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Journal d'un aspirant de marine

engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864


Charles Antoine raconte
 

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​1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale, 

engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle. 

Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.

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Jean Émile Carrière

Né en Normandie en 1959

​Docteur en Droit Social

Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere

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Épisode n° 25
 

 

24 février 1864.

 

Nous sommes à la mer depuis le 19 février, ma dernière lettre de Taïti est datée du 17, vous devez être un peu étonnés de cette non coïncidence de dates puisque je vous disais que nous partions.

La Sibylle ne voulait plus quitter la rade de Papeete ; nous aurions dû partir le 16 mais nous avions vent debout ;

le 17 il y avait dans la passe un vent favorable, mais le bonhomme qui, je crois, avait envie de rester, chercha une querelle quelconque au Commandant Commissaire Impérial, toute la journée ils échangèrent des lettres jusqu’à trois heures.

Alors on établit les voiles, mais c’était pour faire preuve de bonne volonté, car il faisait calme.

Le 18 le vent n’était pas tout aussi bon, il y avait une grosse mer dans la passe, on signala au Latouche-Tréville d’allumer ses feux et de venir nous donner les remorques, celles-ci étaient déjà raidies nous allions partir quand sur l’avis du Commandant Commissaire Impérial on tint bon l’appareillage, il avait déclaré qu’avec la mer qu’il y avait nous nous jetterions inévitablement sur les coraux de la passe qui est très étroite, vingt-quatre heures eussent suffi pour démolir complètement notre pauvre Sibylle si le malheur eut voulu qu’elle touchât en sortant tant la passe était mauvaise ce jour-là.

Enfin le lendemain 19 la frégate sous toutes voiles sortit des récifs et on dit adieux à Taïti ;

il y avait cinquante-cinq jours que nous nous battions les flancs dépensant l’argent du budget de la marine et tout cela pour quoi et pour qui ?

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Depuis notre départ nous avons eu beau temps, notre navigation a été assez agréable mais comme le Commandant ne peut pas se décider à s’arracher du protectorat, il a failli relâcher encore dans une île qui se trouve à 150 lieues dans le sud de Taïti ; elle s’appelle Toubouaï ; comme il est très pauvre et que le gouvernement ne lui donne que 20 francs de frais de table par jour, il n’a pas pu acheter des provisions à Papeete où elles coûtent très cher, il est venu mettre en panne devant Toubouaï et a envoyé à terre des embarcations qui lui ont rapporté des cochons, de la volaille, des bananes qui lui ont coûté la peine de donner l’ordre à la cambuse de délivrer un sac de biscuit.

Tout autre aurait pu prévenir d’avance qu’il devait s’arrêter en route pour prendre des provisions ; en effet elles sont moins rares et moins chères, quand on les paie, à Toubouaï qu’à Papeete, mais alors celui qui eut fait cela eut pu être volé et être forcé de payer comme ceux qui auraient acheté avec lui, aussi notre cher bonhomme s’est bien gardé de nous donner avis de l’intention qu’il avait ;

la rumeur publique annonçait bien quelque chose mais on n’était sûr de rien.

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Quant à nous autres aspirants nous nous mettons en route prêts à doubler bientôt le cap Fayol en même temps que le cap Horn ; notre chef de gamelle a si mal conduit la barque qu’il s’est trouvé sans argent à la veille du départ.

Pour mon compte je m’en moque, mais j’en suis désolé pour nos passagers, parmi eux se trouvent deux personnes déjà âgées que je plains beaucoup.

Ces sont les père et mère d’un aide commissaire qui lui aussi est passager à bord, mais comme il est officier il est au carré, tandis que son père qui est chef ouvrier mange à la table des élèves.

Le Commandant leur a fait faire dans la batterie un petit logement séparé du reste par une toile, ce n’est pas très confortable, mais enfin c’est un abri.

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Depuis notre départ, l’exploitation de l’inférieur par le supérieur, qui a toujours été en vogue ici avec le comte Pouget et son second, a repris son cours.

Tout ce qui sait travailler est employé pour ces deux cocos là moyennant des rations de vin délivrées par ce bon gouvernement sur les économies du bord, ils se font faire un tas de petites histoires, boîtes, cannes, bibelots de toutes espèces ; le faux pont est un vaste atelier de menuisiers, dans la batterie on a fait des établis de sculpteur, de serrurier, d’armurier etc. quand on voit toutes ces petites choses de la vie intérieure de notre bord on se dégoûte par moment de la Sibylle.

