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Journal d'un aspirant de marine

engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864


Charles Antoine raconte
 

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1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale, 

engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle. 

Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.

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Jean Émile Carrière

Né en Normandie en 1959

​Docteur en Droit Social

Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere

Épisode n° 27
 

 

28 mars

 

Nous avons eu une journée magnifique pour notre dimanche de Pâques ; la température s’était radoucie ; la mer était plate et le soleil brillait de toute sa splendeur, la frégate toutes voiles dessus était complètement immobile.

Nous avons donc eu, nous aussi, notre fête, on avait laissé les figures à vent debout dans les sacs, chacun s’était mis à l’unisson du temps.

À l’inspection, le Commandant fit une allocution à l’équipage et aux passagers ; il leur dit que nous venions de faire la partie la plus pénible de notre voyage et qu’il avait été content de la persévérance que tous avaient montrée ainsi que du bon vouloir et du courage qu’ils avaient mis à faire les rudes travaux des mauvais temps.

Il leur promit de témoigner de son contentement dans son rapport au ministre.

Ces compliments étaient mérités car nos hommes ont beaucoup et bien travaillé depuis le commencement de ce mois ; ils leur furent agréables, je crois avoir découvert dans la journée des indices prouvant qu’ils avaient été flattés des paroles du commandant.

Ils se sont mis à jouer au loto, au saut de mouton, à colin-maillard avec une ardeur sans égale.

Voilà nos matelots, ils s’amusent de divertissements bien innocents, puis tout d’un coup vienne le mauvais temps, vous les voyez travailler avec énergie et patience.

Ceux qui les ont vus à la besogne sont tout disposés à excuser les petites sottises qu’ils se permettent quelque fois quand ils se sentent sur la terre ferme et que les économies de campagne sonnent dans leur poche.

Nous avançons doucement dans l’océan Atlantique, la mer est restée très belle, elle a conservé une teinte verte qu’elle n’a pas ordinairement au large.

Hier j’ai recueilli quelques coquillages sur une algue qui passait le long du bord, je les réserve au vieux Cabasse, il n’aura pas tous les jours des échantillons venant du Cap Horn.

 

10 avril 1864.

Rade de Rio-Janeiro,

 

Depuis hier soir nous sommes au mouillage, nous avons fait une traversée remarquable de la terre des États à Rio, les journées du 30 et 31 mars, du 3, au 7 avril ont été très heureuses et nous ont fait récupérer le temps que des vents contraires nous avaient fait perdre dans l’océan Pacifique.

Nous avons mis cinquante jours pour venir de Taïti et la moyenne des traversées est de cinquante-cinq, nous pouvons donc nous estimer fort heureux.

Nous étions favorisés tout exceptionnellement dans la deuxième partie de la traversée, la mer était à peu près plate, et toujours nous avons eu des vents qui nous faisaient faire bonne route.

Jamais non plus notre Commandant ne s’est montré aussi audacieux, dans toute la campagne la frégate n’a jamais porté autant de toile que dans ces derniers temps ; nous avons porté les perroquets et les huniers sans ris par des brises assez fraîches, et souvent nous avons rencontré des navires ayant des voiles serrées tandis que notre bonne Sibylle filait dix, onze et même douze nœuds, toutes voiles dessus.

Il a commandé pendant trois ans un navire en station sur les côtes orientales de l’Amérique du Sud, c’est pourquoi il navigue avec tant de confiance dans des parages qu’il connaît très bien ; voilà à quoi sert l’expérience.

Dès qu’on a pu communiquer avec la terre on a envoyé le vaguemestre au consulat ; j’ai été plus curieux de recevoir et de lire vos lettres que d’aller à terre voir Rio qui paraît une bien grande ville, il n’est revenu que fort tard, j’ai passé la soirée à me réjouir et à me refaire le cœur.

