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1937

Blouses noires et blouses bleues
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 13 juin 1937

 

Ce n'est pas tout de labourer, de semer, de récolter ;

ce n'est pas tout de faire naitre et d'engraisser le bétail ;

il faut encore vendre.

Vendre est facile ;

savoir vendre est autre chose.

On peut être un excellent laboureur et un détestable marchand.

La guerre d'usure que mènent maquignons et paysans veut des hommes rompus à toutes les finesses, à toutes les ficelles du métier.

 

Il y a l’art de maquiller un animal, de le présenter, de mettre ses qualités en vedette, de dissimuler ses tares, d'emporter les dernières résistances de l'acheteur.

Bien sûr, des cours moyens s'établissent (on peut les lire dans le journal..., le lendemain) ;

mais, tout au long du marché, les prix varient considérablement.

Ici, comme en tactique, la victoire est généralement aux temporisateurs, à ceux qui tiennent un quart d'heure de plus que les autres à moins que, par leur intransigeance, ils n'aient rebuté les derniers amateurs.

On pourrait écrire la fable du héron... pardon ! du cultivateur... qui veut vendre son cheval.

Rien n'est plus humiliant que de rentrer à la ferme, le gousset vide, avec — au bout de sa longe l'animal dont on n'a pu se défaire et qui, s’il avait de l'humour...

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Les marchés à domicile ont beaucoup nui à l'importance des foires et marchés publics.

Maintenant, les bouchers battent la campagne avec leurs camionnettes.

Ils viennent chercher, sur place, la côtelette de veau, le jambon de porc, le gigot de mouton et la langue de bœuf.

Si vous voyez trois ou quatre messieurs assez cossus descendre d'une belle conduite intérieure et se diriger en groupe vers l'entrée d'une ferme, n'allez pas — ô mordus du cinéma ! — imaginer qu'il s'agit là d'une expédition punitive de gangsters.

Ce sont tout bonnement des maquignons, gens de Normandie ou julots de Landivisiau, venus visiter des poulains ou un étalon.

 

Autrefois, cette pratique était inconnue.

Tout se vendait au foirail.

Émile Souvestre nous cite une foire à La Martyre où, dans un emmêlement pittoresque de croupes, de sabots, de crinières, 10.000 chevaux hennissaient de concert, pressés qu'ils étaient... mettons de changer de propriétaires.

 

De nos jours, la foire haute de Morlaix, célèbre dans tout le Finistère, n'en groupe que 2 ou 3 milliers.

Il est vrai que les achats de la remonte se sont multipliés.

Les fameux postiers et non moins fameux chevaux de trait bretons sont les meilleurs artilleurs du monde et les armées d'Europe se les disputent à coups de billets de mille.

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L'habit fait le moine; la robe fait l'animal.

Les veilles de concours, foires ou marchés, toute la ferme est sur pied pour procéder, en grand cette fois, à la toilette des bêtes qu'on va mener vendre.

On racle les vaches pour les débarrasser de ces placards de bouse séchée qui forment, sur leurs flancs, une sorte de caparaçon.

On étrille les chevaux ; on lustre leur pelage avec un chiffon légèrement imbibé d'huile ;

on cire à la graisse leurs sabots ;

on tresse artistement leur queue ou leur crinière.

Les cochons, habités par d'énormes poux, sont rincés à grande eau et grognent d'aise sous ces ablutions.

Car ils grognent toujours, les cochons, même quand ils sont contents.

 

En dehors des soins de propreté, il y a le maquillage, où maints paysans sont passés maîtres.

Celui-ci n'a pas son pareil pour limer les dents des animaux sans qu'il y paraisse le moindrement.

Au besoin, il cassera, au ras de la gencive, quelque dent révélatrice d'un âge trop avancé.

Je signale ce procédé de rajeunissement aux coquettes sur le retour.

Celui-là passera une partie de la nuit à masser vigoureusement les membres ou le col de son cheval afin de parfaire sa ligne.

Si la bête est vicieuse, c'est-à-dire si elle rue dans les brancards, il aura soin de lui administrer une drogue calmante dont l'effet durera 24 ou 48 heures.

 

Tel autre restera deux jours sans traire sa vache et collera le bout des pis pour que le lait ne puisse s'écouler ;

ou bien, il ira même jusqu'à gonfler les mamelles à l’aide d'une paille, voire d'une pompe à bicyclette (sic !) et la vache sera réputée bonne laitière, sur la foi d'un examen sommaire.