Elles sont loin d’inspirer le respect qu’on devrait avoir pour les cheveux blancs du Commandant et pour l’autorité des deux premiers officiers.

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Heureusement, j’aime à écrire qu’il y en a peu de leur espèce dans la marine, ils honorent peu le corps.

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Notre équipage aura bien profité de la relâche de Papeete, on a souvent envoyé des permissionnaires à terre et on n’a pas eu à s’en repentir ; on avait aussi dans les commencements laissé descendre messieurs les disciplinaires, mais on a été forcé de les garder à bord sauf quelques rares exceptions, la gendarmerie avait été forcée de s’occuper d’eux.

Quant à ceux que nous avons laissés dans le pays, on n’en est pas très content on se plaint de vols depuis qu’ils sont débarqués, un autre, le chef de musique, a tiré un coup de pistolet sur un cabaretier.

Nous avons encore débarqué quelques hommes qui ont permuté avec des matelots des navires de la station.

Depuis la Nouvelle Calédonie nous avons ainsi perdu la moitié de l’équipage parti de France, ceux qui ont remplacé ceux-là sont des hommes congédiés qui vont rentrer chez eux à leur arrivée si toutefois il n’y a pas de guerre.

Dans le nombre se trouvent aussi bon nombre de quartiers maîtres qui ayant gagné leurs galons en cours de campagne se sont trouvés en excédant des effectifs réglementaires, de sorte que de tous côtés on ne voit que des quartiers-maîtres.

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Nous emmenons comme matelot un Kanak qui s’est engagé pour aller voir la France, il y a beaucoup de Taïtiens et d’habitants des Pomotou qui demandent à faire la même chose, ils sont très désireux de voir la métropole dont ils ont entendu dire tant de merveilles.

Malheureusement ils ne supportent pas notre climat et beaucoup meurent phtisiques ; il ne faut pas trop s’en étonner, c’est ainsi que dans leur pays même la plupart des Taïtiens quittent le monde, bien que ce soient des gaillards bien taillés et très forts, ils ne vivent pas vieux en général et beaucoup meurent de consomption.

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Le gaillard d’arrière de la frégate est maintenant un peu égayé par la présence de quelques dames passagères ;

ce sont les femmes de passage aux différentes tables.

Nous avons aussi une folle, mais je ne la mets pas au nombre des personnes qui inspirent la gaieté ;

elle a l’air si malheureux qu’elle fait pitié.

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Papeete a laissé des souvenirs dans nos cœurs qui ne sont pas encore effacés, mais d’ici au Cap Horn ils auront le temps de disparaître.

À chaque instant on entend l’un ou l’autre rappeler Madame ou Miss une telle ; les bals auxquels nous sommes allés nous avait fait faire assez ample connaissance avec toute la société de Papeete.

Elle se compose de quelques blanches anglaises pour la plupart, de métisses et de Kanacks.

Les métisses surtout nous ont prodigué leurs amabilités, il y a dans le nombre plusieurs miss qui cherchent des épouseurs et une ou deux ne dédaignerait pas un officier de marine, du reste il faut se hâter de le dire, tout chez elles, n’est pas calcul, par elles-mêmes elles sont fort gentilles.

J’ai un souvenir, en quittant la Sibylle le jour du bal que le commandant a donné, on m’a gratifié d’un bouquet, je l’ai conservé précieusement et quoiqu’un peu sec il est encore assez joli.

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Quant aux Kanacks j’en importe un spécimen, j’ai la photographie de trois personnes de la famille royale entre autres de la Reine.

J’aurais désiré avoir sa signature sur la carte, mais le jour où je suis allé la voir, je n’ai pu la rencontrer.

Ce n’est pas difficile d’obtenir une audience de sa majesté dans ce pays-ci, on entre et on se présente tout seul, c’est bien simple ; quand on ne connaît pas la langue du pays on demande un interprète ou bien si on parle l’anglais on cause avec Pomaré par l’intermédiaire de sa bru qui la quitte rarement.

C’est une bonne bougresse de femme, elle a dû être bien dans son temps ; elle commence à passer, elle prend beaucoup d’embonpoint.

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Je n’ai aucun espoir en notre Commandant, quand nous serons arrivés, il ne s’occupera pas plus de nous que s’il ne nous avait jamais connus, sa grosse personne sera sa seule préoccupation, il partira probablement pour Paris ou sera remplacé immédiatement ainsi que son second, tous deux ont leur temps d’embarquement terminé.

