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1933

Le bicentenaire
du chevalier Charles de Borda


précurseur de l'officier de marine moderne

par le commandant Rondeleux
 

 

Source : La Dépêche de Brest 5 juin 1933

 

Aujourd'hui, 5 juin, la ville de Dax célèbre le bicentenaire de la naissance de celui de ses enfants dont elle est le plus fière : le chevalier Charles de Borda, ingénieur, soldat, marin et savant, né dans cette ville le 4 mai 1733.

Aucune cité ne saurait mieux s'associer à l'hommage rendu à la mémoire du célèbre marin que la ville de Brest, où il passa la plus grande partie de sa carrière, et qui, pendant plus de soixante ans, a vu le nom de Borda inscrit à la poupe des vaisseaux affectés à l'École navale, dressant face au Goulet la haute mâture dans laquelle se sont exercées tant de générations de marins.

 

Un dicton répandu dans la marine assure qu'elle conduit à tout à la condition d'en sortir.

On pourrait aussi bien le retourner en disant que toutes les carrières conduisent à la marine à la condition d'y entrer, si l'on en juge par la variété d'origine de nombre de marins illustres.

On sait que l'armée de terre a fourni beaucoup de chefs d'escadre qui, à défaut d'expérience maritime, ne manquèrent ni de bravoure ni d'audace, et Bougainville, le grand navigateur, avait été avocat, mathématicien, diplomate et soldat avant de partir pour les îles Malouines et la « Nouvelle-Cythère » (*).

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(*) Synonyme de Tahiti. Bougainville arrivant à Tahiti, après une traversée triste et monotone, nomme l’île Nouvelle-Cythère, et voit dans chaque Tahitienne une déesse digne de fouler les prés toujours fleuris de Paphos et d’Amathonte

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Ce fut aussi le cas de Borda, dont la carrière maritime fut une conséquence occasionnelle de son amour pour les sciences, qu'il mena d'ailleurs de front avec la culture classique, à tel point que son père le destina d'abord à la magistrature.

Mais, le goût des sciences l'emportant, le jeune élève des jésuites de La Flèche — ancêtre dont les « brutions » (*) d'aujourd'hui peuvent être justement fiers — entra dans le génie militaire, et dès l'âge de vingt ans il adressait à d'Alembert un mémoire sur la géométrie qui lui mérita l'éloge du grand mathématicien.

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(*) Brution est le surnom désignant les élèves et anciens élèves du Prytanée national militaire.

 

Passé dans les chevau-légers (*) pour rester à Paris en vue d'y compléter ses études, Borda présenta en 1756 à l'Académie des Sciences un mémoire sur le mouvement des projectiles qui lui valut le titre de membre associé, puis suivit son régiment pendant la guerre de Sept-Ans, où il se battit bravement à Hastembeck aux côtés du maréchal de Maillebois.

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(*) Les chevau-légers, ou chevau-légers lanciers, sont des soldats appartenant à la cavalerie légère et armés de lances.

 

À Dunkerque, où il est pour la première fois en contact avec la mer, Borda est frappé par les phénomènes hydrodynamiques, et rédige deux mémoires :

l'un sur la résistance des fluides, et l'autre sur les formes à donner aux roues hydrauliques, qui contient en germe le principe des turbines employées dans l'industrie moderne.

De nouveaux travaux scientifiques attirent l'attention du duc de Praslin, ministre de la Marine, sur le jeune officier, qu'il nomme lieutenant de port surnuméraire et l'envoie à Brest, où Borda trouve sa véritable voie dans l'étude des questions nautiques.

En 1771, il embarque sur la Flore pour y suivre les essais des nouveaux chronomètres construits par le célèbre horloger Berthoud.

En 1774 et 1775, il fait une nouvelle campagne sur la côte ouest d'Afrique, aux îles du Cap Vert et aux Açores, au retour de laquelle il est enfin admis dans le « grand corps » en qualité de lieutenant de vaisseau, à 42 ans !

 

En 1776, Borda commande la Boussole, avec laquelle il fait l'hydrographie des Canaries, et rencontre à Ténériffe le capitaine Cook partant avec la Resolution pour son dernier fatal voyage.

Les deux commandants travaillent ensemble, et leur collaboration leur permet de rectifier la position de l'archipel.

