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Journal d'un aspirant de marine

engagé autour du monde
Sur la frégate La Sibylle
1863-1864


Charles Antoine raconte
 

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1863 - 1864, Charles Antoine, mon arrière-grand-père maternel, est un jeune officier de marine dans la Royale, 

engagé dans un tour du monde sur la frégate la Sibylle. 

Au travers des lettres qu’il a adressées à ses parents, il nous fait découvrir sa vie de marin.

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Jean Émile Carrière

Né en Normandie en 1959

​Docteur en Droit Social

Auteur : https://www.thebookedition.com/fr/6836_jean-emile-carriere

Épisode n° 28
- Fin -

 

 

5 mai 1864

 

Aujourd’hui à midi nous avons communiqué avec un brick espagnol ; une demi-heure avant d’être près de nous il avait cargué ses basses voiles et hissé son pavillon, il avait aussi amené une embarcation, tout faisait présager qu’il avait l’intention de nous demander quelque chose.

Arrivé par notre travers il mit en panne, le Commandant fit prendre la même allure ; quelques instants après le capitaine du brick Nuevo Fransisco de Barcelone accostait notre bord.

D’après les dires des hommes qui nageaient dans son canot, on sut à bord qu’il y avait vingt-deux jours qu’ils étaient partis de Buenos-Ayres qu’ils avaient reçu un pampero (vent) en sortant de la Plata et qu’une voie d’eau s’était alors déclarée.

Le capitaine venait demander au commandant du goudron et du brai pour essayer de la boucher.

On s’empressa de lui en donner un chargement complet, il repartit aussitôt saluant et remerciant avec la meilleure grâce du monde.

Vous vous ferez difficilement idée de l’impression que l’on ressent quand on voit un navire s’arrêter à quelques distances de vous, et montrer l’intention de communiquer verbalement.

D’abord ceux qui sont dans la position où nous nous trouvons se disent tout de suite :

voilà un navire qui a une épidémie, ou qui manque de vivres, ou qui demande de l’eau, ou qui a des avaries et on se figure aussitôt une misère affreuse, on attend avec anxiété les premières paroles qui seront prononcées, on cherche à deviner à la tournure des hommes, à celle du bateau ce qui s’y passe ; on est tout disposé à faire ce que l’on pourra pour aider à secourir de pauvres diables qui faisant le même métier que nous souffrent de ce qui peut nous arriver aussi bien qu’à eux.

 

26 mai

 

Que les jours sont longs et qu’on marche lentement quand on retourne en France ; je crois que le diable s’en mêle et pousse la frégate dans tous les trous où il y a du calme à gober.

Nous avons fait de très petites journées jusqu’à la ligne et nous avons goûté du pot au noir ; c’est à dire que nous avons eu très chaud, le bâtiment restant en calme la plus grande partie de la journée et profitant des grains pour essayer de se tirer de ces tristes parages ; je ne vous parle pas de la pluie torrentielle qui les accompagnait et qui n’est jamais agréable en quelque saison que ce soit.

Enfin par le cinquième ou sixième degré de latitude nord nous sommes entrés dans une région où régnaient des vents de Nord-Est, c’est celle des alizés, nous en avons profité pour faire environ trois cents lieues par la plus belle mer et le plus beau temps que nous ayons eu de la traversée ; il fallait voir tout le monde changer sa face à calme et prendre celle du bon vent ; en même temps la température était devenue plus supportable ; de sorte que tout le monde commençait à penser à l’arrivée.

Malheureusement nous voilà de nouveau en calme à neuf cent lieues de Brest et ayant la triste perspective de n’y arriver qu’à la fin de juin.

Je crains que vous ne soyez inquiets quand vous verrez que la Sibylle n’arrive pas, je me repends de vous avoir fixé dans ma dernière lettre l’époque probable de notre retour.

Soyez persuadés que l’ennui sera partagé également.

Depuis que nous avons doublé la ligne nous ne voyons plus autant de navires, nous restons sur notre gloire d’avoir battu tous ceux que nous avons trouvés faisant même route que nous ; si nous avions été en temps de guerre nous aurions fait de très belles captures et nous toucherions de belles parts de prises au désarmement de la frégate.

Nous avons vu une grande quantité de poissons volants, ils se levaient sur notre avant, se soutenaient quelques instants en l’air et allaient retomber à cinquante ou soixante mètres devant l’endroit d’où ils étaient sortis.

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Fresque minoenne à Phylakopi sur l'île de Milos

 

J’en ai vu qui pouvaient avoir trente ou quarante centimètres, mais la moyenne n’a pas cette taille et les gros voyagent en troupes moins nombreuses, quelques fois on n’en voit qu’un.

