1891
Drame sanglant
rue de Siam
Source : La Dépêche de Brest 3 octobre 1891
Un drame sanglant s'est déroulé hier après-midi dans le magasin de M. Raux, l'arquebusier bien connu de la rue de Siam.
Un jeune commis, âgé de 18 ans, le nommé Couchouron (Alexandre), a tiré un coup de revolver sur un ouvrier nommé Chardon et s'est tué ensuite.
Ce drame, qui n'a pas tardé à être connu et qui a soulevé une émotion des plus vives, a eu pour mobile la vengeance et l'ivresse.
Grave dissentiment
Couchouron et Chardon, qui travaillaient tous deux depuis environ quatre ans chez M. Raux, étaient en discussions continuelles.
Le premier, d'un caractère assez entier, supportait très mal les observations du second, que son âge — il a 36 ans — et sa situation dans le magasin lui donnaient le droit de faire.
Ce dissentiment avait pris ces derniers temps un caractère plus marqué.
La conduite de Couchouron laissant à désirer, M. Raux s'était vu obligé de le menacer d'un renvoi, et le jeune commis attribuait le fait à Chardon, qu'il accusait de l'avoir desservi auprès du patron.
Hier, entre deux heures et deux heures et demie, une nouvelle discussion éclata entre eux. Couchouron paraissait surexcité par la boisson.
M. Raux était à ce moment occupé à servir un client.
Quand ce dernier fut parti, il dit à Couchouron que depuis quelque temps il avait à se plaindre de sa conduite, qu’il ne voulait pas que ces querelles se renouvellent et que, pour les éviter, il lui signifiait son congé immédiat.
Couchouron garda le silence, mais, quelques instants après, un jeune apprenti de 17 ans, le nommé Fiers (Auguste), le vit prendre un revolver de 12 millimètres en montre dans la devanture, et s'approcher du comptoir, où il le chargea, les revolvers mis en vente étant toujours vides.
Le drame
À ce moment, Chardon était à genoux au milieu du magasin, occupé à monter une bicyclette, que tenait un jeune ouvrier, nommé Bideau (Joseph), âgé de 17 ans, et dont les parents tiennent un débit première venelle Kéravel, n° 23.
Couchouron était à environ un mètre de Chardon et entre eux se tenait Bideau.
Dans le magasin se trouvaient M. et Mme Raux qui, au comptoir, consultaient un registre pour régler le compte de deux personnes de la campagne.
Tout à coup, une détonation retentit, et Chardon tomba sur les mains, atteint près de l'œil gauche.
La balle siffla à l'oreille droite de Bideau.
Le coup parti, Couchouron tourna son arme vers lui et dit à haute voix :
« À mon tour, maintenant ! »
Ces mots prononcés, il s'introduisit le canon dans la bouche.
Bideau, qui tenait toujours la bicyclette, se porta de son côté pour l'arrêter, mais il n'arriva pas à temps.
Couchouron ayant pressé la détente, le coup partit.
Le malheureux tomba à la renverse.
Le sang coulait à flots par l'oreille droite.
« C'était comme si on avait ouvert le robinet de cette barrique », nous disait hier soir Bideau, en nous montrant un tonneau du débit tenu par ses parents.
La mort fut instantanée.
Le premier émoi passé, on s'empressa autour de lui, mais ce n'était plus qu'un cadavre.
Pendant ce temps, Chardon s'était relevé.
Couvrant de ses deux mains son œil ensanglanté, il se rendit à la pharmacie Kermarec, où le docteur Boude, médecin des pupilles de la marine, lui prodigua les premiers soins.
Il fut ensuite conduit dans une voiture de place à l'hospice civil et placé dans la salle Saint-Roch, où les docteurs de Léseleuc et Caroff ont vainement tenté d'extraire la balle, qui s'est logée dans l'orbite.
Les constatations
Comme on le devine, un rassemblement considérable ne tarda pas à se former devant le magasin de M. Raux.
L'agent Dulcé prévint immédiatement M. Guibaud, commissaire de police du 2e arrondissement, qui, accompagné du sous-brigadier Michas et des agents Le Bras et Le Bastard, se rendit sur les lieux.
L'abbé Thomas, vicaire à Saint-Louis, arrivait aussi quelques instants après, mais son ministère fut inutile, la mort de Couchouron ayant été foudroyante.
L'un des jeunes frères de Couchouron, élève de l'école professionnelle de Kéroriou, qui avait eu connaissance de ce qui venait de se passer, se rendit chez M. Raux, où on le chargea d'aller prévenir ses parents.
Nous renonçons à décrire les scènes déchirantes qui se produisirent successivement quand le père et la mère de Couchouron arrivèrent chez M. Raux et qu'ils virent leur fils étendu dans une mare de sang.
Les constatations terminées, M. Guibaud requit quatre portefaix pour aller prendre un cadre à la mairie.
Couchouron y fut placé, et on le transporta au domicile de ses parents, rue Crée, 9.
Le meurtrier
Couchouron appartient à une honorable famille que ce drame a plongée dans la plus grande douleur.
Le père tient un salon de coiffure dans la rue de la Mairie, en face de l'école des mécaniciens.
Il y a plusieurs enfants, dont l'aîné, âgé de vingt ans environ, est commis des postes et télégraphes.
Couchouron était d'un caractère très vif.
Il s'emportait très facilement, et malgré sa jeunesse, il avait le défaut de s'adonner à la boisson.
Quelques instants avant ce drame, il s'était rendu à la pharmacie Kermarec pour y demander du bismuth et l'on avait parfaitement remarqué qu'il était dans un état très voisin de l'ivresse.