Nous avançons peu, et depuis deux jours nous roulons que c’en est une vraie bénédiction, nous nous trouvons sur des hauts fonds que recouvre pourtant une couche de cent cinquante ou deux cent mètres d’eau, la mer y est démontée, les lames viennent soulever tantôt l’avant, tantôt l’arrière, tantôt tribord, tantôt bâbord sans aucune régularité on dirait qu’un ouragan a passé par ici.

Ce qui fait croire à cette dernière supposition, c’est l’absence complète des oiseaux de mer, compagnons ordinaires des navires.

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À propos des « zoizeaux », il faudra que je leur arrache les plumes de la queue pour notre Émile qui m’en demande !

Laissez courir un peu, un jour j’irai vous tenir compagnie et je médite un coup qui réjouira papa ; j’inventerai une maladie quelconque et si le conseil de santé est un peu aimable il voudra bien me croire et m’enverra en congé pour quelques mois, je n’en veux que six.

Alors j’enverguerai toutes mes voiles, puis j’embarquerai mes vivres et je mettrai le cap sur Lunéville.

J’y affourcherai puisque j’y dois rester longtemps et je profiterai de la relâche pour réparer mon gréement, ma voilure ; je ferai des vivres frais, donnerai un coup de peinture à ma coque et du repos à mon équipage ; après ça nous serons prêts à reprendre la mer pour quelques temps.

Nous quitterons le mouillage en prenant un chargement de pruneaux et de mirabelles et nous naviguerons sur Brest aussi frais que le jour où nous avons été lancés.

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Je parie que vous ne vous êtes jamais doutés qu’on faisait ici une exposition de peinture, c’est pourtant vrai, écoutez-moi plutôt.

Nous reconduisons en France un Lieutenant de vaisseau très ancien de grade et sur le point de passer Capitaine de frégate, c’est l’ancien résident des îles Marquises, il a passé deux ans à Nu-Hiva (abréviation de Nuku-Hiva) c’est ainsi qu’on nomme l’île dans ces parages.

Il est toujours absorbé dans je ne sais quelles réflexions, il parle très rarement, ne rit jamais ; on croirait qu’il médite un traité de géométrie à sept ou huit dimensions.

Dernièrement cet homme si grave tire du fond de sa malle une image de 0,05 centimes représentant le vrai portrait du Juif errant (imprimerie Georgelet et Cie) et avec la gravité qu’il met en toutes choses la cloue sur une des cloisons de sa chambre.

S’il en a beaucoup comme ça dans son caisson, je ne m’étonne pas qu’il se soit appauvri ; les objets d’art coûtent souvent fort cher.

Avec cinq gendarmes pour agents administratifs, pour armée, pour compagnons pour etc. il a passé deux ans presque abandonné à Nu-Hiva.

Les îles Marquises sont sous notre protectorat mais les européens ne les habitent pas, je ne puis pas trop dire pourquoi.

Je crois qu’ils trouvent à Taïti assez de place pour les loger tous, ils ne sont pas bien nombreux et ils jugent inutile d’aller s’installer dans un pays tout à fait sauvage quand ils ont à Taïti ce qui leur est de première nécessité.

Les missionnaires catholiques y sont tout puissants, et il arrivera probablement ce qui est arrivé pour les Gambier, ils resteront les maîtres de la place ; ils daigneront encore hisser le pavillon français en attendant le jour où ils hisseront le leur.

Quant aux déportés politiques, il n’y en a plus à Nu-Hiva ; ceux qui ne sont pas rentrés en France sont établis ou en Amérique ou dans les îles de l’Océanie, l’un d’eux est directeur de l’imprimerie de Papeete.

On ne dit pas ces îles malsaines et les misères endurées par les exilés français provenaient sans doute du dénuement complet dans lequel ils ont dû se trouver à leur arrivée dans un pays sauvage, dans l’acception du mot, habité par des anthropophages.

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25 février

 

Grâce à notre court séjour à Taïti, je commençais à apprendre la langue du pays, ainsi je sais dire Bonjour (Iurana), fiche moi la paix (Maniania) etc.

C’est un langage assez facile et les Européens qui habitent les îles du protectorat sont peu de temps à l’apprendre.

La grammaire est des plus simples, ainsi Are veut dire viens, venir, aller quelque part, je vais, tu vas etc.

Les étrangers divers qui composent la collection des résidents de Taïti s’entendent en parlant Kanack, ainsi un chinois et un prussien se comprennent et peuvent tenir n’importe quel discours.

