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1896

Le boucher de Huelgoat
assassin
à Scrignac

 

 

Source : La Dépêche de Brest 14 octobre 1896

 

Pour caractériser cette affaire en quelques mots, on peut dire que c'est la chicane qui l'a engendrée.

 

L'accusé Le Floch avait perdu son procès ;

pour lui, il eût mieux valu, certes, le pendre au croc ou bien s'exécuter, mais, comme nous avons eu déjà l'occasion de le dire à cette place, la vengeance est mauvaise conseillère et c'est elle qui, armant sa main, a fait naître ce procès criminel dont l'issue doit bien l'inquiéter aujourd'hui.

 

Le Floch est âgé de 37 ans.

C'est un homme d'une taille au-dessus de la moyenne, brun, l'air intelligent.

Son attitude est bonne.

 

M. Drouot, procureur de la République, soutiendra l'accusation.

Me de Chamaillard est au banc de la défense.

 

Comme pièces à conviction, des effets ensanglantés et un couteau de poche maculé de sang.

 

L'acte d'accusation

 

Le nommé Le Floch, boucher au Huelgoat, vivait, depuis plusieurs années, en mauvaise intelligence, avec les sieurs Huguen père et fils, du bourg de Scrignac, dont il tenait à ferme quelques parcelles de terre situées en cette commune.

En 1895, les sieurs Huguen avaient assigné leur fermier devant le tribunal civil de Châteaulin, en résiliation de bail, et, par jugement du 13 août dernier, le tribunal prononçait la résiliation pour dégarnissement des lieux et mauvaise exploitation.

Cette décision avait vivement affecté Le Floch qui, selon son expression, en était resté tout bouleversé.

 

Le 1er septembre, Le Floch s'était rendu an bourg de Scrignac pour y débiter de la viande, comme il le faisait deux fois par semaine, mais aussi pour rentrer une certaine quantité d'avoine qui se trouvait encore sur le champ litigieux ; mais, incertain de la situation que lui faisait le jugement de résiliation, il se rendit, vers midi, au domicile de ses propriétaires pour leur demander s'il avait le droit d'enlever cette avoine.

 

Deux minutes à peine s'étaient écoulées depuis son entrée, que des cris :

« Au secours ! » se faisaient entendre.

Les sieurs Chapalain, Auffret et Hervé, pénétrant aussitôt dans la maison, apercevaient Le Floch maintenu par Huguen fils, tenant dans la main droite un couteau de boucher ensanglanté.

En face de lui, Huguen père se tenait debout, portant une large blessure au côté gauche de la poitrine.

 

Désarmé aussitôt, Le Floch quittait la maison, pendant qu'on s'empressait autour de la victime, et allait se constituer prisonnier à la gendarmerie du Huelgoat.

Moins de deux heures après, Huguen rendait le dernier soupir.

 

Le couteau avait pénétré jusqu'au manche, atteignant le cœur et les poumons.

 

Le meurtrier soutient qu'à la question qu'il posa en rentrant, au sujet de l'avoine, Huguen fils répondit d'un ton narquois et, prenant un bâton qui se trouvait à sa portée, enjoignit à son père de fermer la porte.

Celui-ci se leva et saisit par son paletot Le Floch qui, devant cette agression, perdant ta tête et « voyant rouge », tira de dessous son vêtement le couteau dont il s'était servi, dans la matinée, pour découper la viande, et le porta presque inconsciemment un coup terrible à Huguen père.

 

Huguen fils affirme, au contraire, que Le Floch a frappé son père, sans provocation aucune, au moment où celui-ci se levait pour lui offrir une chaise.

 

Le meurtrier passait pour un honnête homme et un travailleur laborieux, mais il était d'un caractère violent et se livrait souvent à la boisson.

Il n'était cependant pas en état d'ivresse au moment du crime.

 

Le Floch avait déjà été condamné, le 8 novembre 1894, pour menace de mort envers Huguen fils et violation de domicile, à 100 fr. d'amende avec sursis.

 

Après la lecture de cette pièce, il est procédé à l'interrogatoire de l'accusé.

 

Interrogatoire de l'accusé

 

Le président passe rapidement sur les faits antérieurs au 1er septembre et ayant trait au procès entre l'accusé et la famille Huguen.

 

D. — Voyons, avez-vous été bon fermier ?

R. — Certainement.

 

D. — Cependant, le tribunal de Châteaulin a jugé le contraire en ordonnant votre expulsion.

L'issue du procès vous a fort contrarié, et vous n'avez pas ménagé vos menaces à l'adresse des Huguen.

Vous auriez même menacé le fils de mort ?

R. — Ça, non.

 

D. — Et cependant, vous avez été condamné pour ce fait ?

R. — Je ne dis pas le contraire.

 

Le président. — Eh bien, alors ?

Le 18 août, on ramassait l'avoine.

N'avez-vous pas dit que vous auriez la vie des Huguen ou celle de l'un d'eux ?

R. — Non.

 

Le président cite encore certains propos analogues, que Floch nie avoir tenus.