Tout le monde sait que le gingembre, le « Saint-Jean », mis sous la queue, a le don de galvaniser les canassons les plus léthargiques et de les faire caracoler comme d'ombrageux pur-sang.

Et personne n'oubliera de bourrer de mangeaille les bêtes destinées à la boucherie et qui se vendent au poids.

 

Ce sont les règles du jeu.

Aux acquéreurs éventuels de se défendre !

Soyez sûrs qu'ils s'y entendent.

Nulle part, la ruse et l'âpreté paysannes ne se manifestent comme sur les champs de foire.

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Les marchés sont hebdomadaires et les foires mensuelles.

Ils se tiennent généralement au chef-lieu de canton.

Du fin fond des communes, partent, au petit jour, les convois pacifiques.

Des vaches bien sages vont gaillardement au bout d’une corde qui les relie à un paysan en blouse noire.

 

S'arrêtent-elles pour flairer quelque herbe tendre ?

Un coup de bâton sur la croupe les fait aussitôt repartir.

 

Les jeunes veaux, étonnés d'espace et de lumière, bondissent comme des cabris.

 

Bien qu’aveuglés d'une serpillière, les taureaux massifs  et têtus, aux naseaux fumants,  donnent de la ficelle à retordre à deux ou trois gardiens.

Monseigneur le cochon, aux pieds fragiles de donzelle, va par charrette, s'il vous plait ! avec ses maîtres.

Derrière trottent un, deux, trois chevaux, attachés à la queue leu leu.

Quant aux jeunes poulains, ils s’apeurent comme des lièvres, au moindre bruit.

 

Et passent des autocars pétaradants, des taxis où s'entassent — Dieu sait comme ! — hommes, femmes, enfants et ces immenses paniers plats à anse, remplis de mottes de beurre et ces mannequins d’osier que des poulets de grain, effarés pattes jointes, s'efforcent vainement de déserter.

On dirait des arches de Noé rustiques se hâtant, dans la mitraille des jacasseries féminines, vers La Terre Promise du bourg voisin.

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Onze heures.

Le sol du champ de foire est tout « confituré » de bouse de vache et autres délicatesse.

Avec leurs gros sabots plein de paille ou leurs godasses de rouliers, les paysans n'en ont cure.

Loin s’en faut.

Ne dit-on pas que ça porte bonheur ?

 

Il y a un coin pour les chevaux, un autre pour les vaches, un troisième pour les cochons.

Tel bourg léonard s'enorgueillit même d'avoir baptisé une de ses principales avenues du nom de « place aux Veaux ».

Ce n'est pas un slogan dans le genre de « place aux jeunes » et ça vaut bien, sauf le respect qui est dû à ce personnage illustre autant qu'apocryphe :

« place Hégésippe Simon » (*), car les veaux ont plus fait pour la prospérité du bourg dont je parle que bien des personnages officiels.

 

Le foirail est un champ clos où, sous l'œil placide des animaux, s'affrontent les blouses noires et les blouses bleues (ne pas confondre avec chemises).

Les blouses noires : Ce sont les cultivateurs ;

les blouses bleues : Les maquignons et les bouchers.

Les blouses bleues restent toujours dans le même camp.

Je n'ose dire qu'ils s'entendent comme... ce que vous savez.

Il arrive, au contraire, que les blouses noires entrent en compétition, c'est-à-dire qu'un paysan vende à un autre paysan.

 

Toute vente est précédée d'un essai et d'infinies palabres.

On fait marcher, courir l'animal ;

on le tâte, on lui ouvre la bouche, on lui soulève la queue, on l'examine sévèrement du dessus de la tête au-dessous des pieds.

Dommage qu'on ne puisse lui demander son âge !

On le pèse sur la bascule municipale avec des poids publics, à moins qu'en garçon avisé, en « paotr capab », on ne juge du poids sur un ample coup d’œil.

 

Puis, comme on n'est jamais d'accord, même si l'on grille d'envie de traiter, on va marchander longuement au prochain bistrot, devant deux verres de vin rouge.

L'accord s'avère-t-il impossible ?

Chacun paie sa propre consommation.