Ce sont leurs nageoires abdominales qui leur servent d’ailes, elles sont très développées.

Les naufragés qui se trouvaient sur le radeau de la Méduse ont dû de ne pas mourir de faim à ces volatiles aquatiques.

Leur vol étant très incertain ils tombent lourdement quand ils ne peuvent plus rester plus longtemps dans l’air, c’est ainsi qu’ils sont allés se jeter sur le radeau ; d’autres allaient se précipiter sur des objets quelconques et tombaient au pied des marins.

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Exocoetus volitans

 

Depuis quelques jours nous voyons passer le long du bord des raisins du tropique (oh qu’ils étaient bons) ce sont des fucus qui portent des graines assez petites mais nombreuses et foncées sur les branches.

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Caulerpa racemosa, la caulerpe raisin, en milieu naturel

 

La surface de la mer est parsemée de bouquets, quelquefois assez larges pour former de petits parterres de gazon.

Ce sont des logements habités par un peuple très divers, on y trouve des poissons, des crabes, quelques petites coquilles.

J’ai ramassé un ou deux de ces pays du moment, je les ai empaillés, ils figureront dans la collection du vieux Cabasse, cela leur apprendra à nous retenir si longtemps en leur compagnie.

 

Ce 26 mai restera célèbre dans mes annales ;

Il faut vous dire pour commencer que nous avons plusieurs fous à bord (d’autres vont jusqu’à dire que personne n’a son bon sens).

Un de ceux que la faculté a déclaré aliéné et qu’elle soigne, ayant appris que des vents contraires nous empêchaient de faire route sur Brest et un farceur ayant dit en plaisantant que nous retournions en Calédonie, se jeta à la mer par un sabord des gaillards, on était au plus près, au cri « un homme à la mer ! », l’officier de quart fit manœuvrer pour masquer les voiles afin d’arrêter le navire et de détruire sa vitesse le plus promptement possible.

Le factionnaire placé aux bouées de sauvetage avait coupé la corde qui les retient ; pendant le temps que l’on mettait à faire cette manœuvre, ceux qui étaient près de canots de sauvetage s’y précipitaient et comme dans ces circonstances il y a inévitablement un peu de désordre au lieu d’en armer un on en armait deux.

J’avais sauté dans la baleinière du Commandant, j’avais saisi la barre du gouvernail et je l’avais mise en place ; un officier du bord Monsieur Lopez (1), Lieutenant de vaisseau était aussi dans l’embarcation, il faisait amener ; tout d’un coup un maladroit se laisse gagner par le garant (la corde) du palan de l’avant ; cette partie tombe, l’arrière du canot restant suspendue à quatre mètres au-dessus de l’eau, on finit par l’amener aussi.

Mais voilà la baleinière pleine d’eau et neuf hommes pataugeant pour monter à bord.

L’autre embarcation, amenée plus heureusement sauva le fou et les bouées ; ce vieux sapajou-là était si content de prendre un bain qu’il les fuyait, la baleinière fut obligée de courir après lui.

En attendant nous barbotions le long du bord, ne courant pas grand danger puisque la baleinière flottait et nous procurait un point d’appui bien suffisant pour nous tenir à flot.

Les palans étaient resté crochés aux boucles (anneaux) fixées au canot, j’en saisis un et mettant en pratique les leçons de gymnastique de Monsieur Korum (2), je m’élevai de quelques pieds au-dessus de l’eau, un matelot m’avait précédé dans cette opération et était déjà à l’abri sur la préceinte (3).

Arrivé là, on nous envoyait des bouts de filins, j’en adressai un à un gabier qui barbotait encore, puis laissant ceux de l’avant faire ce que nous avions fait derrière, je pris pour porte un des sabords du commandant et après avoir enfoncé à demi sa fenêtre je me trouvai dans la chambre à coucher.

Tout l’armement de la baleinière en fut quitte pour un excellent bain, l’eau était délicieuse.

On hissa les deux embarcations et on remit en route ; le surlendemain, il y avait trois jours que la chose était arrivée ; c’était déjà de l’histoire ancienne.

J’ai été peu heureux pour mon premier sauvetage ; espérons que si j’en ai d’autres à faire, et je veux me venger, je le serai plus.

Aujourd’hui dimanche 29 mars je me suis amusé à relire des lettres.

Cette occupation m’a remis du baume au cœur ; comme il va faire bon en France !

Il est temps d’aller s’y retremper un peu, la monotonie, les contrariétés amènent l’ennui et l’ennui sèche le cœur.