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Dessin de Charles Antoine

 

Quand on est resté longtemps à la mer, sans nouvelles des siens, il se sèche un peu, je veux dire que l’on « oursifie » un peu ; or, amis lecteurs (je mets au pluriel car il paraît que vous êtes bien nombreux), vous savez que je suis assez disposé à avoir de temps en temps quelque peu de ressemblance avec l’aimable animal qu’on appelle l’ours.

J’ai été bien content de savoir que toute la famille allait bien, et qu’outre la santé, le contentement régnait à la maison.

Je commence à répondre à vos agréables lettres, et d’abord je cause à papa, libre à vous d’écouter, il n’y a pas de secret.

Tu sauras qu’il y a une ligne de paquebots français entre le Brésil et Bordeaux ; elle fait même une concurrence tout à son avantage à celle des malles anglaises ; ainsi donc à l’avenir fais gagner nos marins et dispense toi de m’écrire par Southampton.

Pourquoi donc en voulez-vous autant à la mère Pomaré ; quel orgueil vous avez vous-autres !

Vous tenez absolument à ce que votre fils fréquente les cours.

En attendant qu’Émile fréquente ceux de l’École des Beaux-Arts, le voilà loin de vous et vous devez, en effet, vous sentir bien abandonnés ; quant à lui, il m’inquiète un peu, le temps qu’il passera à Amiens sera je crois bien agréable.

Il est bien heureux de faire en de pareilles circonstances une des absences forcées que bien peu sont exempts de faire de la maison paternelle.

Notre Popol est toujours à la guerre, il ne rêve que plaies et bosses, heureusement que ce n’est pas lui qui est chargé de régler la politique européenne, il serait capable de faire battre tout le monde pour qu’il y ait de l’avancement.

Patience, mon major, le mal vient assez vite ; et bien que je désire ardemment te voir officier le plus tôt possible, cependant j’aimerais assez à voir les gens s’entendre sans coups de canon ; l’humanité n’a pas été créée pour passer sa vie à se déchirer.

Dis donc papa, puisque tu veux faire un voyage à Paris, tâche donc de venir un peu me voir.

On dit que les chemins de fer vont maintenant très près de Brest.

Je suis sûr que tu meurs d’envie de visiter un grand port.

Tâche que ton ministre des finances remplisse ses caisses et décide-le à t’accorder les fonds nécessaires.

Alors je te montrerai de belles et grandes choses et tu pourrais te faire une idée plus juste des navires de guerre.

C’est surtout maman que je voudrais rassurer à ce sujet ; je suis sûr qu’elle ne se figure pas du tout ce que c’est qu’un bâtiment car, si elle le savait, elle serait bien plus tranquille qu’elle ne semble l’être.

Pauvre maman, je te vois d’ici marquant le linge de notre Émile, lui cousant des gilets de flanelle, garnissant ses chaussettes ; prends patience, nous irons vous revoir et remuer un peu la maison.

Grand père doit profiter du départ de Grigne vent pour arracher ses marguerites et les remplacer par des radis ; je lui rapporte un tuyau de pipe en os d’albatros ; il aura l’air d’un pacha quand il fumera ce chibouk.

J’ai souvent pensé à lui et entre autres circonstances dans celles-ci : nous venons de quitter un cap lard abominable, nous avons été nourris comme des misérables pendant toute la traversée ; il m’est arrivé quelquefois de penser au carré potager de grand père et d’envier ses produits.

Je lui avouerais même que j’aurais bien goûté si son vin ne se gâtait pas ; du reste j’ai été renseigné là-dessus par Paul qui me dit que j’aurais grand tort de me mal porter, car durant sa permission il a bu un nombre innombrable de fois à ma santé.

Je suis bien inquiet, je voudrais savoir quel numéro j’ai eu au tirage au sort (1) ; c’est d’une importance capitale pour moi qui ai en perspective trente ou trente-cinq ans de service.

Je vous dis des tas de niaiseries.

Mais excusez ma légèreté, et j’espère que vous le ferez quand vous saurez que j’ai mieux aimé passer l’après-midi à causer avec vous que d’aller flâner dans Rio.