Il portait toujours un revolver du calibre de 5 millim., qu'on a retrouvé hier sur lui, et il disait souvent :
« Je finirai mal. »
La veille au soir, Mme Goyat, débitante, rue de Siam, 10, avait dû le mettre à la porte de son débit parce qu'il cherchait querelle à un second-maître de la marine.
Couchouron était bien connu du monde vélocipédique brestois.
Il avait remporté deux médailles de bronze aux derniers concours de Brest, l'une, lors du concours hippique, l'autre pour la course offerte par le véloce-club brestois, lors de l'inauguration du vélodrome de Kérabécam.
Il portait même l'une de ces médailles à sa chaîne de montre, en guise de breloque.
La victime
Chardon, qui est marié, est père d'un jeune garçon de quatre ans.
Il a eu dix enfants.
D'un caractère calme, il aurait voulu éviter toute discussion.
Souvent Couchouron lui proposait de sortir du magasin pour se battre ou lui disait :
« Toi, tu la paieras tôt ou tard ! »
Mme Chardon, qui fait des ménages, travaillait justement, en face du magasin de M. Raux, chez une dame Wisbec, qui tient des garnis, rue de Siam, n° 10.
Occupé à laver un plancher, elle sortait pour aller prendre de l'eau quand, dans l'entrée, elle rencontra une femme Bodénès, qui demeure au premier étage dans la même maison, et qui lui dit :
— Comment, vous êtes là ?
— Qu'y a-t-il ? demanda Mme Chardon
— Allez vite chez vous, reprit-elle, car on conduit chez vous votre mari.
Il n'est pas bien, blessé.
Mme Chardon se rendit en courant chez elle, rue Marché Kéravel, 7, où elle ne trouva personne. Accompagnée d'une dame Le Maire, elle se rendit à l'hospice, où elle put voir son mari, qui lui raconta ce qui s'était passé.
Son mari lui répétait souvent :
« Je ne sais ce que j'ai fait à Couchouron, mais il m'en veut. »
Après le drame
Le revolver dont s'est servi Couchouron était un revolver d'ordonnance à cinq coups.
Couchouron l'avait chargé de quatre balles.
Sitôt le drame connu, l'affluence est devenue tellement considérable, que M. Raux a dû faire fermer son magasin.
Néanmoins, et malgré le service d'ordre organisé par M. le commissaire de police du 2e arrondissement, la foule a continué à stationner jusqu'à quatre heures.
À cinq heures et demie, M. Raux s'est rendu à l'hospice civil pour voir Chardon
Source : La Dépêche de Brest 4 octobre 1891
Le drame de la rue de Siam. — Les obsèques de Couchouron.
Les obsèques de Couchouron (Alexandre), le jeune héros du drame sanglant qui s'est déroulé avant-hier chez M. Raux, arquebusier, rue de Siam, ont eu lieu hier.
Durant toute la journée d'hier et d'avant-hier, ça a été un défilé continuel de curieux au n° 9 de la rue Crée, où ha bite les parents de Couchouron.
À une heure un quart, la mise en bière, qui avait dû être devancée par suite de l'état du corps, a eu lieu par les soins de l'administration des pompes funèbres, en présence de M. Guibaud, commissaire de police du 2e arrondissement.
Le corps a été placé dans un cercueil en sapin zingué.
Nous renonçons une fois de plus à décrire la douleur des malheureux parents au moment de cette cruelle séparation.
Bornons-nous à dire que la pauvre mère, dans un état d'extrême faiblesse, s'est trouvée mal et qu'on a dû la conduire dans un autre appartement.
Bien avant l'heure fixée pour les obsèques, une affluence considérable, où l'élément féminin dominait, stationnait aux abords de la maison mortuaire.
La bière avait été déposée dans l'entrée, recouverte du drap, sur lequel étaient placées des couronnes blanches offertes par la famille et les camarades de Couchouron, ainsi que de nombreux bouquets.
À 4 heures 35, la bière est placée dans un corbillard de 8e classe, et le cortège se met en marche.
Sur la bière est placée une croix en roses blanches naturelles.
Les cordons du poêle sont tenus par quatre camarades de Couchouron, MM. Piriou, Quéméneur, Abiven et Le Meur.
Le deuil est conduit par le père et le frère aîné du défunt.
Le cortège descend la rue de Grée, au milieu d'une double haie de curieux, suit la rue de la Mairie, la Grand'Rue et la place d'Orléans, pour se rendre à l'église Saint-Louis.
Sur la place Saint-Louis l'affluence est considérable.
Après la cérémonie religieuse, le convoi se dirige vers le cimetière de Brest, en faisant le trajet ordinaire.
Sur tout le parcours, l'affluence est également très grande, et l'entrée du cimetière était presque impossible, par suite du nombre de personnes qui s'y étaient massés.
L'inhumation a eu lieu dans un caveau de famille.
De nouvelles scènes déchirantes se sont produites.
Les assistants se sont ensuite séparés, vivement impressionnés.
Le dernier mot est maintenant dit sur cette affaire.
Un renseignement rétrospectif cependant.
Couchouron, avant l'attentat, avait dissimulé sous ses vêtements, un couteau poignard, qu'on a retrouvé plus tard.
L'état de Chardon.
L'état de Chardon s'est encore amélioré.
Dans la journée d'hier, sa femme et plusieurs de ses amis lui ont rendu visite.
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Source : La Dépêche de Brest 9 octobre 1891