Aussi quand on se voit près de France et sans un souffle de vent, on se fâche, on devient boudeur, inabordable, assez semblable à ces bâtons qu’on ne prend qu’avec des gants.

Je compare quelquefois notre bord au Louis XIV ; ici des garçons qui roulent depuis plusieurs années recevant çà et là avis qu’on n’est pas mort chez eux et qu’on ne les oublie pas, exposés aux mille et un petits ennuis qui sont la part de tous, mais qui deviennent très grands pour des gens qui ont une vie si monotone ; là-bas des hommes gais, oubliant au milieu des distractions de la famille, de la patrie les tracasseries qui accablent les autres.

Tous les matins de sept heures à huit heures on peut faire à bord de la Sibylle une étude de physionomies très curieuse.

Un jour il fait calme, on voit les nez s’allonger, les fronts se plisser, les coins de la bouche se relever, le silence partout, çà et là quelqu’un demande si on connaît le marchand de bon vent.

Un autre jour il fait beau et on marche très bien ; on s’aborde en se disant combien on file, on se dit des choses aimables, le troisième paragraphe de la conversation entretient les interlocuteurs du nombre de jours que l’on a encore à passer à la mer ; on trouve la Sibylle un bateau divin etc.

 

5 juin 1864

 

La semaine s’est passée, le mois de mai s’est terminé, la nouvelle lune est arrivée et nous sommes à peu près aussi avancés qu’il y a huit jours.

Dans trois jours vous allez m’écrire et commencer à guetter le facteur à l’heure de ses passages ; vous êtes loin de vous douter que nous sommes encore à sept cent quarante lieues de France.

On parle de nous mettre à la ration d’eau, c’est à dire de régler notre soif ; les bœufs diminuent beaucoup plus vite que les distances, j’entrevois un cap Fayol bien dur à doubler.

Oh, Fulton ! (4)

Que je te rends grâce d’avoir su inventer la navigation à vapeur qui ne nous sert à rien en ce moment.

Et dire qu’on n’a pas conservé sa dépouille mortelle dans un bocal plein d’alcool.

Vous allez vous demander si je deviens fou ;

vous serez en droit de croire que le soleil des tropiques a un peu agi sur ma cervelle.

 

(1) Gustave Raymond Marie Lopez (1826-1890), ne figure plus sur les rôles de la Marine en 1879.

(2) Professeur d’éducation physique au Lycée Impérial de Nancy.

(3) (Note de l’Auteur) On appelle préceinte une virure de bordé qui a une épaisseur plus grande que celle des bordages voisins et qui court d’un bout à l’autre du navire un peu en dessous de chaque batterie

(4) Né à Little Britain (1765-1815), est un ingénieur, inventeur américain.

Considéré comme le créateur du bateau à vapeur, il fut en fait celui qui, par son talent d’ingénieur, parvint à rendre réellement opérationnel un procédé déjà connu.

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Robert Fulton

 

Comment pourrait-il en être autrement quand on se voit si près de France et que le vent, dont on ne sait que faire quelquefois, se refuse complètement à vous y conduire ; quand on pense, en vous écrivant cette lettre, que vous la recevrez à notre arrivée à Brest.

Quand les cancrelats qui me mangent le cerveau me laissent quelques moments de repos, je travaille mon examen ; je complète mon journal, je repasse quelque chose.

Je vais prochainement faire un petit travail qui aura son mérite, pour moi du moins.

Je me propose de coucher sur le papier quelques réflexions, fruits de ce que j’ai vu dans la campagne et d’en déduire les enseignements que les faits doivent être pour moi.

J’attendrai un moment de grande lucidité, un jour où mon cancrelat sera à la campagne.

Nous sommes au 7 demain, si vous observez la consigne que je vous ai donnée, il y aura une lettre à mon adresse en route, et je serai encore loin.

Mais patience, la brise vient enfin de se lever ; nous allons avoir je crois un coup de Sud-Est goudronné.

La partie est bien engagée, celui-ci va nous faire faire deux ou trois cent lieues.

Il est accompagné d’un peu de pluie, c’est ce qui lui fait donner le nom que je cite ; elle tombe même assez drue, mais tout le monde la voit avec plaisir car elle a accompagné le bon vent.

Nous courons grand largue sous toutes voiles, il était temps qu’on se mît à marcher car l’eau nous aurait manqué au bout d’un mois.

Pour comble de bonheur le charbon devient rare à bord, de sorte que nous ne pourrions bientôt plus faire fonctionner la machine distillatoire.

