top of page


Journal d'un aspirant de marine

engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864


Charles Antoine raconte
 

Journal de bord de Charles Antoine.webp

​1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale, 

engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle. 

Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.

​

bibi 2.webp

Jean Émile Carrière

Né en Normandie en 1959

​Docteur en Droit Social

Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere

​

Épisode n° 24
 

 

19 Janvier

 

Jean l’Ours a vite croché dans le pommeau de la selle ; au trot je ne suis pas vaillant mais au pas je vais très bien. Je montais un cheval des lanciers de la Reine, il a gagné un prix de course au 15 août dernier.

​

Cette dernière est revenue dimanche des îles sous le vent, elle ramenait sa petite brouillée de fille et sa bru, reine d’une autre île du même archipel.

On lui a rendu les honneurs dus à son rang, les navires sur rade ont fait un feu de file de toute leur artillerie, les matelots étaient rangés sur les bastingages, ils ont crié cinq fois vive l’Empereur.

Tout cela s’est fait au moment où la Reine, escortée par le commissaire impérial délégué par la France, quittait le Latouche-Tréville.

À terre on l’a salué de vingt et un coups de canons, la troupe en grande tenue formait la haie jusqu’à son palais, ses lanciers en tête.

Habituée déjà à ces « salamalecks », Pomaré reçoit ces honneurs avec une dignité qu’on trouverait peu souvent chez des Kanacks.

Vêtue d’une robe d’indienne, couverte d’un chapeau de paille à plume, pieds nus, elle marchait en tête du brillant état-major de la colonie ayant à sa droite Monsieur La Richerie.

On lui rend les honneurs de temps en temps, ça la flatte beaucoup, ses sujets en restent ébahis.

​

Palais gouverneur.jpg
Hôtel de sébastopol.jpg

 

20 janvier

 

J’ai fait hier une besogne peu amusante, j’ai mis dans mes armoires tout mon linge que je viens de faire laver ;

comme nous allons avoir des temps probablement humides au Cap Horn, j’ai voulu avoir tout mon linge bien frais avant de partir.

Le tout est arrimé dans une armoire avec un soin et un bon ordre capables de rendre fière la meilleure ménagère si l’ouvrage était d’elle.

En attendant j’en suis pour quarante francs en bon argent, les deux tiers d’un mois de solde, il est heureux que je n’aie pas à faire la lessive tous les jours.

J’ai bien fait de terminer cette besogne hier car aujourd’hui j’ai mal aux cheveux ; hier l’État-major de la frégate a été invité à un bal donné en son honneur.

C’était chez un des habitants notables de Papeete, j’y suis allé bien qu’il y eut peu de danseuses, j’ai fait mon devoir consciencieusement et je m’en ressens.

En France on ne danse pas tous les jours avec des Reines ; Pomaré IV était au bal avec sa fille la reine de Bora Bora, avec la reine de Raïatea et une autre de ses filles, deux d’entre elles dansaient.

Pomaré n’a pas voulu permettre à la reine de Bora Bora de danser ; elles étaient vêtues de robes de satin blanc et rose et se tenaient fort bien ; elles dansent parfaitement, elles sont un peu lourdes, il ne faut pas s’en étonner une d’elles pèse autant que deux hommes européens ; mais aussi on a l’avantage de pirouetter avec un élan irrésistible. Le tout est de les mettre en mouvement.

​

Tahiti Otea.jpg

 

Pomaré et son autre fille étaient vêtues l’une d’une robe de soie noire, l’autre d’une grande tapa (robe du pays sans ceinture) en velours noir qui lui donnait l’air majestueux, je ne m’attendais pas à leur voir à toutes deux un maintien aussi digne.

On a dansé jusqu’à trois heures du matin, j’ai la gloire d’avoir aidé à éteindre les chandelles.

Le monsieur qui nous recevait est un anglais, sa dame et lui sont fort aimables, ils nous ont fait passer une soirée bien agréable ; le confortable ne laissait rien à désirer, près du salon se trouvait servie une table couverte de gâteaux, de rafraîchissements, on y conduisait les dames après chaque danse on les servait et après on retournait soigner la bête.

C’est la musique du bonhomme qui devait faire les frais, mais ces messieurs les artistes, s’étant trop rafraîchis, n’ont pu plus jouer à partir de minuit ou une heure.

​

Reine Pomare IV.jpg

 

25 janvier

 

J’ai assisté à un autre bal depuis le dernier jour où je vous ai écrit.

