1937
Sauvetage à Portsall
Source : La Dépêche de Brest 15 août 1937
Une remise de décoration devait avoir lieu, hier matin, à 11 h. 30, devant les braves marins formant l'équipage du bateau de sauvetage.
M. Léo Lelièvre devait décorer leur sous-patron, M. Yves Salaün, récemment nommé chevalier du Mérite maritime.
Tout était prêt.
Les sauveteurs, endimanchés, avaient épinglé sur leurs poitrines les multiples médailles que leur avait valu leurs actes de courage.
M. Léon Berthaut, lauréat de l'Institut, président général des Hospitaliers sauveteurs bretons, venu spécialement de Rennes pour assister à la cérémonie ;
M. Thierry, le dévoué secrétaire des H. B. M., neveu de l'amiral Réveillère ;
M. le docteur Le Meur, conseiller général, et M. Philippe Jaouen, pharmacien, étaient réunis dans la pittoresque villa de M. Léo Lelièvre, admirant le magnifique panorama de la baie de Portsall, parsemée de rochers, sur lesquels venaient se briser d'assez fortes lames.
Tout à coup, le sous-patron Yves Salaün accourut et, tout essoufflé, dit :
— Un jeune homme de Tréompan vient de nous, prévenir qu'un bateau de pêche a coulé dans les parages de l'île de Rocervo.
Excusez-moi.
Il va falloir retarder ma remise de décoration et le banquet.
Salou et l'équipage embarquent, je vais avec eux.
Nous espérons être de retour dans une heure et demie.
— Attendez, dit M. Thierry, je pars avec vous.
Et comme s'il s'agissait de la chose la plus naturelle du monde, les deux hommes montèrent dans l'auto que M. Léo Lelièvre mit à leur disposition.
Son fils en prit le volant et les amena rapidement près de l'abri du canot de sauvetage, entouré déjà d'une foule de curieux et de touristes, la nouvelle d'un naufrage s'étant rapidement répandue dans le pays.
La mise à l'eau
Déjà le patron, Eugène Salou — qui, l'an dernier avait déjà reçu de M. Léo Lelièvre, le bienfaiteur du pays, la croix du Mérite maritime que, lui aussi, avait si bien gagnée — était à son poste, avec ses braves, dans le canot maintenu dans son berceau par le câble tendu du treuil.
Dès que M. Thierry et le sous-patron furent montés, le bateau rapidement descendu et mis à flot (la mer étant heureusement haute), quitta son berceau, le moteur ronfla et, frangé d'écume, balloté par les lames, car la mer était grosse, on le vit, à la jumelle, doubler la pointe de Croz et disparaître derrière les rochers, dans la direction de Saint-Pabu.
Triste retour
Plus d'une heure se passa dans l'attente.
Silencieuse, massée sur les cales, la foule, laissant passer l'heure du déjeuner, guettait le retour des sauveteurs.
Allaient-ils, encore cette fois, arriver à temps pour sauver des vies humaines ?
Glorieuse tâche à laquelle ces braves hommes, aussi modestes que braves, se sont consacrés, ignorant le danger, dédaignant les récompenses, n'ayant que le souci de faire leur devoir, même au péril de leur vie.
À 13 heures, le canot de sauvetage apparaît.
La mer est descendue, il ne peut plus accoster à la cale et s'amarre à une bouée.
Une barque se dirige vers lui.
Avec d'infinies précautions, les sauveteurs y font descendre un homme, l'air égaré, flageolant, harassé.
À la godille, la barque atteint la cale, où le rescapé est hissé.
Il la monte péniblement, soutenu par un sauveteur, au milieu des curieux, sans paraître s'apercevoir de leur présence.
— C'est le seul qu'on ait pu sauver, dit en passant Yves Salaün, les deux autres ont disparu.
Leur barque a coulé.
Le rescapé est conduit dans le plus proche hôtel, où on le couche.
Le docteur Le Meur lui donne des soins et lui fait prendre un cordial.
Déprimé, commotionné, on ne peut l'interroger.
