1939
Les métiers qui disparaissent
Les souvenirs d'un calfat
par Charles Léger
Source : La Dépêche de Brest 14 avril 1939
Des calfats !
Vous voudriez voir des calfats ?
Mais il n'en existe plus ici !
Et cependant la corporation comptait à Brest de nombreux membres jadis.
Dans le « Bulletin de la Société archéologique du Finistère », le docteur A. Corre le rappelait en ces termes :
« Le commerce maritime, de cabotage et même de long cours, avait de bonne heure dans notre ville, un développement important.
La besogne ne manquait point pour les charpentiers et les calfats, en dehors de l’arsenal du Roi.
« L’avant-port, compris entre l’embouchure de la Penfeld et la cale de l’ancienne intendance (elle répondait à peu près où débouche la porte principale, au bas de la Grande Rue), regorgeait de bâtiments particuliers.
« Les gros navires de courses étaient bien construits et radoubés dans le port de guerre, sur l’autorisation formelle du Roi.
Mais il restait assez de travaux à accomplir avec les constructions et les radoubs des bâtiments de petit et moyen tonnage, pour occuper un grand nombre de bras.
Ces travaux s’effectuaient presque exclusivement du côté de Recouvrance : sur la grève de La Ninon, il y avait des chantiers où l’on construisait jusqu'à des frégates et, tout contre le quai, non loin de la chapelle de Notre-Dame, dans un endroit largement découvert à basse marée, était la Fosse où, par monopole, le maître calfat juré recevait les navires à visiter, à réparer, à radouber. »
Quelle animation sur ce quai !
À hauteur de la grille des vivres était installée la pigoulière.
Sur d'immenses chaudières dominaient des feux.
On y chauffait le brai et le goudron que l'on portait bouillants aux calfats travaillant sur les bateaux échoués sur le platin.
Dans la fumée épaisse et acre, montait le rythme des maillets s'abattant sur les ciseaux tassant l'étoupe dans les coutures.
La cadence était observée par les travailleurs alignés le long de la coque, car on chantait des refrains corporatifs :
Des calfats je suis le maître,
Oui c'est moi le vrai pur-sang
Eh ! vite à la pigoulière
Vlan les maillets en avant !
On eut pu craindre lorsque, sous le règne de Louis XVI, vers la fin de la guerre d'Amérique, à l'Imitation des Anglais on double de cuivre les carènes, qu'atteinte fut portée à cette belle activité.
Mais il n'en fut rien.
Un vieux calfat nous l'explique.
Nous en avons découvert un, en effet, aujourd'hui âgé de 75 ans :
Un brestois M. Jean Marziou, qui depuis l'âge de 14 ans a exercé la profession.
— Vous comprenez que le cuivre n'était qu'un doublage ;
il n'en fallait pas moins bourrer et mastiquer les coutures.
Quand c'était fait, on galipotait la carène, c'est-à-dire qu'on l'enduisait d'un mélange de goudron et de brai sur lequel on collait des feuilles de feutre.
Et pour conserver ce feutre, on le recouvrait d'une couche de brai.
Sur le tout se fixaient des feuilles de cuivre qui empêchaient les vers d'attaquer le bois.
M. Marziou s'anime au souvenir de ces heures déjà lointaines.
Son regard s'allume et n'était ce satané rhumatisme qui lui tient le cou, ses gestes se feraient plus vifs.
Et pourquoi pas : tout récemment encore, il faisait de belles randonnées à bicyclette.
Ah ! Ce métier comme il l'aimait.
Comme tous d'ailleurs, ce qui fait dire au docteur A. Corre :
« Les uns et les autres exécutent leur besogne avec une attention minutieuse presque avec amour, et c'est peut-être à l'extrême soin qu'ils apportaient dans leur tâche, comme si le navire était pour eux une sorte de chose précieuse, qu'ils eurent l'ironique épithète de « bijoutiers » dans l'ancienne marine. »
— C'était un métier rude pourtant.
Il fallait parfois, entre des bordés de 50 centimètres d'épaisseur, enfoncer à la masse l'étoupe jusqu'au fond.
Cela ne m'a pas empêché de demeurer à l'arsenal pendant 41 ans.
« On travaillait par compagnies.
Il y en avait sept ou huit, comptant chacune 50 calfats.
À ce moment il y avait une pigoulière au fond du port et une autre à Pontaniou où chauffaient tout le jour quatre ou cinq grandes chaudières.
« J'ai travaillé sur les vaisseaux Bretagne, Austerlitz, comme sur les derniers croiseurs en bois :
Sfax, Nielly La Pérouse, Destin.
« Après vint la construction en tôle.
Alors il ne restait plus que le pont à calfater.
Puis on a fait des ponts en fer recouverts de linoléum.
Mais cela est bien glissant à la mer.
C'est pourquoi, sur les paquebots, on a conservé les ponts en bois.
Seulement, comme les calfats disparaissaient, les chantiers de Saint-Nazaire en demandaient à l'arsenal.
J'y suis ainsi allé plusieurs fois.
« Lorsque vinrent les bateaux en tôle, on affecta les calfats qu'on n'utilisait plus, à l'atelier des ciments en fer.
À présent il n'y a plus que des charpentiers-calfats qui sont surtout des charpentiers.
« C'était pourtant un beau métier.
On travaillait avec entrain, car il y en avait qui chantaient bien et qui en connaissaient de bonnes.
Aussi, pour éviter le bruit sourd des chocs, on faisait une mortaise de chaque côté du maillet, qu'on appelait alors rossignol, car il sifflait en s'abattant.
« Les gens de l'intérieur ne savaient pas ce qu'était un calfat.
Quand ils nous voyaient travailler en chantant, ils trouvaient que c'était un métier rigolo.
Ils n'avaient pas tort, bien qu'il fût dur, mais à présent on ne travaille plus comme cela. »