1939
Un métier perdu
Toucheur de Bestiaux
par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 11 avril 1939
— Il est bien des métiers qui se perdent.
Le nôtre, par exemple, nous confiait un toucheur de bestiaux.
Vous savez en quoi il consistait : recevoir des acheteurs en foire les bêtes, qu'il nous fallait ensuite conduire par la route à destination, gare ou abattoir.
« À présent, cela n'est plus possible.
Il y a bien trop de circulation sur les routes et puis, comme c'est le siècle de la vitesse, on s'est mis, depuis une dizaine d'années, à transporter le bétail dans des camions automobiles.
« C'était un rude métier que celui-là, réclamant de celui qui l'exerçait une sérieuse résistance.
Il fallait, tout d'abord, être bon marcheur et ne s'inquiéter ni du vent ni le la pluie, ni de la grêle, ni de la neige.
Durant les beaux jours, on suivait le troupeau dans un véritable nuage de poussière, car il n'y avait pas encore de goudron sur les routes.
« Mais on aimait bien la profession tout de même, car elle vous assurait une liberté qu'on n'a plus.
Presque celle du chemineau.
Et l'on vivait en quelque sorte en dehors du monde, sans autre souci que de conduire le bétail dans les meilleures conditions.
Comme les foires se succèdent sans arrêt, une conduite terminée on en entreprenait immédiatement une autre.
« L'histoire de Toumpic est bien faite pour démontrer combien on s'occupait peu d'autre chose que du métier.
« Il y a près de dix ans, on trouvait sur le bord d'un chemin, près de Plounéour-Ménez, le cadavre d'un homme mort de congestion.
Son identification n'était pas facile, car il n'avait en poches que quelques allumettes et un couteau.
Une corde qu'il portait à la ceinture laissa croire qu'il s'agissait d'une longe.
« Quelqu'un crut reconnaître Toumpic.
On fit venir la sœur de celui-ci, qui mise en présence du corps déclara :
« C'est mon frère ! »
« L'inhumation eut lieu à Pleyber-Christ.
Quelque temps après, cependant, on apprenait que Toumpic, le toucheur de bestiaux, continuait d'exercer sa profession.
Lui, il ignorait tout de cette affaire, dont on avait pourtant fait état dans les journaux.
« Il ne devait apprendre son décès officiel que par des conversations entendues un jour de foire dans une auberge de Morlaix.
Il s'en réjouit fort mais sut aussi manifester une telle vitalité qu'il fallut bien rectifier son état civil et le ressusciter légalement. »