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1907

Marins Apaches

 

 

Source : La Dépêche de Brest 23 novembre 1907

 

Le premier conseil de guerre maritime permanent s'est réuni, hier, pour juger deux marins apaches.

 

Le premier, Auguste Bouvet, 25 ans, gabier auxiliaire au 2e dépôt des équipages de la flotte, est prévenu :

 

1° D'avoir volé, avec violences, une montre en argent et quelque monnaie à un matelot vétéran, pendant la nuit du 31 août au 1er septembre ;

2° D'avoir, dans le cours de la nuit du 1er au 2 septembre, volé, avec violences, une somme d'environ 70 francs à un individu resté inconnu.

 

La séance est ouverte à 1 h. 30.

 

M. le capitaine de vaisseau Aubry préside, assisté de MM. Bagay, capitaine de frégate ;

de Lesquen du Plessix Gasso et Lavissière, lieutenants de vaisseau ;

Boistel et Duplat, enseignes de vaisseau, et Le Chevanton, 1er maître de mousqueterie.

 

M. Denès, chef de bataillon d'infanterie de marine en retraite, remplit les fonctions de commissaire du gouvernement, et Cachou, 1er maître de timonerie en retraite, celles de greffier.

 

Voici les faits reprochés au prévenu :

 

Dans la nuit du 31 août au 1er septembre, vers une heure du matin, le matelot vétéran X... entra dans le Bar de la Marine, rue Kléber, tenu par Mme Manach.

À une table voisine se trouvaient trois marins, dont l'inculpé, qui demanda à X... de lui payer un verre.

Les quatre hommes sortirent en même temps, au moment de la fermeture de l'établissement ;

à peine étaient-ils dans la rue, que les trois marins sautèrent sur le vétéran.

Ils l'étourdirent d'un violent coup de poing dans la figure, qui le fit tomber, puis il s'emparèrent du contenu de ses poches et prirent la fuite.

 

Quand X... revint à lui, il constata la disparition de sa montre en argent et de quelque monnaie.

​

 

Dans le courant de la nuit suivante, vers 1 h. 30 du matin, un marin entra au numéro 1 de la rue Guyot.

S'adressant à la patronne, Mme Léveillat, il lui montra une poignée de pièces de cinq francs et une montre en argent, en lui disant qu'il venait de « les faire à un mec ».

Comme il avait les mains ensanglantées, la patronne lui donna de l'eau pour les laver.

Un instant après, l'inculpé lui confia qu'il allait bientôt revenir.

 

Une demi-heure plus tard, Bouvet revint, prit quelques consommations, puis monta dans la chambre d'Augustine Floch, dite « Sarah ».

 

Il fit des confidences à son amie de passage, se vantant d'être « la terreur de Montmartre » et d'avoir plusieurs années de « silos ».

 

Bouvet fit ensuite le compte de son argent sur la commode (70 francs), sans se douter que le fin limier Cornée, brigadier de la sûreté, qui était entré sans être aperçu, l'épiait par la porte entr'ouverte.

 

Le prévenu demanda ensuite à son amie de lui mettre de côté la montre et cinq pièces de cinq francs, après quoi il se coucha et s'endormit.

 

Au jour, le sous-brigadier Cornée et l'agent Nicolas l'arrêtèrent.

 

À l'aide du numéro inscrit sur la montre, M. Aubert, horloger, donna le nom du matelot vétéran X..., qui la lui avait achetée peu auparavant.

Celui-ci, qui avait eu la sottise de ne pas porter plainte, pour ne pas avoir d'ennuis, raconta que, en sortant du Bar de la Marine, au moment de la fermeture de ce débit, il avait été assailli par une bande d'individus.

Sans aucune provocation, l'un d'eux le jeta à terre, en lui portant un violent coup de poing dans la figure.

 

L'agression avait été si brusque qu'il ne peut reconnaître ses assaillants.

 

Quand il reprit ses sens, il constata la disparition de sa montre et de l'argent qu'il avait sur lui.

Il reconnut sans hésitation comme sienne la montre en argent trouvée en la possession de Bouvet.

​

 

L'inculpé, pour sa défense, raconte que, vers minuit, il rencontra devant le Caveau, rue Kléber, deux marins qu'il ne connaît pas.

Il entra avec eux au Bar de la Marine, où ils restèrent environ dix minutes.

 

Quatre ou cinq marins et civils, qui se trouvaient à une tablé voisine, sortirent au même moment, en se querellant ; Bouvet leur ayant dit de rester tranquilles, ils se tournèrent contre lui.

L'un d'eux lui donna sur la tête un coup de poing qui fit tomber son béret ;

en se baissant pour le ramasser, il aperçut à terre une montre en argent, qu'il ramassa également.

 

Ses agresseurs, venant sur lui à ce moment, il prit la fuite et se rendit rue Émile Zola.

Là, il rencontra le marin Quéré, avec lequel il passa la nuit et la journée du lendemain.