Il était donné par un anglais marié à une métisse fort jolie femme malheureusement un peu jaune encore de teint ; chez eux se trouvaient réunie une société composée d’européens, de métisses et de Kanacks.

Elle était agréable, cependant elle se ressent un peu de la torpeur de la race indigène ; on ne trouvait pas dans la maîtresse de maison cette activité qui distinguait celle qui nous a reçus le 19 janvier dernier, et pourtant il faut lui reconnaître une grande amabilité.

Les rafraîchissements étaient distribués généreusement, notre hôte en a du reste les moyens, c’est un des principaux commerçants de l’île, il a à lui seul une dizaine de navires occupés au grand cabotage dans les archipels voisins et même à la navigation au long cours, ils vont à San Francisco et à Sidney porter la nacre et les perles qui par leur exportation font le commerce le plus important du pays.

Ils portent aussi des oranges en Amérique, c’est une des branches les plus productives du commerce du protectorat.

 

Ce qui m’a intéressé au plus haut point c’est l’arrivée du courrier, il m’a apporté trois lettres, la vôtre, une de Paul et une de Cabasse.

Je les ai lues et relues avec empressement et j’ai d’abord été tout content de vous savoir en bonne santé.

Maintenant si vous n’avez pas écrit à Rio il n’est plus temps de le faire, et il faut attendre l’arrivée en France de la frégate ; aussitôt mouillée, je vous enverrai une lettre, je me figure que le timbre de la poste de Brest vous procurera une sensation quelque peu agréable.

Je ne suis pas aussi découragé que maman semble le croire, le bateau ne me plait plus comme dans le commencement, peut-être est-ce parce qu’on y est réduit à une inaction un peu forcée.

Notre relâche à Taïti doit se prolonger jusqu’à la fin de février, le vieux s’amuse beaucoup ici ; il redonne son fameux prétexte de Bourbon, il attend le prochain courrier afin de savoir si la guerre européenne s’est allumée.

​

À propos de vendange, l’eau me vient à la bouche, nous mangeons beaucoup de fruits ici : mais je n’aurais pas moins bien du plaisir à caresser quelques raisins, surtout ceux du hallier qui, si je ne me trompe, ne sont pas les plus mauvais.

Je ne vous plains pas quand vous me parlez de gelée, je voudrais bien qu’il y en ait de temps en temps dans ce pays, surtout vers midi ; la température moyenne de ce moment de la journée est de trente ou trente et un degrés.

Je m’y suis fait et maintenant je marche en pleine campagne à n’importe quelle heure du jour, la seule ressource que l’on ait ici est la promenade, le pays est beau comme je vous l’ai déjà dit.

Je remercie maman de la bonne attention qu’elle a de me fabriquer des chaussettes, mais je l’engage à ne pas se fatiguer beaucoup car mon linge n’est pas aussi abîmé qu’elle semble le croire et même à mon avis il est assez bien conservé.

Je mets de côté ce qui commence à s’avarier.

En arrivant en France, je le lui enverrai pour le faire remettre en bon état, je n’ai aucune confiance dans les ravaudages des blanchisseuses qui se chargent du linge des célibataires.

Les cancrelats commencent à devenir importuns, heureusement le Cap Horn les fera disparaître et d’ici là j’espère qu’ils ne commettront pas trop de dégâts.

En attendant ils nous empoisonnent, ces messieurs répandent un parfum peu délectable qui rend notre faux pont peu habitable.

​

Je suis très sensible au bon souvenir de Monsieur et Madame Marquis, moi aussi je me souviens d’eux avec un grand plaisir, je vous prie de le leur dire et de leur présenter mes hommages.

Je réponds maintenant au bout de lettre de papa ; je partage en tout point sa sympathie pour la cause polonaise et pourtant je redoute une guerre, car où en seraient les finances de la France ?

Si cependant elle a lieu, je désire y prendre part non plus comme conducteur de voitures de troupes mais sur un navire armé en guerre pour de bon ; j’ai pris en haine le métier de train des équipages de l’armée de terre et je ne suis pas le seul dans la flotte ; on a trop fait des états-majors des bâtiments des compagnies de restaurateurs faits pour nourrir les officiers de troupe passagers, on a été jusqu’à les accuser de spéculer sur la bouche de ces derniers ce qui suffit pour dégoûter pas mal de gens fiers de l’honneur de leur arme et de leur épaulette.

Puisque l’Empereur a beaucoup fait pour la marine, peut-être reconnaîtra-t-il un jour l’inconvénient dont je vous parle, on lui en serait fort reconnaissant.