Vos lettres, celles de l’oncle Henri, une de Cabasse, m’ont mis en si bonne humeur que je suis tout changé et que l’on ne reconnaît plus l’Antoine qui était à la mer il y a quelques heures.

C’est notre Paul qui m’amuse dans la sienne ; je ne lui donne pas assez de détails et je lui écris des six et huit pages dans le genre de celle-ci ; dans ses réponses il me met quelque fois quatre pages et ce n’est pas serré.

Il s’est chargé de la partie politique de la rédaction, je le remercie beaucoup de m’avoir mis au courant des affaires d’Europe ; sous ce rapport là je me fais peu de bile, notre métier nous oblige à oublier ce qui arrive sur les continents, et sauf quelque inquiétude dans les époques agitées nous n’en sommes que plus tranquilles.

 

16 Avril

 

Il y a deux jours que je suis électeur et éligible ; l’anniversaire de la naissance de mon individu a dû être célébré par vous et nous avons dû être réunis plus d’une fois par la pensée.

Je ne puis pas me figurer que j’ai vingt et un ans, je crois toujours que je viens de quitter le lycée de Metz.

Aujourd’hui, chers lecteurs, nous nous entretiendrons de l’Amérique du Sud, du Brésil et de Rio ; c’est un portugais nommé Corte Réal qui a abordé le premier les côtes orientales de l’Amérique du sud ; il y fut poussé par hasard par les vents d’Est qui règnent généralement sous les tropiques ; il explorait les côtes d’Afrique.

Il prit possession de la terre qu’il découvrait au nom du Portugal, c’est ce qui fait que le Brésil est une colonie portugaise.

Les autres parties de l’Amérique du sud furent dans la suite colonisées par les Espagnols dont l’empire colonial jadis si florissant s’était fondé sur les ruines de celui des Portugais.

 

(1) Les jeunes officiers étaient tirés au sort pour les désigner pour leurs affectations.

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Du quinzième siècle au commencement du dix-neuvième, ces colonies ont végété et ont pris lentement une importance assez grande.

Les races indigènes se sont retirées dans l’intérieur, les Européens les refoulant devant eux sans les dompter ; l’importation de la race nègre l’a mélangée avec celle des conquérants ; de là le grand nombre de mulets qui habitent ces régions.

Ils ont pris en se civilisant l’orgueil castillan, moins bien doués que ceux qu’ils imitaient, ils sont restés assez vilains coucheurs.

Le commencement du dix–neuvième siècle a été l’époque où ces colonies ont commencé à s’apercevoir que c’était assez ridicule d’engraisser les autres à leurs dépens, elles les ont chassés peu à peu et sauf le Brésil toutes se sont érigées en républiques.

Malheureusement leur intelligence et leur expérience ne les mettaient pas à la hauteur de la position qu’elles se donnaient, l’anarchie la plus complète n’a cessé de régner chez elles depuis qu’elles sont livrées à elles-mêmes.

En 1807 la maison royale du Portugal vint chercher refuge au Brésil quand Napoléon la chassa d’Europe.

Le pays y gagna beaucoup.

Une assez grande quantité de portugais avaient suivi le roi ; la colonie reçut une nouvelle impulsion, son industrie, son agriculture se développèrent et les colons se modifiant au contact de gens plus avancés qu’eux prirent des idées d’ordre, commencèrent à envier une grandeur nationale qu’ils ne connaissaient pas avant ; après la rentrée en Europe des rois portugais, le Brésil se trouva former un tout assez fort, il se sentit capable de devenir nation, en 1825 il fut reconnu empire ; depuis il se développe peu à peu et quoique bien loin derrière toutes les nations policées il progresse assez vite grâce à l’administration toute libérale de ses souverains.

Il produit déjà une grande quantité de café, il cultive la canne à sucre avec succès et il exporte pour des sommes considérables soit sous son pavillon soit sous celui de l’étranger.