 

« Ce récit, dit M. le lieutenant de vaisseau Loiselet, dans son rapport, n'est pas trop invraisemblable, du moins dans sa première partie.

 

« Remarquons, cependant, que Bouvet n'avait pas son béret ;

il a reconnu ultérieurement qu'il était coiffé d'une casquette en cuir noir et qu'il portait un mouchoir rouge en guise de foulard — ce qui constitue d'ailleurs un signalement. »

 

Mme Manach, qui tient le Bar de la Marine, dit que le vétéran X..., qu'elle connaît bien, entra chez elle un peu avant une heure du matin.

À une table voisine se trouvaient trois marins ;

l'un d'eux portait une casquette en cuir noir, et elle l'entendit dire qu'il était le fils Bouvet, de Saint-Malo.

Il demanda à X... de lui payer un verre.

 

Peu après, elle prévint les quatre marins qu'il était l'heure de fermer, et ils sortirent ensemble.

 

Quelques instants plus tard, un commissionnaire, nommé Kermin, qui était sorti derrière les marins, vint lui dire qu'ils avaient « fait les poches du vétéran ».

 

Ce dernier avait dû être assez sérieusement blessé, car elle vit, le lendemain, une large flaque de sang dans la rue.

 

Le commissionnaire Kermin, dit Chariot, ne vit que deux marins avec X...

Entendant crier, il sortit et vit les deux matelots qui frappaient le vétéran, étendu à terre.

Il rentra dans le débit, où il prévint Mme Manach ; quand il sortit de nouveau, les marins étaient seuls.

Il aida le vétéran à se relever, et lui donna quatre sous, qui étaient tombés de sa poche.

 

Après avoir dévalisé le vétéran, Bouvet se rendit rue Émile Zola, où il rencontra Quéré, qu'il avait connu à la prison maritime, et qui était accompagné de deux amis.

 

Les quatre hommes déambulèrent jusqu'au jour, et finirent par s'échouer dans un débit de la rue Marcellin Berthelot.

​

 

Le soir de ce même jour, vers 10 h. 15, Bouvet rencontra, rue Louis Pasteur, un marin ivre ;

il le prit par le bras, l'entraîna rue Kéravel, et là il voulut l'obliger à lui remettre vingt sous.

Comme le marin refusait, il le gifla à tour de bras, le jeta à terre, et lui enleva son porte-monnaie, contenant quelques sous.

 

Cette scène fut vue par quelques personnes, qui appelèrent la patrouille.

 

Bouvet reconnaît l'exactitude du récit précédent.

 

Que fit-il ensuite ?

C'est ce que l'instruction n'a pu éclaircir.

 

Vers une heure du matin, il entra dans l'immeuble portant le numéro 1 de la rue Guyot, en compagnie de deux soldats coloniaux ; il leur paya diverses consommations, et leur donna à chacun un franc avant de les quitter.

 

Dès son entrée dans la maison, il dit à haute voix :

« Je viens de faire un « mec », et c'est lui qui paie. »

Il montra aussi une poignée de pièces de cinq francs, en ajoutant qu'il « travaillait toujours seul ».

 

Au sujet du sang qui couvrait ses mains, l'inculpé prétend qu'il provenait d’une blessure à la main droite, qui s'était rouverte.

Or, des témoins affirment que, dès qu'il se fut lavé, le sang disparut ; il est probable que si ce sang avait été le sien, il eût promptement reparu sur sa main humide.

 

« Pour nous, dit M. le lieutenant de vaisseau Loiselet, il est bien clair que Bouvet a « fait un mec », comme il l'a dit cyniquement à Mme Léveillat, et il est probable qu'il l'a, en outre, blessé sérieusement.

Il ne faut pas s'étonner que la victime n'a pas porté plainte ;

le nom du marin de la rue Kéravel est resté inconnu, et ce n'est pas la faute du marin vétéran si l'on a découvert le sien.

 

Le prévenu, entré au service en 1903, a encouru, depuis cette époque, de nombreuses punitions, et son casier judiciaire est loin d'être vierge.

 

L'inculpé se défend avec une très grande assurance ; il a réponse à tout.

 

Le commissaire du gouvernement prononce un réquisitoire très sévère, au cours duquel il retrace brièvement tous les faits reprochés au prévenu.

 

L'honorable commissaire du gouvernement adresse, en passant, ses félicitations au sous-brigadier Cornec, pour le grand tact dont il a fait preuve, puis demande au conseil une déclaration ferme de culpabilité pour tous les vols, avec violences, reprochés à Bouvet

 

Le commandant Denès dit en terminant qu'il ne s’oppose pas à ce qu'il soit fait application des circonstances atténuantes au prévenu pour que ce dernier ne soit pas condamné aux travaux forcés, mais il demande pour lui la peine de la réclusion.

 

M. Blarez, commissaire de 3e classe, défend l'inculpé avec son talent habituel.

Il demande l'acquittement de son client.

 

L'inculpé, auquel on demande s'il n'a rien à ajouter pour sa défense, répond qu'il est innocent.