Il répète seulement :
« Mon pauvre père, mon infortuné neveu sont noyés. Quel malheur ! »
Les circonstances du naufrage Le rescapé, Jean Tanguy, 40 ans, second-maître commis en disponibilité, était en permission chez son beau-père, François Pallier, 75 ans, vieux pêcheur sympathiquement connu sous le surnom de «Sachi ».
Il décida, hier matin, malgré la brume et la grosse mer qu'il faisait autour de l'île Rocervo, d'aller relever ses casiers à homards.
Il partit sur sa petite barque de deux tonneaux, avec son gendre, le second-maitre Tanguy, et son jeune neveu, âgé de 17 ans, Joseph Laot.
Ils avaient déjà relevé huit casiers placés à l'arrière du bateau, quand une forte lame embarqua par cet arrière chargé, emplit le bateau qui, en quelques secondes, coula.
Les trois hommes se maintinrent un instant sur l'eau.
Le père Sachi, vite à bout de forces, et le jeune Laot, qui ne savait pas nager, ne tardèrent pas à couler à pic.
Excellent et vigoureux nageur, le second-maître Tanguy eut la chance de trouver un aviron remonté à la surface ; il s'en saisit et, avec son aide, se dirigea vers la côte.
Le bateau avait coulé à près de trois cents mètres de la pointe de l'île Croz.
Sentant ses forces l'abandonner, le naufragé, dans un dernier effort, atteignit enfin une roche où il s'écroula, épuisé.
Le sauvetage
Le froid saisit le malheureux.
Claquant des dents, ne voyant arriver aucun secours, le second-maître crut sa dernière heure arrivée.
L'instinct de conservation le fit se mettre à genoux.
Pour combattre le froid, lutter contre l'engourdissement qu'il ressentait, il battit des bras.
La vue du bateau de sauvetage qui venait à son secours lui redonna du courage.
Il appela.
Les sauveteurs l'entendirent, le virent, accroupi sur sa roche, crurent qu'il avait les jambes brisées.
Il ne fallait pas songer, avec le bateau de sauvetage calant trop d'eau, accoster la roche.
Des petites embarcations étaient mouillées à quelque distance.
Le patron Salou se dirigea vers l'une d'elles.
Trois de ses hommes : Maurice Fourn, François Salou, son fils et Olivier Perhirin y sautèrent et, godillant ferme, se dirigèrent vers le rescapé grelottant.
Ils le saisirent, revinrent vers le canot, le hissèrent à bord, et les braves sauveteurs, trempés eux-mêmes par les embruns, enlevèrent, l'un son caleçon, l'autre son tricot, un troisième sa veste pour en vêtir celui qu'ils venaient d'arracher à la mort, car leur premier soin avait été de le déshabiller pour le frictionner vigoureusement.
Après le drame
Le canot, aussi vite que les courants et les lames le lui permettaient, revint alors à Portsall, et quand ils eurent couché et remis entre les mains du médecin le second-maître Jean Tanguy, bien que navrés de n'avoir pu sauver ses deux compagnons, ni retrouver leurs corps, les membres de l'équipage du bateau de sauvetage, certains d'avoir fait tout leur devoir, revinrent vers le Café du port, où, dans le garage, une table en fer à cheval avait été dressée pour le banquet.
Rangés devant les portes, le regard assombri par le drame de la mer qui venait d'endeuiller une journée de fête, mais fatalistes parce qu'ils ne redoutent pas la mort, tous ces braves reçurent sans broncher les félicitations de MM. Berthaut et Léo Lelièvre.
Yves Salaün est décoré
Puis très simplement, le président de la société des auteurs et compositeurs de musique qui est aussi le sympathique président des Hospitaliers sauveteurs bretons de Portsall, fit avancer Félix Salaun, lui épingla sur la poitrine l'insigne de chevalier du mérite maritime et, aux applaudissements des spectateurs, lui donna l'accolade.
Il adressa ses vives félicitations à l’équipage pour l'esprit de décision qu'ils avaient montré en se portant rapidement au secours d'une barque en danger et toits ces braves gens, plus émus de ces mots d'encouragement que d'une lutte entreprise contre la mer en furie, pour lui arracher sa proie, prirent place dans la salle de banquet.