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1937

Honneur aux faucheurs
par Pierre Avez

 

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Source : La Dépêche de Brest 4 juillet 1937

 

Je viens de passer une journée admirable parmi les paysans.

On a coupé le foin à la ferme et j'y étais.

Ça vaut bien une victoire.

Je m'empresse d'ajouter que ce n'est pas moi qui l'ai remportée, mais dix faucheurs animés du plus beau zèle et d'un esprit d'équipe comme on en souhaiterait à toutes les formations ministérielles.

 

Le champ de bataille :

Une prairie longue de près d'un kilomètre, dont les pieds touchent à la ville et la tête se perd en pleine campagne.

 

Les combattants :

Le maître de la ferme ;

son « commis », un jeune garçon de 19 ans, mûr pour le régiment ;

des parents, des amis, des voisins.

En tout dix hommes résolus.

 

Les armes :

Une faulx au manche léger de saule, un marteau, une enclume, une pierre à affûter et la corne de taureau qui la renferme.

J'oubliais le nerf de la fauche :

Le cidre, dont il va se boire des quantités invraisemblables.

 

L'équipement :

sur une chemise échancrée, aux manches retroussées, un pantalon de coutil, retenu par une ceinture de cuir ou de flanelle;.

Aux pieds, des sabots bourrés de paille ou des souliers ferrés.

Sur la tête, une casquette, un béret basque ou le grand soleil de juin.

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Et voici les péripéties :

Six heures.

Le jour est déjà bien établi.

Le ciel fuligineux crachote sa rosée.

Un homme se hâte dans le chemin creux qui mène à la ferme.

Il a une faulx sur l'épaule.

Sitôt qu'il débouche sur l'aire, un aboi de « Diaoul » l'accueille.

Le maître accourt sur le seuil et lui jette amicalement :

« Ata! Fainéant ! »

L'autre explique qu'il a dû faire la route à pied : une bonne lieue.

Il entre ; on lui fait place autour de la table, où est servi un copieux petit déjeuner.

« Drebed a meuz » (j'ai mangé), déclare-t-il.

Il acceptera cependant, pour trinquer, un coup de cognac trois étoiles.

Puis l'on sort.

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Les faulx sont appuyées au mur de la grange :

Dix faulx solidement emmanchées, dont les fers affilés de neuf luisent dangereusement.

O souvenirs des guerres de Vendée !

 

Le sentier de la prairie est envahi par de hautes graminées, dégouttantes d’eau, qui vous aspergent au passage.

Quant à la prairie, c'est un véritable bain de jambes.

Entrons dans le bain.

 

Le neveu du patron, un grand jeune homme dont le visage sympathique conservera jusqu'au bout le sourire, a l'honneur d'entamer le premier andain.

Honneur à la fois envié et redoutable, car c'est de lui que va dépendre le rythme du travail.

En garçon bienveillant, il ne voudra pas distancer ses suivants ;

mais il ne faudra pas non plus, pour sa réputation, qu'il se laisse talonner de trop près par eux.

 

Frint ! Frint ! Frint !...

L'une après l'autre, les faulx entrent en action.

Dans un harmonieux balancement de tout le corps, les dix hommes vont, courbés, avançant un pied, puis l'autre, lentement, prudemment, pour ne pas être entraînés sur le fer de leur instrument.

Un soulier est vite tranché... avec son contenu.

Et l'herbe s'affaisse, qu'il faut rejeter sur le côté, et les andains s'allongent parallèles.

Le fond du pré, rasé court, apparaît comme un immense tapis-brosse, où les loches demeurent prisonnières.

 

Ça y est !

Le crachin est devenu une pluie pénétrante qui a tôt fait de tremper la chemise des travailleurs.

Ils n'en ont cure, car ils ont déjà très chaud.

De temps en temps, ils se redressent pour affûter leurs faulx.

Et ce sont de clairs tintements qui réjouissent les échos.

Le maître passe avec un bol et une bouteille de cidre.

On boit avidement, on s'essuie la bouche avec sa manche et en avant !

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Vers 9 heures, enfin, le vent de noroît a consommé la déroute des lourdes nuées grises.

Le soleil se montre dans toute sa gloire et les visages s'éclairent, par reflet, dirait-on, et les chemises fument sous l'effet de l'évaporation.

En se chauffant, l'herbe va devenir moins lourde et les muscles plus souples.

