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1933

Silhouette Brestoise

Le sergent retraité
Adolphe-Louis Bergoeing

 

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Source : Chronique Brestoise du 3 juin 1933

 

Qu'est-ce qu'il a bien pu faire à la Société, ce héros, pour avoir traîné son sac (dès qu'il a la chance de posséder un sac) de Recouvrance au Port de Commerce, du Tonkin au Maroc, et maintenant de la gare à la Salle des Ventes !

Quarante années d'une chienne de vie, qui l’a laissé sérieux, travailleur, décoré... avec une pension dérisoire ?...

Écoutez.

 

Adolphe-Louis Bergoeing naît le 28 mars 1882 au 49 de la rue Vauban, à la Recouvrance : un palais.

À onze ans, le voilà tout seul, sur le pavé.

L'abandon total.

Il vit de quoi ?

Allez savoir !...

Tous les soirs, pendant quatre ans, il couche (la vie est belle !) dans une bouée du quai de la Santé.

À quinze ans, tout de même, il est capable de mettre de côté cinq sous par jour, juste assez pour se payer le luxe de dormir dans un lit.

Le Pape d'alors, qui s'appelait Léon XIII, venait justement de parler au monde de la « misère imméritée » de trop de travailleurs...

 

Vous pensez bien qu'à ses vingt ans le pauvre petit gâs s'empresse de trouver bon le régiment :

il n'aura qu'un sou par jour, mais nourri, logé, habillé : le rêve des rêves !

 

Pas n'importe quel régiment, par exemple.

Le soldat Bergoeing va au plus dur, eh ! Oui, un bataillon d'Afrique.

 

En 1901, il campe à Beni-Abbès, aux confins du Sahara, qui va devenir célèbre par le séjour du lieutenant Charles de Foucauld, explorateur du Maroc, ermite et futur saint.

 

Aventures là-dedans ?

Néant, pour trois années.

 

Le « Bat. d'Af’ » aguerri rengage, cette fois au 1er régiment de la Légion Étrangère, compagnie montée.

Ça barde un peu, de temps à autre.

Mais « rien d'extra » dit-il.

 

Arrive le 5 août 1904 : le Maroc bouge.

Le bataillon de Sidi-Bel-Abbès est alerté.

C’est le baroud pour tout de bon, et pour tout le reste de la carrière du Brestois.

La « Jeanne d'Arc » transporte la troupe devant Casablanca.

Le général Doods commande le débarquement :

un bataillon de la Légion, un bataillon de tirailleurs algériens, une section de zouaves mitrailleurs.

En face, 18.000 marocains commandés par deux allemands.

 

Dès le cimetière arabe, au bord de l'eau, la bataille !

Trois jours sans manger ni dormir.

On tient.

On avance.

Le 12 septembre, le commandant Provost est tué à Sidi-Moumen, à 12 kilomètres de Casa.

La troupe s'incruste dans le terrain.

On ne lâchera plus le Maroc,

 

En 1908, le légionnaire Bergoeing reçoit sa première blessure : à la prise de Moulmick.

Le détachement comptait 90 hommes, aux ordres d'un lieutenant, aux confins sud algéro-marocains.

 

À peine guéri, notre homme est affecté à la 24e compagnie montée.

Départ pour le camp de Béni-Abbès, sous la direction du colonel Péron.

On arrive à 4 heures du matin, et pan ! Tous tes officiers par terre !

L'ennemi en embuscade, tout autour du camp, tirait de sang-froid.

Les chefs abattus, ce fut le tour des mulets : trente-cinq.

Adolphe Bergoeing s'en tira, parce qu'un mulet lui tomba dessus et lui servit de matelas protecteur.

Très peu survécurent.

 

En deux ans de baroud, l'effectif avait fondu :

de 1.000, il était descendu à 210, dont la plupart blessés…

Il était temps de rentrer en Algérie pour se refaire (7 décembre 1908).

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Ce n'était pourtant pas le tour de Bergoeing, il faut croire, puisqu'il fut aussitôt désigné pour le Tonkin — assez malsain à l'époque, comme on sait.

Pirates, contrebandiers de l'opium, razzieurs, punition des ravisseurs de Voisin, affaire de Di-Tha, pas de sécurité, la traitrise partout, rien d'intéressant...

 

En mai 1911, le légionnaire de Yen-Bay (13e compagnie montée) revint au Maroc, sans regretter les Annamites.

 

Au Maroc, c'est tout de suite le sud algéro-marocain, comme en 1908.

Ça dure dix-sept mois, du 30 août 1911 au 5 juin 1912.

Après quoi, en route pour plus au sud, mon vieux !

Enfonce-toi dans le bled Saharien.

Relève ton sac d'un coup de reins, d'un coup d'épaule :

Tu en as pour six ans (11 février 1913 - 20 février 1919) !

C'est la Grande Guerre, en France.

C'est la révolte dans les douars.

S'agit de tenir, mon gâs !

C'est le baroud et les reconnaissances pendant vingt mois, pour commencer ;

et puis, cinquante-deux mois dans un blockhaus perdu dans le désert :

Un sous-lieutenant et trente-deux hommes !

Pas d’eau dans le fortin.

Il arrive que la terre soit humide :

On la presse dans un chiffon, on suce le chiffon, on est censé avoir bu.

Quant au manger, le ravitaillement trimestriel est promis ;

il aborde quand il peut, une ou deux fois par an, le reste enlevé par les insoumis.

 

À ce régime les maladies, l'épuisement, la mort ont beau jeu.

Ajoutez les attaques, qui font partie du programme journalier.

Et il faut pourtant bien qu'on se procure des

vivres et qu'on ne lâche pas !...

 

Au bout de cinquante-deux mois de cette vie impossible, dix-huit hommes, dont le lieutenant, sont morts.

Leurs compagnons de misère et de gloire les ont enterrés dans le sable, tout autour.

 

Enfin, le 20 février 1919, c'est la relève...

 

Le maréchal Lyautey vit la petite troupe.

Il demanda les états de service du chef de poste, caporal Bergoeing.

Il lut.

Il admira.

Et, sur le champ, il le promut sergent.

Ces galons-là n'était pas volés !...

 

Après la guerre, le sergent retraité revit la France :

quatorze années avaient passé depuis la dernière permission !

Il avait guerroyé vingt ans et davantage ;

il comptait treize citations ;

il avait conquis la Médaille militaire et la Médaille du Mérite Chérifien (*) et obtenu la pension de 4.000 francs, moitié de celle d'un sergent de coloniale.

En juillet, il recevra la Croix de la Légion d'honneur.

 

Et il est commissionnaire autorisé, plaque n° 24, et jardinier à ses moments perdus.

 

Le « Petit Malheureux » de 1893 mérite-t-il toujours son nom ?

 

... Mais il a de grands souvenirs, n'est-ce pas ?

Alors !,.. Ah ! oui...

 

Il ne s'en fait pas.

Il ne se plaint pas.

Mais tout de même.... la France maternelle et généreuse ?!

 

(*) Quatre finistériens portent cette dernière décoration, et deux seulement portent l'une et l'autre:

Ad. Bergoeing est titulaire des agrafes Casablanca-Hogguir, Maroc, Tonkin, Région Saharienne.

Quand ses anciens officiers le rencontrent, ils lui font fête:

Témoin le capitaine Thil, surnommé le sanglier des Ardennes, commandant le groupe monté, qui le fit déjeuner avec lui à l'hôtel.

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