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1937

Les pieuvres exercent leurs ravages
par
Charles Léger


 

 

Source : La Dépêche de Brest 18 novembre 1937

 

Elles sont revenues les pieuvres, on ne sait d'où, en rangs serrés, en masses profondes ;

elles sont venues s'établir sur cette côte déchiquetée du Nord-Finistère, parmi les rocs chaotiques et les goémons géants ;

elles sont venues jusque dans ces antres merveilleux où pullulait la faune marine.

 

Partout, elles se sont tapies ;

partout, elles se sont insinuées.

De leurs huit bras mous, elles ont étreint la proie, quelle qu'elle fût ;

de leurs innombrables suçoirs, elles ont pompé la vie, faisant un massacre effroyable.

 

Elles firent leur apparition, les pieuvres, il y a trois semaines à l'Aberwrac'h.

Elles sévissaient déjà à Sein, Ouessant, Roscoff, aux Sept-Îles.

 

Voici, dans le port de l'Aberwrac'h, la Fleur de France, patron Abjean ;

l'Amitié, patron Sévère, tous deux originaires de Moguériec, qui sont venus se fixer ici.

Ils savaient bien qu'en péchant entre la bouée à sifflet de Portsall et l'entrée de l'Aberwrac'h, ils étaient assurés de faire bonne moisson de langoustes.

 

Aussi s'étaient-ils outillés.

Aux mortes eaux, ils placent dans les fonds de leur choix jusqu'à 300 filets de 25 mètres chacun.

Sagement, ils les répartissent par « touées » de vingt filets qu'ils repèrent à l'aide d'une bouée à chaque extrémité.

 

Avec ces sept kilomètres et demi de filets, ils peuvent s'attendre à de sérieuses captures.

Or, le mardi de la semaine dernière, l'un d'eux, dans 80 filets, ramenait 79 langoustes.

Soixante d'entre elles étaient complètement vidées, n'offrant plus que leur carapace dégarnie !

 

Par contre, les filets étaient lourds de pieuvres.

Parfois, trois ou quatre se disputaient la même langouste.

 

Les pêcheurs ont donc abandonné les filets pour entreprendre la capture des congres.

Il leur fallait pour cela un double matériel.

Celui-ci comporte environ soixante rouleaux de corde de cent mètres, portant chacun trente hameçons.

L'appât est fait de lambeaux d'encornets que livrent les chalutiers de Lorient moyennant 1 fr. 50 ou 1 fr. 75 le kilo.

Chaque bateau emploie environ soixante kilos d'encornets par jour.

 

Au début, l'expérience s'avéra excellente.

Un bateau ramena certain jour 500 kilos de congres.

Mais les pieuvres intervinrent.

Elles se jetèrent sur cet appât qu'elles se disputèrent si violemment que les pêcheurs purent en ramener 150 en un jour.

Le plus grand nombre, cependant, abandonnait la proie ainsi offerte durant la montée en surface.

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Cependant, la pieuvre ne s'attaque pas au congre, même pris à l'hameçon.

Elle sait trop qu'il lui tient tête victorieusement.

 

Le corps recouvert d'une viscosité sur laquelle les ventouses même glissent, la gueule largement fendue et garnie de dents acérées, le congre, souple, robuste, doué d'une extraordinaire vitalité, attaque résolument la pieuvre et avec succès.

Les gros chiens de mer comme les posteaux en ont également raison.

 

Mais les pieuvres pullulent et ces poissons en sont repus, tant et si bien qu'ils dédaignent les pauvres appâts qu'on leur présente.

 

La trace de ces combats apparaît lorsqu'on ramène des pieuvres.

On en trouve, en effet, qui ont été amputées de trois ou quatre tentacules.

 

— Les pieuvres dont il s'agit, nous explique-t-on, n'appartiennent pas à la même famille que celles qui vivent couramment sur nos côtes.

Celles-ci, de petite taille, sont rougeâtres.

Elles se nourrissent de petits crabes, de coquillages et font généralement bon ménage avec les crevettes, qui cohabitent avec elles sous une même roche.

Enfin, elles sont très comestibles.

 

« Il n'en va pas de même de celles qui détruisent les langoustes.

Celles-là sont jaunâtres, flasques, bien plus développées puisqu'elles possèdent des tentacules qui atteignent parfois un mètre de longueur.

 

« Elles viennent du large, des grands fonds.

On les voit passer quand elles émigrent en bancs immenses et ce n'est pas sans horreur que l'on pense à ce qu'il adviendrait de nous si nous tombions à la mer quand elles défilent sous la barque.

 

« Elles n'ont cependant ni la vigueur, ni la résistance des pieuvres côtières, car lorsque survient un grand froid s'accompagnant d'une grosse mer, elles s'échouent sur les grèves en tas impressionnants et y meurent.

J'ai assisté, à l'île de Batz, à l'une de ces destructions.

Afin d'éviter une épidémie quand elles se décomposaient, j'en ai vu enfouir un jour 120 charretées. »

 

Pour les avoir souvent rencontrées, M. Perhirin, ancien ravitailleur de phares, les connaît bien.

 

— Elles s'attaquent à tout, nous dit-il, sauf aux congres.

La langouste, elles la serrent à la base de la tête et le crustacé, terrifié, meurt peu après sans presque s'être défendu.

Rapidement, la chair devient noire.

 

« Elles ont facilement raison aussi des plus gros crabes que l'on croirait invincibles avec leurs pinces puissantes.

Elles les attaquent par derrière à la base de la carapace, sous laquelle elles introduisent leur bec qui rappelle celui d'un perroquet.

 

« Un jour, je faisais la pêche en compagnie de mon père, à environ deux milles de l'île Vierge.

Une bande de marsouins évoluaient autour de nous.

Tout à coup, nous vîmes bondir l'un d'eux de façon inusitée.

Sautant complètement hors de l'eau, il se laissait retomber lourdement et paraissait complètement affolé.

 

« Il avait, fixée sous la gorge, une pieuvre dont il tentait vainement de se débarrasser.

Enfin, il disparut, vaincu sans doute.

 

« Tout dernièrement, deux barques de l'île de Sein sont arrivées à l'Aberwrac'h.

Las de ne trouver que des pieuvres aux abords de l'île, leurs patrons venaient tenter de pêcher dans nos parages. Ils furent rapidement déçus :

Leurs casiers en ramenaient tout autant que chez eux.

Après quelques jours, ils regagnaient leur port :

« Le fond est pavé de pieuvres ! » disaient-ils, découragés. »

 

Que faire contre un pareil fléau ?

Il n'est d'autre ressource que d'attendre la venue du froid et l'intervention d'une tempête qui, pour une fois, serait bienfaisante.

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