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Journal d'un aspirant de marine

engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864


Charles Antoine raconte
 

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​1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale, 

engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle. 

Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.

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Jean Émile Carrière

Né en Normandie en 1959

​Docteur en Droit Social

Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere

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Épisode n° 26
 

 

1er Mars

 

La journée du 28 février restera célèbre dans les fastes de notre voyage ; coup sur coup il est survenu plusieurs événements qui auraient pu avoir une certaine gravité.

J’étais de quart de quatre heures à huit heures du soir ; à quatre heures trente un grain venait de passer en nous laissant tomber un peu d’eau quand tout à coup on aperçut sous le vent une trombe.

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Figurez-vous une colonne d’eau plus ou moins droite de huit à dix mètres de diamètre unissant un gros nuage noir à la mer.

À son pied un bouillonnement énorme qui s’est accru encore quand la trombe s’étant rompu la colonne d’eau eut disparu complètement.

J’estime à six ou sept mètres la hauteur à laquelle l’eau sautait au-dessus du niveau de la mer.

Cette trombe était à un mille ou deux de nous ; dès qu’on l’aperçut le commandant fit changer la route pour ne pas aller à sa rencontre ; il est très facile d’éviter l’abordage de ces redoutables phénomènes pourvu qu’on les voit assez tôt pour prendre des mesures.

Quand on est pris en dépourvu il faut carguer toutes les voiles au plus vite, faire descendre tout le monde de la mâture, fermer ses écoutilles et envoyer les gens de quart à l’abri dans les batteries ;

les trombes sont animées d’une vitesse assez considérable et commettent des avaries très graves à bord des navires qui les reçoivent ; on en a vu qui ont été démâtés ras comme des pontons et même qui ont eu des hommes enlevés.

Mais nous autres qui avons l’œil et qui veillons bien nous ne nous laissons pas prendre ainsi ; on dit même qu’il y a des navires de guerre qui ont réussi à crever des trombes en les perçant d’un boulet de canon.

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Une demi-heure après à cinq heures on entend crier « un homme à la mer » ; c’était un pauvre maladroit qui, travaillant en dehors du navire, avait, dans un coup de roulis plus violent que ceux qui l’avaient précédé, laissé choir son individu à l’eau.

Heureusement il faisait calme, quelqu’un eut la présence d’esprit de lui jeter un bout de filin, il le saisit et sans qu’on eut besoin d’amener une embarcation, on le ramena à bord sain et sauf, un peu effrayé mais quitte de tout mal pour la peur.

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Bien lui a pris de tomber deux heures plus tôt, à sept heures un énorme requin se promenait à notre arrière ;

le Commandant permit de le pécher, on prit une livre de lard à la cambuse, on l’ajusta proprement au bout d’un hameçon à émerillon de un centimètre et demi de diamètre et sans mettre un bouchon à la ligne on la mit à l’eau ; notre gros vorace ne se fit pas prier, il engouffra tout mais dut être un peu étonné quand il se sentit le bec traversé par notre énorme cure dent.

On le laissa se noyer et on le hissa à bord, comme justement c’était l’heure du bal on lui fit une entrée triomphale, il eut l’honneur d’un air de musique.

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La pêche est amusante quand on réussit si bien, cependant j’aurais bien donné quelque chose pour être sur les bords de la Mortagne (1) à piquer des goujons en compagnie de papa, de notre Paul et d’Émile ; chaque fois que je pense à nos pêches miraculeuses, l’eau m’en vient à la bouche, je suis heureux un instant.

Notre camarade Jean Louis Requin né à Paris (tout individu né en mer est porté sur l’État civil comme né à Paris) en je ne sais quelle année, était un gros propriétaire de ces parages, il était gras comme un vieux chanoine et avait une longueur de trois mètres, on l’assomma sans forme de procès et on le traina à la poulaine.

Il fut traité en ennemi car le gredin aurait pu hacher en peu de temps le pauvre diable qui était tombé dans ses lieux habituels de promenade.

On ne lui mit pas d’épitaphe, sa veuve n’eut pas de pension ; comme c’était un hérétique, il n’eut pas les honneurs de la sépulture.

Je ne sais trop si c’est lui qui avait la brise dans son ventre, toujours est-il qu’elle commença à souffler quand on le lui eut ouvert.

Depuis, nous marchons un peu, nous commençons à sentir la fraîcheur, adieu douce température de Taïti ; dans un mois nous verrons des glaces.

