1937
Les écoles Finistériennes
sous l'ancien régime
par Charles Chassé
Source : La Dépêche de Brest 12 juin 1937
M. L. Ogès, qui est un de nos érudits bretons les plus sûrs et les plus actifs, a réuni en une belle brochure (*)
les études sur l'instruction sous l'ancien régime qu'il avait publiées dans le Bulletin de la Société archéologique du Finistère.
Dépouillant je ne sais combien d'actes notariés, combien de pièces d'archives, il est arrivé à ouvrir de très larges pistes à travers un domaine encore presque ignoré, si bien que nous entrevoyons maintenant des perspectives jusqu'alors insoupçonnées.
(*) L'instruction sous l'ancien régime dans les limites du Finistère actuel.
Quimper imprimerie Mme Bargain, 1, quai du Steir
Sa principale découverte est que, sous l'ancien régime, l'instruction en Bretagne n'était pas seulement répandue dans les villes, mais dans les campagnes.
Au XVIe et au XVIIe siècle, on retrouve dans les actes de l'état civil « non seulement des signatures de nobles et de bourgeois, mais aussi de nombreuses signatures de gens du peuple. »
L'importance des collèges bretons avant 1789 est une autre preuve — dit Ogès — du développement de l'instruction sous l'ancien régime.
Le collège de Quimper, le plus important de Bretagne après celui de Rennes, comptait 1.000 élèves au XVIIe siècle ;
celui de Saint-Pol-de-Léon en avait de 400 à 500, celui de Morlaix 100 ;
quant aux collèges de Quimperlé et de Landerneau, l'effectif ne nous en est pas connu.
Ces chiffres ont leur éloquence, si l'on considère qu'en 1850, après une longue période de réorganisation, et pour une population supérieure de près de moitié à celle du XVIIe siècle, l'effectif total des collèges finistériens, publics et privés, n'était que de 950 élèves. »
Notons encore comme tendant à établir l'extraordinaire hauteur du niveau intellectuel en Bretagne, qu'au XVIe siècle (si l'on excepte la région parisienne), la Bretagne est la province qui possédait le plus d'imprimeries.
Encore pourrait-on soutenir qu'il ne s'agit là que de renseignements prouvant la culture de la bourgeoisie bretonne avant 1789.
Mais les «petites écoles » destinées à la masse paysanne, comment fonctionnaient-elles ?
Là, les détails sont moins précis, tout en étant très suggestifs dans les cas où certains villages ont livré leur secret.
Mais il semble bien que la situation était très différente selon que l'on passait d'un diocèse à un autre.
« Tandis — déclare Ogès — que l'on voit l'évêché de Vannes à peu près dépourvu d'écoles, les évêchés voisins de Cornouaille, de Léon et de Tréguier étaient bien partagés, au point de vue des moyens d'instruction. »
Je regrette que M. Ogès n'ait enrichi son remarquable travail d'aucune information bibliographique, ni d'aucune statistique concernant le reste de la France aux mêmes époques que celles dont il parle au cours de ses recherches sur la Bretagne.
Je sais qu'il existe peu d'ouvrages sérieux sur l'affaire ;
encore aurait-il été bon que le lecteur fût renvoyé aux textes, si incomplets soient-ils, qui ont vu le jour.
Sans doute M. Ogès a raison quand il affirme que, pour toute la France, « l'intervention de la royauté dans l'instruction du peuple fut négligeable » ou encore que « les écoles de l'ancien régime étaient libres vis-à-vis de l'État qui ne s'en occupait pas.
Elles dépendaient étroitement de l'Église ».
Mais quelques références n'auraient pas nui à la solidité de l'affirmation.
Si l'État monarchique a joué un rôle en ce qui concerne l'instruction populaire, ç'a été surtout, vraisemblablement, en cherchant à ce qu'elle ne fût pas donnée.
Sous Louis XV, l'intendant de Bretagne exprime le vœu que l'on ferme l'école ouverte à Brest par les Frères de la Doctrine chrétienne « parce qu'entre autres choses, la science de l'écriture que l'on apprend dans ces écoles ne sert qu'à détourner les élèves de la marine et du métier de leur père, ce qu'il faut éviter dans un port tel que Brest. »
Les États de Bretagne étaient sur ce point en parfait accord avec le gouvernement central.
