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1890

Rue Saint-Yves,
l'affaire Guillemot

 

 

Source : La Dépêche de Brest 11 janvier 1890

 

Cette affaire est la seule affaire vraiment grave de la session.

Aussi l'affluence est-elle grande dans la salle.

C'est encore un drame au couteau, qui offre certains points de ressemblance avec d'autres affaires non moins graves, qui se sont déjà déroulées à Brest, et où l'on rencontre une fois de plus cette théorie du couteau particulière à certains accusés.

Cette affaire présente, en outre, par certains détails que l'on pourra lire, un caractère odieux et profondément immoral.

 

L'accusé Guillemot est de taille moyenne, figure plutôt agréable que dure, l'air doux, moustaches blondes, portant le costume des ouvriers de Brest.

Pendant le tirage du jury, on remarque que, tout en roulant sa casquette dans ses doigts, il porte une grande attention à cette opération préliminaire.

Il a, du reste, une physionomie intelligente et son attitude est bonne.

 

Au pied du bureau où siège la cour, on aperçoit comme pièces à conviction un paquet de hardes ensanglantés et un couteau de poche.

 

En raison de la longueur probable des débats, un 13e juré est adjoint au jury de jugement.

 

M. Frétaud occupe le siège du ministère public.

 

Me Le Bail est au banc de la défense.

​

 

Après les formalités d'usage et la prestation de serment des jurés, M. le greffier donne lecture de l'acte d'accusation, qui est ainsi conçu :

 

Acte d'accusation

 

« Le 21 octobre 1889, vers huit heures et demie du matin, la veuve Guillemot se présentait au bureau de police et déclarait qu'elle avait, à son réveil, trouvé son fils Louis-Alain, âgé de 27 ans, mortellement blessé sur le sol de son appartement.

Son autre fils Érasme confirma cette déclaration, ajoutant qu'il avait lui aussi ignoré le retour de son frère pendant la nuit précédente.

 

« L'enquête ouverte par la police vint démentir les allégations de la veuve Guillemot et de son fils.

Il fut constaté que les deux frères Guillemot avaient bu ensemble pendant une partie de la nuit, et étaient rentrés en se querellant vers une heure du matin.

Une rixe s'engagea entre eux et bientôt on entendit le bruit de deux corps tombant sur le plancher.

Aussitôt Érasme sortit, faisant ses adieux aux voisins et cherchant à leur faire entendre qu'il allait se jeter à la mer.

À ce moment la veuve Guillemot appela à son secours les voisins qui l'engagèrent à prévenir la police, ce qu'elle ne fit que le matin, le plancher ayant été soigneusement lavé et la victime, changée de vêtement, ayant été placée sur un lit par ses soins et ceux de son fils Érasme.

 

« Les vêtements ensanglantés que portait Louis-Alain furent retrouvés dans les lieux d'aisance.

 

« La veuve Guillemot fut d'abord inculpée avec son fils, mais sa participation directe au meurtre n'a pu être suffisamment établie ;

dans ces conditions, Érasme reste seul accusé.

 

« Il reconnaît avoir frappé son frère dans une rixe qui s'était engagée entre eux à la suite de reproches adressés par Érasme à Louis-Allain qui voulait, prétend-il, avoir des relations inavouables avec sa mère.

Ce n'était que pour se défendre contre son frère, qui l'avait saisi à la gorge et cherchait à l'étrangler, qu'il s'était armé de son couteau et lui en avait porté le coup qui a déterminé la mort, mais les constatations médicales contredisent ce système, car l'accusé ne portait au cou aucune trace de violence.

 

« La conduite et la moralité de l'accusé sont détestables, il appartient à une famille de repris de justice. »

 

Après la lecture de l'acte d'accusation, quatorze témoins sont entendus.

 

Audience demain.

​

 

Source : La Dépêche de Brest 12 janvier 1890

 

L'audience reprend à onze heures précises et continue par la déposition très intéressante de M. le docteur Miorcec.