 

12 mars

 

Voilà une traversée qui promet de durer longtemps, nous n’avançons pas vite.

Les parages du Cap Horn se font déjà sentir dans toute leur douceur, les coups de vent se succèdent et on n’étouffe pas ; par-dessus le marché nous avons des vents contraires.

Mais un peu de patience et cela passera comme le reste.

 

(1) La Mortagne est une rivière de Lorraine, qui coule dans les départements des Vosges et de Meurthe-et-Moselle.

C'est un affluent de la Meurthe en rive gauche, donc un sous-affluent du Rhin par la Meurthe puis par la Moselle.

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16 mars

 

Je vais vous donner une idée de la navigation dans les parages du Cap Horn.

Dernièrement le 11 mars nous courions sous toutes voiles à une vitesse moyenne de six à sept nœuds ;

depuis quelques heures l’horizon se chargeait dans la direction de l’Est, de gros nuages gris noirs s’y amoncelaient, en même temps le baromètre descendait rapidement ; notre commandant qui eut le nez creux et bon ce jour-là, monta sur le pont à onze heures au moment où la brise venait de fraîchir.

En moins d’une demi-heure il nous fallut serrer les petites voiles, prendre des ris, le soir la mer était faite nous roulions comme des barriques, nous en avons eu pour trente-six heures.

Alors le calme est revenu et les vents ont pris une autre direction ; nous ne fûmes pas longtemps tranquilles, le 14 mars le baromètre se mit à dégringoler tout d’un coup de deux centimètres, il baissait d’un millimètre par heure.

 

Dans la nuit du 13 au 14 j’étais de quart de minuit à quatre, nous avions les huniers avec un ris et la misaine, nous filions dix et onze nœuds.

Par moments il y avait des rafales qui ronflaient dans la mature et couvraient la voix de l’officier de quart, en même temps une petite pluie fine nous transperçait jusqu’aux os.

Enfin on piqua quatre heures, deux heures de sommeil me firent oublier la pluie et le vent ; pendant ce temps la brise avait fraîchi, était devenu plus régulière et ne se contentait plus de ronfler, elle assourdissait.

Peu à peu il fallut serrer le hunier du mât d’artimon, prendre trois ris à celui du mât de misaine et amener le grand sur le ton du bas mât.

Il ventait un fort coup de vent ; pour la première fois de ma vie, j’en entendais autant en mer, je la voyais si grosse.

Je ne peux me défendre d’une certaine émotion, mais confiant dans la solidité du navire et surtout me disant que bien d’autres en avaient reçu autant et même plus je me rassurai peu à peu.

Dans la soirée, il fallut prendre le troisième ris au grand hunier.

Au moment où on faisait monter les gabiers il creva comme une peau de tambour trop tendue, la nuit approchait, il ne fallait pas songer à le changer ; d’autant plus que nous roulions beaucoup, on le fit serrer.

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Là j’ai vu un de ces spectacles bien insignifiants sans doute si on sort du milieu étroit où un marin vit, mais pourtant bien beau.

Vingt hommes n’ayant ni chic ni touche comme dirait un amateur, se répandirent sur la vergue et sans bruit, sans tambours ni trompettes mirent une demi-heure à ramasser contre la vergue les débris de notre hunier, le vent les leur disputait, mais malgré sa force il dut céder à leur persévérance.

Quand on se figure ces hommes perchés à une trentaine de mètres au-dessus du pont forcés de se cramponner pour n’être pas précipités à la mer dans les coups de roulis ou par le vent, quand on voit ces hommes faire si naturellement et avec tant de calme de pareilles besognes on s’estime fier et heureux d’être leur chef et on se dit qu’il faut se rendre digne de l’être.

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Pendant la nuit il nous tomba des grains très lourds, mais sous sa voilure réduite la Sibylle les reçut bravement et se permit de filer quatorze nœuds dans l’un d’eux (notre vitesse moyenne depuis la France est de 5,7 nœuds).

On dormit peu car le navire roulait tellement qu’à chaque instant on entendait dégringoler une malle de passager, une pile d’assiettes ou bien c’était une lame qui venait déferler sur notre arrière et cela s’entend croyez moi.

Le lendemain au jour la vigie signale la terre, elle dit qu’elle la voit dans un nuage noir qui est devant, on ne tarde pas à reconnaître que c’est un immense bloc de glace qui nous barre la route.