Notre second est si prévoyant et si actif qu’il ne s’est aperçu qu’au dernier moment de cette pénurie de charbon; on en a trop brûlé à faire des sabres, une batterie de cuisine complète, des pincettes, moules à pâté etc… pour ses moutards et son ménage.

Voilà les résultats du système bonhomme, quand le patron emploie plusieurs ouvriers à faire meubler les appartements qu’il a à Rochefort, son lieutenant en homme consciencieux et honnête emploie aussi des matelots payés par l’État pour manœuvrer ses navires et par-dessus le marché les métaux, bois etc… mis à bord pour faire les réparations nécessaires.

Pauvres contribuables !

Vous ne vous doutez pas qu’on monte son ménage à vos frais.

Cette conduite ignoble a valu à ceux qui l’ont eue le mépris de toutes les personnes un peu honnêtes du bord.

Sans qu’il y ait eu la moindre entente entre les personnes habitant l’arrière du navire, on a laissé à peu près de côté ces deux misérables.

On n’a plus avec eux que des relations que le service amène forcément ; on y apporte la politesse voulue ; on attend le moment où on pourra ne plus les voir.

Il y a loin de ces deux chefs à ceux que j’ai connus au Louis XIV sous le rapport de l’intégrité, sous celui aussi de la dignité ; j’aime à croire que la marine impériale en compte peu du même acabit.

 

9 juin

 

Et nous sommes encore loin.

Pendant que vous m’écriviez hier, j’étais en vigie sur la vergue du petit hunier veillant une roche dans les environs de laquelle nous flânions peu agréablement.

Il ventait assez pour que nous eussions deux ris pris dans les huniers, et la pluie venait de temps en temps ajouter aux charmes de la promenade.

Nous sommes dans le voisinage des Açores ; il paraît que des éruptions volcaniques ont de temps en temps soulevé des roches, des îlots mêmes qui ont paru et disparu.

Qu’ils existent ou qu’ils n’existent pas, il ne faut pas s’endormir quand on passe par ici, on paierait trop cher un peu de paresse.

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Nous sommes dans de drôles de parages, le temps y change avec une rapidité effrayante.

Hier soir, nous avions une grosse brise de Nord-Est, le temps était couvert, noir comme du charbon dans toutes les directions ; tout d’un coup on aperçoit l’horizon se dégager dans le Sud-Est, et on découvre derrière le rideau qui venait de se lever deux navires courant sous toutes voiles.

Ils étaient à six milles de nous environ, ils avaient une jolie brise de Sud-Est, leurs voiles paraissaient sèches.

Quelques instants après nous étions en calme et nous avions à notre tour la même brise que les navires en vue.

Malheureusement le voisinage de l’affreux caillou que nous avions cherché dans la journée nous empêcha de faire bonne route ; nous fûmes obligés de courir une mauvaise bordée toute la nuit.

Les navires que nous avons aperçus dans cette éclaircie semblaient être des corsaires américains ; leur voilure, la taille des bâtiments, leur aspect ont fait croire qu’ils étaient de guerre ; or qui peut croiser aux Açores à cette époque si ce n’est un Yankee.

Les prussiens et les danois ne viennent probablement pas jusqu’ici ; et je ne connais qu’eux à guerroyer ; à moins cependant qu’il ne soit arrivé du nouveau en Europe depuis notre départ de Rio.

Nous avons rencontré plusieurs épaves ces jours derniers ; on a vu des madriers en sapin paraissant être à l’eau depuis des dates diverses ; quelques-uns semblaient y être depuis très peu de temps ; quelqu’un aura attrapé une danse par ici ou même y aura fait son trou.

Peut-être aussi ces débris viennent-t-ils de très loin ; nous sommes en ce moment dans les eaux d’un courant assez connu et assez important pour qu’on lui ait donné un nom, c’est le Gulf Stream ; sa direction où nous sommes est de l’Est vers l’Ouest, on estime sa vitesse à plus de un mille et demi par heure.

La température de ses eaux est plus élevée que celle des parages voisins de plusieurs degrés ; ce phénomène donne lieu à une évaporation plus abondante que dans les régions voisines, c’est ce qui cause les brumes épaisses que l’on trouve où nous sommes.

Tout cela est fort beau mais nous n’arrivons pas.

Je commence à m’ennuyer et je réclame à grands cris mon clocher ou à défaut celui de Brest.

Il est fort à craindre que nous n’arrivions pas avant la fin du mois ; je suis bien ennuyé de vous avoir annoncé mon arrivée pour la première quinzaine ; maman va se tourmenter quand elle entendra le vent faire battre les volets ; ce sera mal à propos, la Sibylle n’a pas du tout envie de rester en route, elle sent la France ; elle marche fort bien, beaucoup mieux qu’à l’époque de notre départ ; si elle avait été un peu favorisée, nous aurions fait une belle traversée.