 

D. — Ceci ne peut montrer que votre état d'esprit, et on peut se demander si vous n'aviez pas englobé la famille Huguen dans la haine que vous nourrissiez contre le fils.

R. — Je n'en voulais pas au père.

 

D. — Arrivons à la scène du 1er septembre.

Vous êtes entré chez Huguen sous l'empire du mécontentement, et votre femme, qui le remarquait, pressentant un malheur, a prié des voisins de vous suivre.

Que s'est-il passé dans la maison ?

R. — Quand je suis entré, j'ai parlé de charroyer l'avoine ;

le fils Huguen a dit à son père de fermer la porte et a mis la main sur un bâton.

Alors je n'ai plus rien vu, j'ai perdu la tête.

 

D. — Quel motif Huguen a-t-il pu avoir pour vous maltraiter ?

R. — Je ne sais pas.

 

D. — Avez-vous reçu un coup de bâton ?

R. — Je ne crois pas.

 

D. — N'importe qui au monde, voyant frapper son père à mort, se serait précipité sur le meurtrier, s'il avait eu une arme quelconque, et l'aurait assommé ;

il eût été dans son droit.

Or, puisque le fils Huguen ne vous a pas frappé, c'est qu'il n'avait pas de bâton.

Est-ce logique ?

 

Pas de réponse.

 

D. — Aviez-vous l'intention de tuer Huguen ?

R. — Non, du tout.

 

D. — Cependant, vous vous êtes servi d'une arme excessivement meurtrière.

R. — Je ne savais pas que j'avais donné un coup.

 

D. — Voyons, vous n'êtes pas somnambule.

D'ailleurs, c'était en plein jour, et puis la colère ne fait pas disparaître la raison.

Est-ce que vous croyez que la colère peut justifier un acte pareil ?

R. — Je n'étais pas en colère, c'est le chagrin d'avoir perdu mon procès.

 

Le président. — Cela n'est pas une excuse, et vous comprenez bien qu'une chose pareille ne peut pas se passer au milieu d'une société civilisée.

 

L'audition des témoins

 

On entend ensuite les témoins.

 

Ils sont au nombre de 14, dont six à la requête du ministère public et huit cités par la défense.

 

Voici les principales dépositions :

 

— M. le docteur Quéré, de Guerlesquin, qui a pratiqué l'autopsie, a constaté une blessure faite par un instrument tranchant, siégeant à deux travers de doigt du bord gauche du sternum et au niveau de la deuxième côte.

 

L'honorable témoin, en procédant à la comparaison de la forme et des dimensions de la blessure avec celles du couteau de boucher saisi entre les mains du meurtrier, est parvenu, facilement et sans effort, à faire pénétrer cet instrument jusqu'à la saillie du manche, le tranchant étant tourné en bas.

Dans cette position, la lame coïncidait exactement avec l'orifice de la plaie et se trouvait logée « comme dans une gaine faite sur mesure ».

La longueur de la lame, qui est de 0m13, mesurait exactement la profondeur de la plaie.

 

Sur interpellation. — J'affirme, dit le docteur Quéré, que le meurtrier s'est servi d'un couteau de boucher et non d'un couteau de poche, car, si la plaie eût été produite par ce dernier, il eut été impossible d'y introduire aussi aisément le couteau de boucher.

 

L'homme de l'art fait connaître ensuite les diverses constatations qu'il a faites au sujet des lésions produites.

Le couteau, dit-il, est allé, à travers une déchirure du péricarde, atteindre le cœur un centimètre plus bas que la limite de l'oreillette et du ventricule gauche.

Ces diverses lésions ont déterminé la mort au bout d'une heure environ, non seulement par l'hémorragie interne, mais aussi par la compression du cœur et du poumon, dont le fonctionnement a été entravé et arrêté par suite de la soustraction directe du sang au système circulatoire.

 

— Voici une déposition des plus importantes :

 

M. HUGUEN (Jean-Marie), 36 ans, instituteur en congé, à Scrignac.

 

Le 1er septembre, dit ce témoin, vers midi et demi, nous déjeunions en famille dans la cuisine, quand Le Floch est entré.

II avait l'air tout bouleversé et nous demanda s'il devait ramasser l'avoine qui se trouvait sur les terres litigieuses ; on lui répondit simplement qu'il pouvait la battre si elle lui appartenait.

À ce moment il tira brusquement quelque chose de dessous son gilet et en porta un coup à mon père en lui disant :

« Voilà ton compte ! »

En m'approchant pour défendre mon père, je vis dans la main de Le Floch un couteau de boucher ;

il essaya même, à trois reprises différentes, d'en frapper à nouveau mon père, mais il en fut empêché par les sieurs Auffret et Chapalain, qui se trouvaient à la maison, en ce moment, avec un autre individu.

Mon père avait au côté gauche de la poitrine une blessure d'où le sang coulait.

Le Floch, à ce moment, n'était pas ivre.

 

Sur interpellation : — Le Floch m'a menacé de mort le 15 août dernier et le 4 août, comme je me rendais à la gare de Châteaulin; il m’a dit qu'il « me ferait mon affaire ».