Immédiatement on vient sur bâbord et nous passons une demi-heure après à un mille d’un glaçon ayant six cent mètres environ de longueur, à peu près le double de largeur, cinquante mètres environ au-dessus de l’eau et sept fois cette hauteur en dessous (cette dernière donnée est admise par les physiciens).

Tout le monde s’extasiait sur la beauté du glaçon, il avait une forme parallélépipédique, une teinte d’un blanc mat dont l’uniformité fut troublée par l’apparition de reflets verdâtres d’une transparence magnifique ; la mer était tellement grosse qu’en se brisant au pied de cette énorme glace elle faisait rejaillir son embrun jusqu’au-dessus du plateau supérieur.

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Quelques instants après, on en découvrit un autre, puis un autre et plusieurs fois il fallut changer de route pour ne pas courir à la rencontre de ces énormes et gênants cailloux.

À midi, la vigie signale des glaçons partout devant, on aurait pu dire que la route était fermée.

Sûr qu’il ne pouvait en être ainsi le Commandant fit continuer à marcher, nous filions dix nœuds, en nous rapprochant nous nous aperçûmes que ces glaces n’étaient pas toutes sur le même plan et bientôt nous nous trouvâmes entourés de vingt-sept ilots de glace dont le plus petit aurait suffi pour nous aplatir comme ce qu’il y a de plus infime dans la création.

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Nous commencions à trouver que nous avions eu une belle chance de tomber le jour au milieu de ces glaçons et en même temps tous prévoyaient que la nuit à venir pourrait être très bizarre, mais que faire il fallait bien passer, il aurait fallu attendre un peu de temps si on eut voulu laisser disparaître les glaces, du reste elles se voient si bien et de si loin qu’il faut être assez négligent pour se mettre le nez dessus.

De six heures du matin à six heures du soir on en vit environ cent et je n’exagère pas.

À sept heures, il faisait noire nuit, tous ouvraient l’œil et le bon ; le Commandant était sur le pont, l’officier de quart, une jumelle à la main ne quittait pas de vue l’horizon, l’élève de quart s’arrachait les yeux à regarder sur l’avant, il avait à côté de lui un quartier-maître et deux autres veilleurs en faction.

À huit heures, une trace lumineuse et blanchâtre signale une glace devant, on change de route et nous la laissons sur bâbord.

Depuis ce moment et sauf une que l’on aperçut à onze heures la mer resta libre et dégagée, nous avions un fameux poids de moins sur la conscience ; le Commandant qui ne quitta pas le pont de toute la nuit avait fait prévenir l’État-major qu’au premier coup de sifflet qui appellerait les deux bordées sur le pont il eût à monter aussi, ce fut une précaution inutile, on ne vit rien.

Dieu avait voulu que ce soit le jour que nous passions au milieu des dangers, il avait favorisé la Sibylle et ses habitants.

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La mer tombait, la brise devenait maniable.

Aujourd’hui notre frégate a repris sa voilure elle court sur une belle mer bien dégagée, avec un beau soleil et sans se ressentir du froid file ses sept nœuds.

Voilà le métier et il ne me déplaît pas du tout.

Sans doute il pouvait nous arriver malheur hier, mais quel est l’heureux mortel qui ne risque pas son cou de temps en temps.

Du reste, il y a en France soixante mille marins, sur ce nombre cinquante mille au moins ont navigué dans les glaces et bien ils existent encore ; dans les premiers moments on s’effraie de peu de chose, quand on veut raisonner on voit les choses sous un jour moins triste et l’expérience apprend aux hommes d’âge à rire de bien des choses qui effraient les jeunes gens.

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La mer a conservé les restes du temps de ces jours derniers, elle est très houleuse, nous roulons beaucoup, mon encrier s’est renversé sur mon papier et y a dessiné les arabesques que vous voyez sur le bas des dernières pages.

Les chaises, les livres, cahiers, cartons font de temps en temps des omelettes superbes dans notre bureau, mon ami le Chien qui s’appelle Rapido, court comme un perdu là-dedans et vient se fourrer dans mes jambes tout effrayé.

Il appartient à Monsieur l’Aspirant de 1ère classe et nous nous sommes pris tous les deux d’une sincère amitié l’un pour l’autre et cela surtout depuis qu’on m’a fait un paillasson en chanvre pour que je n’ai pas froid aux pieds quand je travaille dans la journée.