Encore en 1785, les États de Bretagne spécifiaient que les quelques bourses affectées au collège de Saint-Pol-de-Léon seraient accordées à des enfants pauvres « nés dans l'ordre du Tiers ;
mais en seront exclus les enfants d'ouvriers et de paysans, attendu la nécessité de laisser des bras à la culture des terres, aux ateliers et aux manufactures. »
Une chose qui mérite de retenir l'attention, c'est que la plupart des philosophes du XVIIIe siècle, ceux que nous avons coutume de considérer comme les précurseurs de la Révolution, mais qui ne la désirèrent que dans la mesure où la bourgeoisie en serait la bénéficiaire aux dépens de la noblesse et du clergé, la plupart de ceux-là ont combattu avec ardeur le principe de l'éducation populaire.
La Chalotais, procureur général du Parlement de Bretagne, écrit dans son Essai d'éducation nationale :
« Les Frères de la Doctrine chrétienne qu'on appelle ignorantins apprennent à lire et à écrire à des gens qui n'eussent dû apprendre qu'à dessiner et à manier la lime et le rabot, mais qui ne le veulent plus faire.
Le bien de la Société demande que les connaissances du peuple ne s'étendent pas plus loin que ses occupations.
Tout homme qui voit au-delà de son triste métier ne s'en acquittera jamais avec courage et patience. »
Louis-René Caradeuc de La Chalotais
Voltaire approuvait des deux mains La Chalotais.
« Je trouve toutes vos vues utiles — lui écrivait-il immédiatement. — Je vous remercie de proscrire l'étude chez les laboureurs », et, quelques années plus tard, il s'écriait encore :
« Il me paraît essentiel qu'il y ait des gueux ignorants...
Ce n'est pas les manœuvres qu'il faut instruire, mais les bourgeois...
Il faut que le peuple soit conduit, mais non pas qu'il soit instruit ; il n'est pas digne de l'être. »
Enfin J.-J. Rousseau écrit dans l'Émile :
« Le pauvre n'a pas besoin d'instruction...
Dans l'ordre social où toutes les places sont marquées, chacun doit être élevé pour la sienne. »
Et il nous faut bien objectivement constater que s'il est une classe sociale qui non seulement ait exprimé des théories opposées, mais les ait mises en application, cette classe sociale était le clergé qui, sans arrêt, s'occupa à fonder autant d'écoles populaires qu'il lui fut possible, et cela contre la mauvaise volonté de la monarchie aussi bien que contre l’indifférence de la bourgeoisie.
Sans doute, le clergé y distinguait-il surtout un moyen de fortifier la foi catholique, l'école devant être essentiellement pour lui un instrument de propagande religieuse ;
il n'en reste pas moins que l'Église a été la grande créatrice des maisons d'éducation.
... Seulement (et c'est pourquoi je regrette tant que M. Ogès n'ait pas établi un parallèle entre les écoles bretonnes et celles du reste de la France) il me semble bien que la distinction à déterminer entre les écoles bretonnes au temps de leur prospérité et les écoles françaises, c'est que celles-ci ont eu des tendances plus étroitement confessionnelles, tandis qu'en Bretagne, les questions d'éducation générale ont tenu une place plus grande.
Et ceci a son origine dans le fait que la Bretagne est essentiellement une démocratie paysanne :
l'école, en Bretagne, n'a pas été voulue par le clergé seul, mais presque tous les renseignements relevés par M. Ogès montrent qu'elle a été voulue avec la même énergie par les paysans de chaque paroisse, ceux qui, souvent sans l'aide du seigneur local, avaient édifié au bénéfice de tous la chapelle, le calvaire et l'ossuaire et qui insistaient aussi pour édifier leur école en collaboration avec leur curé, presque toujours né paysan comme eux.
Cette originalité de l'école bretonne, je ne peux que l'esquisser succinctement aujourd'hui, mais je souhaiterais que M. Ogès, agrandissant son étude, mît à profit les splendides matériaux qu'il a réunis pour établir une liaison entre les origines de l'art populaire breton, si magistralement exposées par M. Waquet et le développement exceptionnel de l'instruction paysanne en Bretagne au même [moment.
On voudrait savoir aussi comment il se fait (et M. Ogès semble croire à des raisons d’ordre économique) que vers la fin du XVIIIe siècle, l’instruction et l'art paysan aient en même temps brusquement fléchi.
Mais soyons dès à présent profondément reconnaissants à M. Ogès de ce qu'il nous offre ;
car ce petit ouvrage si laborieusement ciselé, c'est une clef capable d'ouvrir pour nous bien des chambres encore obscures, mais pleines de trésors.