Elle me rappelle le vieux Coco de l’oncle Travailleur qui lorsqu’on l’attelait le soir prenait ses jambes à son cou pour regagner son écurie.

Que les temps sont changés !!!!!

Pauvre Sauvageon quand te reverrai-je.

Depuis quelque temps, il m’arrive souvent de rêver à telle ou telle personne de la famille, à un ami ; je suis impatient d’avoir des nouvelles de tout le monde.

 

11 juin

 

Encore une journée tragique ; ce matin à sept heures un mousse est tombé à la mer, il faisait beau temps, nous courions vent du travers sous toutes voiles ; on coupa les deux bouées de sauvetage et on mit en panne (beaucoup plus lentement que le 26 mai, le lieutenant qui était de quart à ce moment s’est distingué par son apathie et a donné une preuve nouvelle de son abrutissement).

Quoiqu’on ait fait le mousse aurait probablement coulé si un brave second maître ne s’était jeté à l’eau derrière lui ; il fut assez heureux pour le saisir au moment où ses forces l’abandonnaient, il se mit sur le dos après avoir placé le gamin sur son ventre et attendit ainsi deux ou trois minutes l’arrivée de la baleinière qui faisait force de rames.

Cette fois encore on a amené deux embarcations, j’étais dans celle qui est arrivée quelques secondes trop tard, j’eus l’honneur de rapatrier les bouées à bord.

Nous avons cependant rendu service en le faisant parce que le canot de sauvetage a pu revenir tout de suite à bord, le mousse a reçu quelques minutes plus tôt les soins des chirurgiens.

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Il n’est pas dangereusement atteint, dans quelques jours il sera sur pied ; le second maître est un peu fatigué mais c’est un vaillant gaillard, cela est peu pour lui ; cependant il y a deux mois qu’il était à l’infirmerie pour des douleurs rhumatismales dans les jambes.

Il a déjà été proposé pour le ruban rouge ou pour le grade de premier-maître, il a la médaille militaire, il est probable que son dévouement lui vaudra l’une ou l’autre chose.

Il se nomme Guermeur (5), si vous avez jamais occasion de le rencontrer, vous saurez que c’est un homme honnête et courageux, estimable à tous égards.

Le brise a pris aujourd’hui à midi, nous faisons bonne route, en compagnie de nombreux navires qui ont aussi le cap sur l’Europe ;

nous venons d’échanger des signaux avec un trois-mâts anglais qui vient d’Australie et qui va à Londres.

Nous continuons à rencontrer des épaves ; aujourd’hui encore nous en avons vu trois.

 

18 Juin

 

Patience nous voici ; il est cinq heures du soir, la frégate est à trente lieues de l’entrée de Brest ; on vient d’étalinguer les chaînes sur les ancres, j’aurais voulu que vous vissiez les marins et passagers hâler sur la ficelle ;

on a fait en dix minutes ce qu’on met une demi-heure à faire en temps ordinaire.

La brise est bonne, le temps a bonne apparence, cette nuit nous verrons peut-être les feux des phares, demain matin nous serons bien pris, vers midi nous mouillerons probablement.

Oh ! Ah ! Enfin n’en parlons plus ; vive la joie.

 

20 juin 1864

 

Rade de Brest, nous avons mouillé ce matin à huit heures et quart en vue de terre depuis le 19 à huit heures du matin, nous avons mis une longue journée à aller par petite brise d’Ouessant à la rade ; nous sommes rentrés avec le calme, c’est la marée qui nous a amenés à notre poste.

Voilà la campagne terminée, puisse ce transport être le dernier que je fasse.

Comme on est heureux d’être en France ; au branle-bas je suis venu reconnaître les points de la vieille rade que j’ai habitée deux ans et demi ; c’est encore celle qui m’a fait le plus de plaisir.

Le vaguemestre va aller à la poste, il attend que le médecin de la santé soit venu nous accorder la libre pratique ;

cet affreux bonhomme pourrait bien se lever une demi-heure plus tôt ; pourvu que les nouvelles soient bonnes.

Je me porte bien, que cette lettre vous trouve aussi heureux et aussi contents que moi ; en ce moment c’est faire un souhait de grande valeur.

Je vous embrasse, mes amitiés à nos parents et amis en attendant que j’aille les leur faire moi-même

Charles Antoine

(5) Un de ses descendants, né en 1924, finira Contre-amiral

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