Le Moniteur de Taïti est écrit moitié en français, moitié en Kanack.

Presque tous les indigènes savent lire et écrire leur langue, les caractères qu’ils emploient sont les nôtres ; dans presque toutes les cases on trouve quelques livres parmi lesquels une bible ou un psautier selon qu’on est chez un protestant ou un catholique et un petit livre de cantiques dits hyménées.

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Tous les soirs ils se réunissent dans chaque village dans une case qui est généralement celle du maître d’école qui est aussi maître de chant, les femmes s’assoient en rond autour d’un lumignon fait avec un vase plein d’huile de coco et une mèche ; les hommes s’assoient derrière et on chante la gloire du Seigneur.

Ils ont de très beaux airs et font une assez belle musique ; dans le nombre de leurs chants ils en ont un qui est un salut à Pomaré et au Commandant protecteur, un autre sur l’air de la reine Hortense, ils ne manquent jamais de le seriner aux officiers français qui vont entendre les hyménées.

Dans les grandes occasions ils se réunissent en assez grand nombre pour être une centaine de chanteurs, c’est généralement quand ils reçoivent la Reine ou le Commissaire Impérial.

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Je voudrais vous parler aussi des chefs de districts, mon opinion a singulièrement changé sur leur compte ; dans les premiers temps je m’étais fié aux apparences et je les avais cru des gens plus ou moins respectables, mais j’en ai tant entendu raconter sur leur compte que maintenant je les tiens pour de misérables goujats.

Pour une bouteille d’Eau de vie on en fait ce que l’on veut ; à la table de jeu montée sur la dunette lors du bal il y en a un ou deux que l’on a vu voler, et c’étaient des chefs huppés, de ceux qui approchent le plus souvent Pomaré.

Ils se jettent sur les rafraîchissements lors des bals avec une avidité de gens affamés depuis quinze jours et ils ne partent pas toujours bien droits.

Du reste il faut bien l’avouer, dans la famille royale on voit souvent des choses fort drôles ; le fils aîné ne se tient pas trop mal, mais le cadet se met assez souvent en ribote ; c’est ce qui l’a fait chasser de son royaume de Raïatea, quand il est ivre, il mène une conduite dégoûtante.

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Une chose assez remarquable c’est que cette famille est très mal partagée sous le rapport de la santé et la maladie commune qui la maltraite ne se nomme pas dans la bonne société.

Le Prince qui est en France s’appelle Joinville, on m’a dit qu’à son départ on avait fait des fêtes magnifiques et que tous les districts lui avaient apporté des provisions en si grande quantité que l’équipage et les différentes tables de la frégate l’Isis en avaient à n’en plus savoir que faire.

Quand il s’est embarqué il y a eu une fête lacrymale, une quantité innombrable de Kanacks des deux sexes étaient réunis et chacun versait des pleurs ; la même scène émouvante se renouvelle chaque fois que la Reine ou un prince arrive ou part.

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Pomaré est très riche ; outre les vingt-cinq mille francs qu’elle reçoit du gouvernement français elle possède de son côté de cinquante à soixante mille francs de rente ; elle a des coins de terre dans tous ses états.

Dans la case qu’elle habite en attendant qu’on achève son palais elle jouit d’un certain confortable qui n’est pas à dédaigner ; elle a un salon de réception où on remarque son portrait, celui de l’empereur, ceux du maréchal Saint-Arnauld, de l’amiral Bonard (1) et de quelques autres qui, sauf ce dernier, sont parfaitement indifférents à la Reine.

Sur un guéridon au milieu du salon se trouve un stéréoscope magnifique avec toutes les vues principales de Paris, c’est un cadeau de l’Empereur.

 

26 février

 

Je rappelle tous mes souvenirs de Taïti pour que cette lettre vous les donne ; j’aurais pu faire comme précédemment, ne pas vous raconter toutes les petites histoires de mon sac et les garder pour vous les donner de vive voix, mais j’ai une venette du diable qu’on ne me donne pas de permission à mon retour en France et chaque jour je crains un peu plus de quitter Brest sans vous avoir revus.

Si Monsieur Longueville fait encore les fonctions de major général j’ai bon espoir et je compte obtenir sinon ce que je lui demanderai, au moins tout ce qu’il lui sera possible de me donner.

 

(1) Bonard, louis Adolphe (1805-1867). Polytechnique 1825. EN 1829. Vice-amiral 1862. Préfet maritime de l’arrondt de Rochefort en 1863.

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