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Sa marine de commerce comprend déjà un tonnage assez fort pour une nation si jeune ; sa marine de guerre n’est pas encore bien forte, comment le serait-elle ?

Elle ne s’en sert que contre les républiques de la Plata qui n’en n’ont pas ; celles-ci lui cherchent querelles très souvent, il n’y a pas d’année qu’il ne s’élève des dissensions entre le Brésil et ses voisins, elles sont souvent précédées de dépravations commises par les bandes indisciplinables qui couvrent et pillent l’Amérique du sud.

Il y a beaucoup de français au Brésil, Rio en contient dix mille, on dit que depuis l’établissement d’une ligne de messageries impériales entre Bordeaux et le pays, il y est arrivé beaucoup de nos nationaux.

La langue française s’y parle beaucoup on peut se faire comprendre presque partout. Rio est une belle grande ville, malheureusement un peu dégoûtante, les égouts et les lieux d’aisance y sont inconnus, on vide tout à la mer, les quais sont inabordables dans la nuit.

L’esclavage et toutes ses ignominies sont encore en honneur dans le pays et ce qu’on en voit ici donne une bien triste idée de la nation en particulier et de l’Amérique du Sud en général, puisque le Brésil est à peu près ce qu’il y a de mieux sur le continent.

La rade est très sûre et la plus grande du monde entier, elle est très fréquentée sauf à la saison d’hivernage de décembre à mars où on peut prendre des fièvres.

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Les ports de Rio contiennent un très grand nombre de navires de toutes les nations, il y a beaucoup de mouvements maritimes sur la place, les navires de commerce français fréquentent assez les ports du Brésil, ils y apportent du sel, des effets confectionnés, des pacotilles, des vins et des liqueurs.

Quelle différence entre cette colonie formée en cinq siècles et celle d’Australie fondée il n’y a pas cent ans; voilà où on reconnaît la force d’une nation et ce qu’il y a de triste à penser c’est que malheureusement nos colonies sont pauvres et misérables pendant longtemps.

Pour être juste et mettre tout dans la balance, il faut se figurer que l’Angleterre est un pays plus maritime et plus marin qu’aucun autre, plus commerçant aussi que n’importe lequel de ses voisins (et alors on voit avec plaisir que les comptes rendus lus à la chambre française lui annoncent un accroissement très notable de notre commerce intérieur et extérieur).

J’ai lu le discours fait au corps législatif par messieurs Thiers et Jules Favre, ils parlent fort bien mais deux ans trop tard, et je n’admets pas leur conclusion qui est de rappeler nos troupes immédiatement ; quant à avoir fait si péniblement l’occupation militaire du Mexique, quant à avoir commencé une besogne si coûteuse il ne faut pas lâcher pied si impatiemment pour perdre le fruit de ce que nous avons fait déjà et s’exposer dès le lendemain à voir se renouveler les violences que l’on commet incessamment sur nos nationaux.

Il me semble qu’il vaut mieux faire quelques sacrifices de plus et arriver à faire quelque chose de solide.

Ces messieurs semblent peu préoccupés des prétentions des États-Unis qui infailliblement absorberont le Mexique si celui-ci toujours en révolutions ne devient un état redoutable.

Et alors si les américains tiennent l’isthme de Panama, votre serviteur !

 

23 Avril

 

La malle part demain, je ferme ma lettre.

Depuis deux jours nous sommes en fête avec les aspirants hollandais d’une corvette arrivée ici en réparation ; j’ai vu entre autres choses à leur bord, que leurs collègues français pouvaient leur rendre des points sous le rapport de l’instruction.

Nous partons le 26, le remorqueur est arrêté.

Nous serons à Brest vers le 10 juin ;

envoyez-y une lettre le sept ou le huit afin que j’aie des nouvelles fraîches en arrivant.

À bientôt je vous embrasse et vous souhaite bonne santé et du contentement jusqu’à mon retour.

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