1937
Sur la dune de Kerfissien
par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 13 juillet 1937
De longues plages de sable coupées par des entassements de rocs, des écueils jusqu'à l'horizon qui émergent violemment ou se dissimulent sournoisement selon le jeu des marées; telle est la côte nord de notre département.
Cela est bordé de dunes arides qui, comme un bourrelet, protègent un arrière-pays de plaines contre les débordements équinoxiaux.
Inconsidérément cependant on éventre ce renflement protecteur pour extraire un sable que des camions, aux dimensions toujours accrues, transportent vers les chantiers de construction les plus lointains.
Comment, dès lors, ne pas se réjouir de voir s'élever face à la mer, sur les plus hautes dunes, des villas qui, pour n'être pas souvent d'un style s'harmonisant avec la sauvagerie des lieux, n'en constituent pas moins une limite aux éventrements regrettables.
À Kerfissien, plus peut-être qu'en d'autres lieux du même genre, on bâtit sans arrêt.
Depuis quelques années, les de immeubles s'élèvent en tous sens, sous, toutes formes, bouleversant complètement l'aspect du pays.
Les estivants imposent ici leur loi.
Ils manifestent en même temps leur goût des beautés naturelles.
Dans tout cela, les bonnes et vieilles fermes granitiques indigènes sont submergées.
Cependant, elles conservent leur caractère et savent parfois le démontrer à leur façon.
Ces démonstrations-là sont évidemment le fait d’une population mi-rurale, mi-maritime.
L'apparition d'une haute figure de proue accolée à la muraille d'une dépendance de ferme située à la limite de Cléder et de Plouescat nous le confirmait l'autre jour.
— Sainte-Marthe, nous indiquait le propriétaire en désignant cette grande statue taillée en plein tronc.
C’est là, la perpétuation d'un souvenir tragique demeuré particulièrement vivant dans la mémoire des habitants de ce littoral.
Les pêcheurs l'évoquent encore avec émotion.
Trois mâts Sainte Marthe
— C'était le 8 mars 1901, nous dit l'un d'eux.
Depuis des jours soufflait un ouragan de nord-ouest avec grains et grêle.
Depuis Cherbourg jusqu'à Lorient on signalait des bateaux en détresse.
« Vers la fin de la matinée on avait vu apparaître au large un trois-mâts goélette qui, le pavillon en berne, ne paraissait plus maître de sa manœuvre.
« C'était la Sainte-Marthe, de Bordeaux, navire de 408 tonneaux, qui venait de La Martinique avec un chargement de phosphate et de rhum.
« Le 2 mars, il avait eu son gouvernail brisé par la tempête à hauteur du cap Finisterre et, depuis, voguait désemparé sur l'Océan.
Comment avait-il pu parvenir jusqu'ici sans se briser sur les récifs de Sein et d'Ouessant ?
Cela tenait du pur miracle.
« En apercevant la longue plage de Kerfissien, le capitaine avait résolu de tenter de s'y échouer et s'y efforçait en manœuvrant sa voilure,
« La gravité de la situation du navire était bien vite apparue aux guetteurs de l'île de Batz qui avaient donné l'alarme.
À cette époque, ne l'oublions pas, les bateaux ne disposaient pas de T. S. F. et les S. O. S. étaient inconnus.
« Les canots de sauvetage de Roscoff et de l'île de Batz étaient sortis.
Pour suivre leurs mouvements, le commissaire de l'Inscription maritime était monté dans la tour de l'église de Roscoff.
Mais son horizon était bien souvent limité par les grains.
« Vers midi, la Sainte-Marthe se trouvait à petite distance de Roc'h-Haro.
Le capitaine ne savait certainement pas qu'il lui fallait franchir une telle ligne d'écueils pour atteindre la plage de Kerfissien.
Au demeurant il ne pouvait pas grand'chose.
« Malgré leur courage, les canots de sauvetage ne parvenaient pas à atteindre le navire.
Ils ne se trouvaient plus qu'à quelques centaines de mètres de lui, quand il arriva sur les roches.
Trois hommes se trouvaient dans les haubans et le reste de l'équipage sur la dunette.
« Le premier choc fut d'une telle violence que le grand mât et le mât de misaine s'abattirent.
Un deuxième choc jeta bas le mât d'artimon.
Puis un épouvantable coup de mer mit le navire en pièces et tout disparut dans les brisants.
« Ici, les canots de sauvetage ne pouvaient plus approcher.
Cependant, trois pêcheurs de la côte étaient montés dans une barque pour tenter de porter secours.
Ils recueillirent ainsi quatre hommes désespérément accrochés à une épave, puis le capitaine muni d'une bouée de sauvetage.
Enfin, un cadavre encore chaud, dont la tête était écrasée.
Peu après on retrouvait sur grève le corps du mousse.
« L'équipage de la Sainte-Marthe comptait 12 hommes.
Cinq seulement avaient pu être sauvés. »
Quelques jours plus tard, on détachait la figure de prouve du navire disloqué que l'on portait dans la ferme la plus proche du littoral.
Elle y est demeurée depuis, soigneusement repeinte tous les étés.
Placée sous un cadre de planches le long d'un mur, cette Sainte-Marthe naufragée continue de lever vers le ciel des yeux implorants.
À ses pieds, car on a tenu à ajouter des souliers à cette imposante statue aux bras démesurés, on entretient un parterre de fleurs qui contribue à donner à ce coin de cour de ferme l'aspect d'un autel.
Et nombreux sont ceux qui, chaque été, viennent rendre hommage à cette sainte de chêne qui frôla de si près les récifs.