​

Papa appelle Vincenot ; un puissant forestier, je crains que cette épithète ne signifie un peu que celui-ci a pris largement les habitudes de l’école et qu’il est devenu poseur.

Cela ne m’étonnerait pas tout à fait et pourtant ne lui retirerait pas mon amitié, le peu d’estime que ce changement lui ferait refuser de ma part lui serait rendu au souvenir de ses parents excellentes personnes dont je me souviens avec un grand plaisir.

 

5 février

 

Le trois de ce mois a été un jour comme la Sibylle n’en voit pas assez ; la frégate avait complètement changé d’aspect, son gaillard d’arrière et sa dunette étaient transformés en salle de bal.

Plusieurs jours à l’avance les aspirants avaient été envoyés avec des corvées prendre du feuillage et des palmes dans les propriétés de la reine, tout cela devait entrer dans la décoration du navire.

Elle était faite par un lieutenant de vaisseau que le commandant avait prié de s’en charger.

La salle de bal a été splendide, tous les pavillons de la timonerie, les petites armes du navire, la verdure habilement disposée formaient un ensemble ravissant ; les tentes fermaient l’enceinte et formaient le toit, on ne sentait plus la petitesse du navire, tout avait pris un aspect grandiose, les invités ont été épatés quand ils sont montés à bord.

Le vieux a failli faire tout manquer, il a voulu faire à sa tête et il avait réussi  à faire un vrai bouge, c’est le jour même du bal que tout a été réinstallé et mené à bonne fin.

​

À huit heures, les canots de la frégate et ceux du Latouche-Tréville sont allés prendre les invités, ils ont amenés d’abord la reine et toute sa bande, le commissaire impérial et sa famille, les consuls anglais et américain, j’ai eu l’honneur d’aller chercher Monsieur de la Richerie et sa femme et de les amener à bord ; la musique a reçu les grandes autorités en leur jouant les airs nationaux.

Le quadrille d’honneur a été dansé à huit heures et demie, jusque-là les canots avaient amené le monde, nous allions prendre les dames au bas de l’échelle pour les aider à monter, les danseuses avaient des toilettes magnifiques, c’étaient les dames blanches métisses taïtiennes qui forment la société des Papeete.

On a dansé jusqu’à trois heures.

Un peu après minuit le vieux a fait souper.

Sous le rapport des rafraîchissements les choses ont été faites généreusement mais l’absence d’une maîtresse de maison se faisait sentir, les domestiques n’étaient pas dirigés, les danseurs étaient forcés d’apporter eux-mêmes aux dames et aux demoiselles.

Les appartements du Commandant étaient bien petits, il a fallu souper en plusieurs bordées, on conduisait une dame puis il n’y avait plus de place, il fallait la ramener au bal, vers la fin la danse s’est un peu ralentie, l’entrain a manqué alors on a commencé à partir.

La reine Pomaré a donné l’exemple, il a été fatal, malgré tout ce que nous avons pu faire on l’a suivi de bien près.

​

Pourquoi faut-il que ces jours-là aient un lendemain, c’est le revers de la médaille, il est bien triste.

D’abord il faut se dire que c’est fini, on dit adieu à ses danseuses ; les jours qui suivent un bal me sont bien ennuyeux, comme jusqu’ici je me suis beaucoup amusé quand j’ai dansé, j’ai presque du regret quand tout est fini. Mon pauvre habit de grande tenue est perdu, j’ai attrapé une vingtaine de taches de bougie, et elles ont été mal enlevées ; voilà une soirée qui me coûte cher, elle rapporte cent francs au tailleur.

​

Maintenant, il faut penser à des choses plus sérieuses.

Nous partons le 16 février et nous ferons peut-être une traversée peu agréable ; nous prenons encore des passagers au poste, notre gamelle est plus pauvre que jamais, ils vont crier ce sera tout amusant.

Mais heureusement nous nous rapprochons de Brest, ce sera une consolation.

Le courrier a été annoncé si tard que je n’aurai pas le temps d’écrire à Paul par celui-ci, en partant je laisserai une lettre pour lui, j’en mettrai une autre à la poste pour la tante Charlotte.

Si nous partons à l’époque annoncée, nous espérons être en France pour le 15 juin ; la lettre que je vous enverrai de Rio-Janeiro et qui nous précèdera de quelques jours seulement vous annoncera notre arrivée à une ou deux semaines près.

Je me porte parfaitement, je n’ai plus de palpitations du tout ; que ma lettre vous trouve contents et en bonne santé.

Faites mes amitiés à tous nos parents et amis. Je vous embrasse de tout cœur.

​

Reine Tahiti.jpg
bottom of page