) on va aller réclamer la parente de notre protégée.
La partie de l’archipel Taïti dans laquelle elle demeure n’est pas sous notre protectorat. La France et l’Angleterre se sont engagées réciproquement à ne jamais occuper ces îles.
Ce sont les missionnaires anglais qui dominent, ils sont plus avides et plus rapaces encore que les nôtres ;
j’avais toujours eu l’honnêteté de croire que réellement ces gens-là venaient habiter ces régions pour évangéliser les insulaires, je les regardais comme animés d’un saint zèle et pénétrés d’une conviction intime.
Mais pour moi maintenant ce sont les agents d’une maison de commerce fort riche, tous les moyens leurs sont bons pour gagner de l’argent, ils sont très puissants et tous nos gouverneurs de colonies comptent avec eux.
Quelques-uns cependant ont pris un bon pied, celui de la Nouvelle Calédonie les traite assez durement ;
il s’est, dit-il, proposé de les expulser du pays, c’est même un des principaux buts qu’il veut atteindre.
Celui de Taïti a beaucoup à faire pour réfuter les calomnies qu’ils ne cessent de raconter en France, et que quelques employés du ministère, soudoyés par ces misérables se plaisent à répandre ; on m’a dit qu’à chaque courrier, il expédiait en France des liasses énormes composées de pièces justificatives et de preuves à l’appui des difficultés qu’il rencontre dans son administration.
Malheureusement avant d’arriver tout en haut, tout cela passe aux mains des misérables vendus à la bande noire, ceux-ci épluchent, font des soustractions et le ministre ou l’Empereur ne voient que ce qu’ils veulent.
Monsieur Guillain qui savait comment les choses se passent a obtenu avant de quitter la France de communiquer directement avec l’Empereur, de sorte qu’il a quelques chances de plus pour lui faire connaître la vérité et l’état des choses.
Le père Pouget pendant son commandement de Taïti avait proposé au ministre de pendre l’évêque et de couper le cou aux missionnaires, il n’y allait pas par trente-six chemins.
14 janvier
Hier je suis allé dîner au gouvernement, j’y ai passé une soirée très agréable, Monsieur et Madame Gautier de la Richerie (4) sont plus aimables que Monsieur et Madame Guillain.
Le dîner était admirablement servi, il a été gai et sauf une ou deux balourdises que notre Commandant a lâchées on s’est assez amusé.
Il n’a pas manqué de lancer un ou deux coups de pattes au gouvernement ;
de son temps oui vraiment tout allait bien mieux qu’à présent.
Il finira par passer pour radoteur et on ne l’écoutera plus.
Que l’on parle d’ordonnances, d’actes publics, d’agriculture de n’importe quoi de carottes de choux il trouve moyen de contredire ou de dire que c’est lui qui l’a fait quand il était là ;
il perd de temps en temps de belles occasions de se taire.
Madame la Richerie est une bonne personne, faisant bien simplement les honneurs de chez elle.
Elle est encore assez belle, elle a dû être fort bien.
Son mari a un peu du type Napoléon premier, il a mis une patience admirable à écouter les bourdes du vieux.
J’ai fait la connaissance d’un sous-lieutenant d’infanterie de marine aide de camp du gouverneur, nous étions voisins de table, il doit me faire monter à cheval, je serais curieux de voir la tête que « Jean l’ours » fera sur son bidet.
(1) Fautaua
(2) Princesse Teriʻimaevarua Pōmare (1841-1873) : Teriimaevarua II, reine de Bora-Bora.
(3) Pomaré IV (28 février 1813 - 17 septembre 1877), qui appartenait à la dynastie tahitienne des Pomaré, fut reine de Tahiti, Moorea et dépendances de 1827 à 1877, d'abord sous l'influence des missionnaires britanniques, puis sous le protectorat français.
(4) Louis Eugène Gaultier de La Richerie, né à Fort-de-France le 12 juin 1820 et mort le 29 juin 1886, est un officier de marine et administrateur colonial français. Un descendant Gaultier de La Richerie épousera une arrière-arrière-petite-fille de Charles Antoine, par l’arbre généalogique Antoine/Flichy.