Comme un bonheur ne vient jamais seul, voici qu'apparaissent, à l'orée du bosquet bordant la prairie, les sarraux éclatants des deux femmes qui apportent la manne du casse-croûte.

Pain-beurre-lard-cidre.

Une cigarette pour finir.

 

De 9 heures à midi, le travail reprend acharné.

L'équipe a pris pied dans la zone basse de la prairie, là où le foin est plus grossier, plus humide, moins nutritif aussi, encombré de « laitrons » géants, centaurées, ombellifères, etc., toutes sortes de mauvaises plantes capables de gâter la bouche des animaux ou de les empoisonner.

À présent, l'on marche dans du feutre, d'où chaque pas exprime de l'eau.

 

Je prends une faulx, pour faire comme les autres.

À la longue, je ne m'en tirerais peut-être pas trop mal, bien que ma fauche soit irrégulière.

Mais je m'aperçois que je retarde la marche de l'équipe.

À chaque instant, je dois me redresser pour souffler.

Eux regardent, non sans ironie (et je leur donne raison) ce bourgeois plus très jeune qui veut jouer au paysan.

Décidément, je ne suis pas de taille pour ce travail herculéen.

Je rendrai plus de services dans un autre emploi.

Je deviens vite paotr ar voutaill, l'échanson (*).

Je vais d'un faucheur à l'autre, avec deux litres de cidre et un bol, un seul, où ils boivent à tour de rôle.

Ce n'est pas là une sinécure — comme on pourrait le croire — car je remplis aussi les fonctions de paotr an dilliajou hag an ostilliou.

Entendez que je transporte, de relai en relai, les effets et les outils des travailleurs.

Quand je leur porte à boire, ils m’accueillent comme si j’étais la Providence.

Et ils accueillent avec encore plus d’enthousiasme l’annonce du repas du midi.

 

(*) Un échanson était un officier chargé de servir à boire à un roi, un prince ou à tout autre personnage de haut rang.

En raison de la crainte permanente d'intrigues et de complots, la charge revenait à une personne en qui le souverain plaçait une confiance totale.

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Une savoureuse soupe aux choux, dont le lard et la viande sont ensuite servis avec des pommes de terre rôties et de la salade, du cidre encore, composent ce repas rapidement englouti.

Halte brève !

 

Chacun pense à la prairie, là-bas, où le soleil monte.

Le pré est plus long encore que n'est la journée.

Les minutes sont précieuses.

Pas de sieste aujourd'hui.

Tout juste une cigarette, pendant qu'à petits coups de marteau on refera, sur l'enclume le tranchant de la faulx.

 

On aborde maintenant la partie la plus étroite de la prairie :

Une sorte de défilé abrupt, dont la pente atteint par endroits 35-40 degrés et que les hommes attaquent en descendant.

Ils vont le dos plus que jamais courbé, s'accrochant au sol du talon pour ne pas perdre l'équilibre.

La tâche, cette fois, est éreintante.

Aussi se redressent-ils plus fréquemment pour affûter leurs faulx.

C'est à peine, tant ils sont rompus, si certains ont encore le courage de me remercier quand je leur donne à boire.

Et puis ce cidre commence à leur échauffer sérieusement les oreilles.

Comme on a dû abandonner — faute de place — la fauche par échelons, il y a un moment de flottement.

Alors, pour ranimer les courages vacillants, quelqu'un jette un farouche :

« Envoie d’dans ! »

Et le cri de guerre se répercute, et l'on repart, les dents serrées sur sa fatigue, avec les jambes flageolantes, la tête en feu, les yeux troublés et ce cœur tumultueux qui vous remonte à la gorge.

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Quatre heures.

Les femmes sont revenues avec le vaste bouteg qui renferme le mern.

Elles ont dressé le couvert dans une pâture ombragée au-dessus de la prairie.

Au centre, un plat de charcuterie, le beurre et d'énormes tranches de pain.

Accroupis tout autour en tailleurs, nous mangeons sur le pouce, à coups de bolées de cidre.

Les femmes qui ne prennent pas part à la collation (elles se rattrapent sur la conversation) nous versent ensuite le café chaud avec du cognac.

On termine sur un « canard ».

Un ancien de la coloniale, le plus jovial de la bande, lance des gaillardises dont tout le monde rit et personne ne se formalise.