Il m'a même dit :

« Je te ferai coucher entre quatre planches ! »

 

Le Floch fait des signes de dénégation.

 

Sur interpellation : — Ni mon père ni moi n'avons provoqué Le Floch ;

j'affirme n'avoir saisi aucun bâton et nie avoir dit à mon père de fermer la porte.

Enfin, mon père n'a pas pu prendre Le Floch par le paletot, puisqu'il avait une écuelle de soupe à la main.

J'étais son propriétaire, c'est vrai, mais il nous en voulait à tous deux et, s'il a frappé mon père, c'est qu'il était la plus près de lui.

 

— CHAPALAIN (Jean-Marie). 46 ans, commerçant à Scrignac, est un de ceux qui sont accourus aux cris poussés par le fils Huguen.

C'est lui qui a désarmé Le Floch.

 

Sur interpellation : — Le Floch avait à ce moment les effets en désordre, mais son paletot n'était pas déchiré ;

cependant, le soir, j'ai remarqué une déchirure à ce vêtement.

 

— SIMON (Hervé), 23 ans, garçon limonadier au Huelgoat, en rentrant chez Huguen, en même temps que Auffret et le témoin précèdent, a vu Le Floch debout, tenant de la main droite un couteau de boucher dont la lame était en arrière ;

le fils Huguen le tenait par derrière d'une main à l'épaule, de l'autre il tenait le haut du paletot, qui était déchiré.

Huguen père, avait la chemise tachée de sang.

 

Les témoins à décharge sont ensuite entendus.

Il ressort de leurs dépositions que Floch a eu affaire à un propriétaire rigoureux, très dur, qui ne cherchait qu'à faire des frais, et dont les procès vexatoires ont indigné la commune.

 

M. Béon, huissier, dit que Floch a été poussé à bout.

Tous font le meilleur éloge de Floch au point de vue de la réputation.

 

Le réquisitoire

 

« Après avoir jusqu'ici défendu la propriété, dit M. Drouot, nous avons maintenant à sauvegarder la vie humaine.

Les faits sont d'une douloureuse simplicité.

Un propriétaire veut obtenir le revenu de sa terre, on le lui refuse ;

il s'adresse à la justice et gagne son procès ; le locataire refuse le compte, et dans un acte de brutale sauvagerie, il poignarde à son foyer un vieillard sans défense, qui paie de sa vie le refus de se laisser dépouiller. »

 

L'honorable magistrat discute les faits et, avec une dialectique remarquable, fait ressortir la culpabilité de Floch.

 

« Inconscient, dit-il, cet homme qui, aussitôt son arrestation immédiate, se rappelle les plus petits détails et dont la préoccupation unique est de substituer un petit couteau à l'arme terrible dont il s'est servi !

II se souvient de tout, excepté de ce qui peut lui nuire.

Ses bons antécédents méritent les circonstances atténuantes, ils les méritent plus que les commérages que vous avez entendus ;

mais une condamnation seule peut ici faire respecter les droits élémentaires de la justice et de l'équité.

 

La défense

 

« Vous avez, dit Me Chamaillard, à apprécier un acte regrettable qui vient d’être caractérisé par mon honorable contradicteur.

Mais, pour savoir ce que cet homme a pensé, voulu, pour rechercher la responsabilité ou la dégager, il est indispensable de savoir ce qu'il est.

Car vous admettrez qu'un homme généreux, serviable, dont le caractère n'est pas irascible, qui n'est pas un repris de justice, ne peut pas tout d'un coup commettre un acte qui va ruiner son honneur, son avenir et celui de sa famille.

Le Floch doit avoir aujourd'hui de profonds regrets, et je suis convaincu que le remords est déjà entré en son âme. »

 

Le défenseur retrace le passé de son client et entre dans le cœur du débat.

 

« Il y a, dit-il, un mot qui caractérise la situation, qui montre les rapports du propriétaire et du fermier.

Huguen, ce mauvais propriétaire, a dit un jour à son fermier :

« Tu deviendras bien ma proie, va, je te mettrai sur la paille, quand même je devrais dépenser trois mille francs ! »

Voilà, s'écrie Me de Chamaillard, dans quelle lutte mon client s'est trouvé engagé.

Eh bien, je dis que la douleur d'avoir perdu son procès, jointe à l'amertume de son âme, a bouleversé sa raison.

Alors, un jour, il est allé à Scrignac, il a eu une discussion et, sentant la menace, il a frappé sans arrière-pensée, ne prévoyant pas d'issue fatale, celui qui, pendant trois années, a été son persécuteur et son bourreau.

 

« Cet homme, dit Me de Chamaillard en terminant, a subi un moment de révolte dont il n'a pas été le maître.

Il a frappé sans réfléchir, sans intention de tuer.

Au surplus, cela tient du hasard et non de la volonté humaine.

Vous acquitterez donc.

C'est le verdict que je sollicite de vos consciences et de votre raison. »

 

Le verdict

 

Le jury rapporte un verdict de non culpabilité, avec, détail bizarre, admission des circonstances atténuantes.

Le Floch est acquitté.

Ce verdict est très diversement commenté par la foule.

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