Voici en substance ce que déclare l'honorable expert :

 

Déposition du docteur Miorcec

 

J'ai été chargé d'examiner un cadavre dans un véritable bouge de la rue Saint-Yves, n° 77.

Ce cadavre avait au côté une plaie béante ;

il avait été parfaitement nettoyé.

L'obscurité était tellement grande dans ce bouge qu'il me fallut une bougie pour faire mes premières constatations.

J'examinai le plancher et le lit.

Je n'y vis aucune trace de sang ;

le plancher avait été soigneusement lavé.

Je constatai, en outre, que le cadavre était parfaitement habillé.

Il fut transporté à l'hospice, et le lendemain j'en fis l'autopsie.

Les résultats de cette opération sont les suivants :

 

Au milieu du sternum, à quatre centimètres de la clavicule et sur le mamelon droit, plaie énorme de deux centimètres de longueur et à l'intérieur de celle-ci, une autre plaie relevée aussi de 2 millimètres, allant couper la troisième fausse côte.

Le couteau a dû buter contre cette fausse côte dans un mouvement de respiration fortement prolongé de l'individu, et en se retirant la fausse côte a été tranchée par l'arme de haut en bas et de dedans en dehors.

Ce qui prouve que cette deuxième incision a été faite dans ce sens, c'est qu'elle est plus forte en dedans qu'en dehors.

Sur le poumon droit, plaie de quatre centimètres de profondeur, horizontale ;

en outre, lésions de la suffocation ;

par suite, asphyxie interne.

Un seul coup a été porté ;

ce coup a déterminé une hémorragie, puis la mort.

 

L'honorable témoin a examiné le meurtrier sur lequel il n'a pas remarqué la moindre égratignure.

M. le docteur Miorcec, à qui on soumet les vêtements de la victime, démontre, par la position des coupures, la direction de l'arme et la façon dont elle a été retournée dans la plaie.

 

Sur interpellation de M. Frétaud, procureur de la République, M. Miorcec déclare que, pour lui, le coup a dû être porté, les deux hommes étant debout et le meurtrier probablement à la gauche de celui qu'il a frappé.

 

Examinant à nouveau le couteau, instrument du crime, l'honorable expert déclare que c'est une arme très meurtrière, qu'il est très effilé. Il a été lavé, ajoute M. Miorcec.

 

M. le président. — Accusé, est-ce vous qui avez lavé ce couteau ?

R. — Non.

 

La veuve Guillemot, rappelée, nie également l'avoir lavé.

 

M. Miorcec déclare que l'arme a été enfoncée jusqu'au manche.

 

Sur la demande de Me Le Bail, la cour pose la question de provocation par coups et violences graves.

​

 

LE RÉQUISITOIRE

 

À midi le procureur se lève, voici son réquisitoire :

 

« Quelle rue que la rue Saint-Yves !

Quelle maison que celle qui porte le n° 77, et dans cette maison quel ménage que le ménage de la famille Guillemot !

 

« Nous avons été forcés, dans cette affaire, de remuer tout ce qu'il y a de malpropretés.

Nous trouvons l'ordure matérielle et l'ordure morale.

Nous trouvons, à côté des puces et des punaises, la prostitution éhontée, l'ivrognerie la plus crapuleuse.

 

« J’ai hâte, à cette heure, de me dégager de cette atmosphère puante.

J'ai hâte d'en finir et d'obtenir de vous, messieurs les jurés, un verdict que je crois un verdict sain, un verdict de culpabilité sur la question principale qui est pour moi la seule question légale.

 

« J'ai là cinq dossiers.

Ils font connaître la famille Guillemot sous son véritable jour.

Le père était un ivrogne brutal condamné pour avoir frappé sa femme et son enfant.

Si la victime a été aussi condamnée, si elle était dépravée, elle devait cette dépravation aux influences déplorables de son père.

 

« La femme de celui-ci est bien malheureuse.