On se sépare, on va chercher :

qui, un vendeur moins exigeant, qui, un acquéreur plus généreux.

Il arrive cependant que nos deux hommes, après maints autres essais infructueux, sanctionnés par autant de libations, se retrouvent gros Jean devant le même animal.

On a déjà beaucoup bu et parlé plus encore.

Peut-être a-t-on faim, car l'heure avance.

Et l'on finit par sceller la vente, devant un dernier verre, avec un solennel frappement de mains.

 

Des arrhes sont toujours versées par l'acquéreur, à moins que ce ne soit un boucher ayant pignon et crédit sur rue.

Jusqu'à la livraison, chacune des parties peut encore rompre le contrat moyennant abandon des arrhes par l'acheteur ou versement d'un dédit d'une somme double par le vendeur.

Le paiement s'effectue quelques heures plus tard, en tout cas avant le coucher du soleil ou dans les jours qui suivent lorsque l'acquéreur est un maquignon.

Celui-ci retient d'office, sur le prix, une somme de dix ou vingt francs qui constitue le pourboire de son garçon d'écurie ou de son traiteur.

 

Un usage immémorial, toujours respecté par nos cultivateurs, veut que pour témoigner de la loyauté du marché, les parties s'engagent à remettre une obole au premier pauvre rencontré ou dans le plat des Trépassés, « plad an anaoun », à la quête du dimanche suivant :

C'est le « sou de la chance ».

L'omission de cette formalité passe pour porter malheur.

 

Afin d'éviter les substitutions, l'acquéreur marque aux ciseaux le poil de la bête qu'il vient d'acheter.

Pour un cochon, la marque se fait à la craie ou à la sanguine.

Dénouer les crins de la queue d'un cheval est un signe certain qu'il est vendu.

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Une fois le marché terminé, on va déjeuner dans un cabaret.

Quelle fête pour des gens habitués aux pommes de terre au lard !

Le menu est invariable :

des tripes, une portion de viande, une chopine de vin et, peut-être, un peu d'alcool, « eur banné hini kré ».

Les femmes, plus sobres et plus près de leurs sous, se contentent volontiers d'un bol de café pain-beurre.

Quant aux pauvres bougres qui sont encore à attendre un amateur de plus en plus problématique, ils font leur repas d'un de ces « paste-chou », vous savez ces gâteaux ronds fourrés de raisins que l'on vend, sur des tréteaux, à l'entrée des champs de foire.

 

Vers 4 heures, la foire est terminée.

On prend le chemin du retour.

Les vaches marchent toujours aussi gaillardement avec leurs nouveaux maîtres.

Un bâton vaut un bâton et l'herbe pousse dans toutes les fermes.

Les jeunes veaux, étroitement garrottés comme des malfaiteurs promis à la potence, sont emportés vers les abattoirs, malgré leurs beuglements, par des bouchers au teint fleuri.

Les taureaux, les bœufs, plus d'une vache qu'on fera passer pour du bœuf s'en vont à pleins camions rapides, vers les grandes villes lointaines.

Messeigneurs les cochons, déchus de leur privilège, hurlent à fond de sacs et se démènent comme des possédés sur le dos des paysans qui les portent.

Heureux ceux qui dorment, l'un sur l'autre, dans une caisse bourrée de paille, au fond d'un char à bancs !

Les chevaux, étonnants pour leur sens de l'orientation, s'inquiètent de la direction insolite qu'on leur fait prendre.

 

Les hommes — à quelques exceptions près — sont joyeux, échauffés, bavards.

Ils tiennent à la main, avec ostentation, la corde de la vache qu'ils ont réussi à vendre un bon prix.

On est des malins, pas vrai ?

Et l'on tâte amoureusement, sous la blouse, à l'endroit du cœur, le portefeuille gonflé de beaux billets.

 

Et passent les autocars pétaradants et les taxis où s'entassent — Dieu sait comme ! — hommes, femmes, enfants et les paniers vides où fut le beurre et les mannequins où gisait la volaille et tout ce que l'on rapporte de la foire :

Des rouleaux de cordage, des fers de faulx rudement mal emballés, de l'épicerie, quelques douceurs pour les petits restés à la ferme, toute la joie d'une journée fructueuse et bien remplie.

 

(*) Hégésippe Simon à lire sur Wikipédia : Cliquez ici

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