 

Et l'on redescend dans la prairie, où les andains surchauffés exhalent un arôme pénétrant.

Sous un souffle venu du Noroît, la portion non fauchée, immense encore, incline d'un seul mouvement ses herbes fleuries, parmi lesquelles les grandes ciguës, au parfum de céleri, dessinent le cours sinueux de l'eau qui chante.

Diaoul, qui me suit comme mon ombre, s'arrête pour croquer, toutes vives, de minuscules souris, surprises au nid et qui n'ont même pas la force d'ouvrir les yeux.

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Neuf heures 30 :

L'heure où l'on couche les enfants.

Le soir tombe.

Des ouvriers se promènent sur la route en fumant des ninas.

Tout le faubourg, à ses fenêtres, regarde travailler les faucheurs.

C'est un cri d'admiration à la louange de ces hommes de granit, qui peinent depuis près de quinze heures, avec une sorte d'ardeur rageuse.

 

Eh bien ! Malgré ce courage qui confine à l'héroïsme, ils ne viendront pas à bout de toute la prairie.

Les forces humaines ont des limites.

Déjà, deux — parmi les plus âgés — ont abandonné la lutte.

Les survivants rentrent bientôt à leur tour, la faulx sur l'épaule, d'un pas que l'extrême fatigue rend incertain.

Dans leurs visages défaits, où l'effort et la sueur ont combiné leurs sillons, les yeux virent, un peu hagards.

Mais la fierté du labeur accompli, fierté sportive encore plus que morale, la perspective de l'apéritif promis par le maître et du repas qui va suivre leur mettent le cœur en fête.

 

Le « commis » de 19 ans a bu ses deux Junods, coup sur coup.

Il ne lui en faut pas davantage pour manifester bruyamment sa joie.

Il chante en regagnant la ferme ; c'est en chantant qu'il se met à table.

Il en oublie de manger l'exquise soupe au lard, le rôti de veau avec des pommes de terre et la salade qui terminent, en régal, cette journée mémorable.

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Le cidre coule, puis le café, puis l'alambic.

Tout le monde s'est mis à chanter.

L'homme des colonies recherche, au fond de sa mémoire rebelle, ses succès de bled : L'opium... Sur la butte...

Je leur demande des chansons bretonnes.

Le maître entonne une gaillarde : Marianna a ta da bourmen.

Quelqu'un condense son admiration dans un « Yffic, gast ! » qu'on me pardonnera puisque c'est du breton.

Les femmes viennent, de la cuisine, prendre part à la réjouissance.

 

Minuit sonné, l'on se quitte, joyeusement.

On a attelé le char-à-bancs pour les gens qui habitent au loin.

Les autres rentreront à pied.

Le lendemain dimanche, il leur faudra — tant le temps presse — reprendre la faulx pour une nouvelle séance de 15 heures dans une autre ferme.

On reste stupéfait devant la trempe physique de ces hommes, que l'effort a décharnés et qui ont si peu de graisse qu'on ne les voit plus suer.

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Une semaine a passé, une semaine de sécheresse.

Les foins, tournés et retournés, sont morts et parfaitement secs.

Ils embaument tout le voisinage.

Un jour entier, quatre chevaux et deux charrettes se relayant, douze hommes et femmes maniant la fourche ou le râteau, ne seront pas de trop pour les rentrer.

Certes, la peine est, cette fois-ci, moins grande pour les hommes ;

mais les chevaux ont fort à faire pour démarrer, traîner le long des pentes les chars accablés et leur forcer un passage dans les sentiers cahoteux, empêtrés de ronces et de feuillages.

 

Mais aussi quelle fierté et quel soulagement pour le maître — sur le coup de 10 heures du soir — que de voir s'ériger, l'immense meule de foin, fruit de tant d'efforts :

quelque 18 milles de de foin, près de 4.000 francs d’argent, le fourrage de tout l'hiver !

Il peut bien avouer, maintenant que tout est fini, qu'il a tremblé, huit jours durant, dans la crainte d'une pluie qui eût gâté sa récolte.

Lui voilà un souci de moins et c'est le front rasséréné qu'il s'écrie :

« Allons! les gâs, il est temps d'aller souper ! »

Travailler beaucoup, manger souvent, dormir peu :

Tel est le sort du paysan.

Leur âme sans détours est toujours prête à la joie.

On chantera, ce soir encore, à la ferme.

Les braves gens !

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