J'en dirai peu de mal, car elle a souffert par son mari et par ses enfants.

Des trois fils, l'ainé a été condamné pour coups, un autre est actuellement à la Nouvelle-Calédonie où il purge une condamnation à 6 ans de travaux forcés pour tentative de meurtre.

Ce dernier avait un jour frappé d'un coup de couteau Louis-Alain.

Il semblait que, par une sorte de fatalité, le malheureux fût la victime désignée aux fureurs de ses frères.

 

« Ah ! Qu'on ne répande pas de fleurs sur cette tombe ouverte prématurément, sur cette tombe que je salue moi, parce que je salue toutes les tombes et toutes les victimes.

Mais qu'on ne lui jette pas l'outrage, car le meilleur, dans cette triste famille, était celui qui a succombé. »

 

Le procureur rentre ensuite dans le vif de la scène du meurtre.

Il prétend que l'intention de donner la mort est prouvée par les faits eux-mêmes et qu’Érasme a volontairement donné la mort à son frère.

 

Le procureur examine les questions subsidiaires, il établit la différence par l'élément intentionnel entre le meurtre et les coups mortels.

La provocation n'est pas manifestée, donc le crime est sans excuse.

 

L'organe de la vindicte publique dit enfin, dans une brillante péroraison :

« Serai-je impitoyable ? Non.

Vous accorderez des circonstances atténuantes, c’est pourtant bien grave de tuer quelqu'un, bien grave de tuer son frère, car le fratricide est un crime contre la loi et contre la nature.

Cependant, vous tiendrez compte de la mauvaise éducation donnée par le père, de l'atmosphère dont le meurtrier a été nourri et imprégné.

 

« Voilà pourquoi, tout en demandant de frapper un grand coupable, je vous demande de n'être pas impitoyables. »

 

Pendant tout le temps qu'a duré le réquisitoire, l'accusé est resté impassible.

​

 

LA DÉFENSE

 

À deux heures, Me Le Bail, défenseur de Guillemot, prend la parole.

 

« Voilà plusieurs jours que cette affaire me préoccupe.

Je vais essayer de l'examiner non pas comme un avocat, mais comme un homme, comme un treizième juré.

 

« J'ai été profondément touché de voir avec quel soin vous avez suivi les diverses péripéties de l'affaire.

Avec des juges tels que vous, je me sens rassuré.

 

« Pour connaître le crime, il faut connaître l'homme, aller le prendre dans les langes du berceau et suivre sa vie jusqu'au moment où il est venu s'échouer sur le banc des criminels. ».

 

Le défenseur dit qu'il examinera les deux questions d'intention de tuer et de provocation.

À son tour, il fait le tableau de la famille Guillemot.

À son avis, l'accusé avait une bonne conduite.

Ce n'était pas un souteneur.

Il travaillait.

 

Me Le Bail parle du crime et répète la version de son client.

Il essaie de prouver par les éléments du dossier que Guillemot n'a pas eu l'intention de donner la mort à son frère.

Il ne plaidera pas la légitime défense, mais il soutiendra la provocation, car il y a eu lutte.

 

Le défenseur discute les faits de l'accusation et essaie de justifier son client par des arguments et des citations.

Il engage les jures à la prudence et dit en terminant :

 

« J'ai fini ma tâche, c'est à vous de remplir la vôtre.

Quelle que soit votre décision, quel que soit votre verdict, soyez assurés qu'il sera respecté.

Le défenseur de l'homme que vous avez devant vous dira :

Laissez passer la justice du jury, car le jury est la justice du peuple.»

​

 

LE VERDICT

 

Après des répliques du procureur et de la défense, le jury se retire dans la salle de ses délibérations.

Il en ressort au bout de quelques instants avec un verdict déclarant Guillemot coupable de coups mortels sans provocations.

 

L'accusé est condamné à huit ans de travaux forcés.

 

La cour rejette les conclusions de Me Le Bail relatives à la déposition du témoin Habasque.

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