C'est au cours de cette campagne que le savant marin conçoit l'idée du fameux cercle répétiteur à réflexion qui porte son nom, perfectionnement ingénieux du cercle de Tobie Mayer, d'un maniement compliqué, et qui est encore utilisé aujourd'hui par tous les hydrographes.

 

Pendant la guerre de l'Indépendance américaine, le chevalier abandonna ses travaux pour suivre d'Estaing comme major et intendant de son armée navale, et exerce ces doubles fonctions dont « il est accablé, mais non surchargé », écrit son chef, avec les qualités d'ordre et de méthode qui le caractérisent.

Aussi est-il nommé capitaine de vaisseau, et reçoit successivement les commandements du Guerrier et du Solitaire.

Malheureusement, ce dernier rencontre au cours d’une croisière une force navale anglaise, très supérieure, qui l'oblige à amener son pavillon après une défense héroïque.

Reconnu par son vainqueur, Borda est traité avec les plus grands égards, renvoyé en France, prisonnier sur parole, et il est compris dans le plus prochain échange de prisonniers.

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Dès lors, Borda se consacre entièrement aux sciences appliquées.

Nommé inspecteur des constructions navales, il se lie avec le grand ingénieur Sané, son cadet de sept ans, dont il découvre le véritable génie de constructeur de vaisseaux, et les hommes d’étude, étrangers aux mesquines rivalités de corps, poursuivent ensemble l’unification des formes des bâtiments de diverses dimensions.

 

Étudiant après Euler et Bouguer la mécanique du navire, Borda présente une méthode empirique très simple pour vérifier la stabilité d’un navire prêt à prendre la mer.

« On place d’un bord, à toucher le bastingage, autant d’hommes que le maître-bau a de décimètres et on marque maître-couple, à l'extérieur, le point où arrive la flottaison du vaisseau.

Ces hommes se transportent ensuite du bord opposé, et l'on marque le point où s'arrête l'émersion de la carène.

Si l'écartement des deux traits est de 20 centimètres, la stabilité est satisfaisante ;

s'il est plus grand que 25 centimètres, la stabilité est trop faible, et s'il est plus petit que 15 centimètres, la stabilité est trop forte ».

Tous les marins reconnaîtront dans cette opération l'origine de l'expérience de stabilité encore employée aujourd’hui, et le signataire de ces lignes qui, sans connaître la méthode Borda, a présenté il y a plus de vingt ans un procédé du même genre pour contrôler la stabilité des grands cargos, n'est pas médiocrement fier de s'être, rencontré avec la pensée du savant marin.

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C'est le même esprit objectif qui conduisit Borda à imaginer la méthode universellement répandue de la « double-pesée », qui permet de déterminer avec une balance dépourvue de justesse, pourvu qu'elle soit sensible, le poids exact d'un corps, et je ne signalerai que pour mémoire la part qu'il prit, avec Delambre et Méchain, à la mesure de l'arc de méridien terrestre en vue de fixer la longueur du mètre, la mesure de la pesanteur et autres observations, au moyen d'instruments dont beaucoup furent imaginés par lui.

 

Le savant marin, qui aborda avec succès tant de problèmes différents, mourut à Paris en 1799, après avoir exercé une influence considérable sur les officiers de marine de son temps qui, au lieu d'abandonner, comme ceux du grand siècle, dédaigneux de tout ce qui ne concernait pas les opérations militaires, les questions techniques aux pilotes et charpentiers de navires, furent les promoteurs du grand mouvement scientifique né à la fin du XVIIIe siècle et qui se poursuivit au siècle suivant.

À ce titre, Borda fut le précurseur de l'officier de marine moderne, à qui l'esprit scientifique est aussi nécessaire que la valeur professionnelle, et c'est en tout justice qu'un ministre bien inspiré put donner son nom au vaisseau le Commerce de Paris, affecté à l'École navale en 1840, nom qui fut porté par ses successeurs, le Valmy et l’Intrépide, jusqu'en 1913.

 

Souhaitons qu'à l'occasion de son bicentenaire le ministère de la Marine donne le nom du plus savant marin de son époque à l'une des prochaines unités du programme naval.

 

Commandant RONDELEUX.

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