C’est un chien très bien élevé, malheureusement il largue quelques fois des mauvais vents en compagnie, mais je l’excuse il a la peau trop courte, et puis en famille on ne peut pas toujours se gêner, la vie serait bien pénible.

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Si vous faites lire mes lettres à Paul ne manquez pas de lui faire lire les dernières pages, elles seront probablement d’un intérêt très glacial pour lui ; j’ai vu des glaçons où il aurait eu assez de place pour promener son élève et à travers lesquels il n’aurait pas passé bien certainement ; j’estime à soixante mètres la hauteur du premier rencontré, or une glace a en dessous de l’eau sept fois sa hauteur au-dessus, ce qui fait quatre cent vingt mètres, en tout une légère épaisseur de quatre cent quatre-vingt mètres ; la surface du plateau supérieur pouvait avoir six mille mètres carrés.

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26 mars

 

Enfin le Cap Horn est doublé.

Depuis notre rencontre avec les glaces, notre navigation s’est continuée sans incidents remarquables ; des coups de vent sont venus de temps en temps nous secouer un peu, mais sans trop nous gêner ; la Sibylle est un bien admirable navire aux dires de ceux qui ont vu des mauvais temps sur d’autres, elle s’émeut difficilement.

Bien que les vents généraux soient ici de l’Ouest, nous y avons eu des vents de Nord-Est.

Ils nous ont jetés plus dans le sud que nous le désirions, et nous ont conduits jusqu’au soixantième degré de latitude.

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Ce matin, nous espérions franchir le détroit de Lemaire qui sépare la Terre de Feu ou l’extrémité de l’Amérique du Sud de la terre des États, mais au moment où nous mettions le nez dans le détroit les vents nous ont refusés.

Nous venions de laisser porter pour passer à l’Est de cette dernière terre, ils se sont mis à jouer et à mollir beaucoup.

De forts courants nous jetaient en dehors ; il a fallu bon gré mal gré renoncer à notre projet et nous longeons à petite distance la côte sud de l’île des États.

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Enfin nous voilà dans l’Océan Atlantique, nous commençons à nous rapprocher de la mère patrie. On pense généralement que dans dix-huit jours nous serons à Rio-Janeiro.

J’attends assez patiemment la fin de la traversée, je m’occupe et travaille tantôt une chose tantôt l’autre, toujours des choses de mon métier.

Quand j’aurai passé mes examens je changerai un peu de sujet et dès que j’en aurai les moyens je me créerai une petite bibliothèque.

Quand j’aurai le droit d’avoir un coin à moi à bord je me munirai de quelques ouvrages choisis et je complèterai mon instruction littéraire, morale et politique, elle en a grand besoin.

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Comme d’habitude, notre table est très mal approvisionnée.

Celui qui la régit est un insigne paresseux qui laisse gaspiller notre argent par des domestiques ou son cuisinier, il leur laisse la bride sur le cou aussi ces messieurs engraissent quand nous avons du lard deux fois par jour.

Cela m’est complètement indifférent, je me porte très bien, je n’ai pas encore eu faim depuis Taïti ; mais je plains nos malheureux passagers et je déplore une négligence coupable qui pourrait nous faire accuser de faire des économies sur leurs frais de table pour les partager entre nous à l’arrivée.

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Voici la fête de Pâques qui approche, il n’y a pas longtemps c’était encore une des époques où je passais quelques jours avec vous ; on allait faire un tour à la campagne où tout commence à pousser, on comptait au jardin les boutons de poirier on faisait la partie de bézigue (2) avec grand père en buvant la bière.

Je voudrais bien pouvoir me payer un peu de ces petits plaisirs là.

Des pays que je viens de visiter celui que je préfère c’est la France, et celui après lequel j’aspire le plus, c’est Lunéville, Metz, Nancy, Raon.

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Je vais parfaitement bien, je n’ai plus absolument de traces de palpitations de cœur et je crois que je prends de la carrure.

Le froid de ces régions m’a causé des engelures mais on n’en meurt pas.

Il serait difficile qu’il en soit autrement dans un voyage où l’on est passé presque sans transition d’une température moyenne de trente degrés à une de sept degrés.

Elle va augmenter rapidement jusqu’à Rio et revenir à ce qu’elle était à Taïti ou du moins elle en différera peu.

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(2) Le bésigue est un jeu de cartes (2x32) traditionnel français, couramment pratiqué encore au XIXème siècle, tel que dépeint par Gustave Caillebotte dans un de ses célèbres tableaux, tableau exposé au Musée du Louvre.

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