 

Le conseil, après avoir délibéré, condamne Bouvet à cinq ans de réclusion et à cinq ans d'interdiction de séjour.

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Le conseil juge ensuite le matelot Joseph Le Bail, 20 ans, du 2e dépôt des équipages de la flotte prévenu de voies de fait envers un supérieur.

Le samedi 26 octobre, vers 11 h. 30, le quartier maître de manœuvre Kéreut, venait de finir de dîner, au 2e dépôt des équipages de la flotte.

Il roulait tranquillement une cigarette lorsque le matelot Le Bail s'approcha et lui demanda du tabac.

 

Le quartier-maître refusa.

 

Le Bail saisit alors la blague à tabac que Kéreut tenait à la main et, essaya de la lui arracher ;

mais celui-ci parvint à le repousser.

 

L'inculpé, furieux, invita son supérieur à venir se mesurer avec lui dans le corridor ou sur le terrain.

 

Le quartier-maître eut beau l'inviter à quitter la chambrée, où il n'avait rien à faire, Le Bail continua à le provoquer pendant près d'un quart d'heure.

 

À la fin, impatienté, le quartier-maître Bénech conseilla à Kereut d'aller chercher le sergent de semaine, ce qu'il fit.

 

Le Bail voulut alors s'esquiver ; il en fut empêché par le caporal de garde.

 

Le prévenu fit ensuite des difficultés pour suivre le sergent de semaine Goachet à l'aubette et ne consentit à s'y rendre que sur la menace d'y être contraint par la force.

 

M. Bourbier, adjudant principal, donna l'ordre de conduire l'inculpé à la prison.

Les quartiers-maîtres Kéreut et Bénech sortaient les premiers lorsque, soudain, Le Bail s'élança sur Kéreut et lui donna un violent coup de pied au derrière, puis un coup de poing sur la nuque.

 

Au moment où le quartier-maître se retournait il reçut encore un coup de poing dans la figure.

Il lui sembla que ce dernier coup avait été donné par une arme et c'est pourquoi il demanda à ses camarades de fouiller le prévenu.

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On trouva dans sa poche gauche un rasoir.

 

Le Bail, s'adressant à Kéreut, lui dit alors :

« Cette fois-ci vous avez réussi à me faire tourner ;

je suis content de vous avoir donné un bon coup ;

je regrette beaucoup de ne pas avoir réussi ce que je voulais faire. »

 

Il ajouta peu après qu'il aurait voulu lui enfoncer la pointe du rasoir dans la tempe.

 

Après avoir été désarmé, Le Bail fut aussitôt conduit en prison.

 

En ce qui concerne le coup porté dans la figure du quartier-maître, tous les témoins disent qu'il fut donné avec la main gauche.

Or le rasoir fut trouvé dans la poche gauche du prévenu.

 

La blessure faite à Kéreut était longue, étroite, et peu profonde, ce qui prouve qu'elle a bien été faite par la lame du rasoir.

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Le Bail, originaire de Penvénan (Côtes-du-Nord), a été levé sur sa demande le 5 mars 1906 ;

il a encouru depuis cette époque un total de 52 jours de police et 146 jours de prison, pour des motifs imaginables : paresse, insolence, ivresse, absence illégale, indiscipline, et même tentatives de vol.

 

« Le qualificatif d'apache, ajoute M. le lieutenant de vaisseau Loiselet, que l'inculpé prétend à tort lui avoir été adressé par le quartier-maître Kéreut, lui conviendrait à merveille. »

 

L'inculpé reconnaît une partie des faits qui lui sont reprochés, mais nie avoir prononcé la phrase :

« Je suis content de vous avoir donné un bon coup et je regrette de ne pas avoir réussi ce que je voulais faire ! »

 

Tous les témoins affirment, au contraire, que Le Bail a bien prononcé ces mots.

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Le commissaire du gouvernement a la parole.

Il s'exprime en ces termes :

 

« Monsieur le président, messieurs,

 

« La seule question qui vous sera posée est celle-ci :

« Le matelot Le Bail est-il coupable d'avoir frappé à coups de pied et de poing son supérieur, le quartier-maître Kéreut ? »

 

« Vous n'aurez donc qu'à juger si Le Bail a commis les voies de fait qui lui sont reprochées à l'occasion du service ou en dehors du service.

 

« Dans le premier cas, le prévenu est passible de la peine de mort ou des travaux publics.

 

« Dans le second des travaux publics, ou si vous lui faites application des circonstances atténuantes, d'une peine de deux mois à cinq ans de prison. »

 

Le commandant Denès termine en déclarant qu'il laisse le conseil juge de décider si Le Bail a agi pendant le service ou en dehors du service ;

il ne s'oppose pas à ce qu'il soit fait application des circonstances atténuantes au prévenu.

 

M. Toucheboeuf, commissaire de 3e classe, prie le conseil de ne pas se montrer plus sévère que le commissaire du gouvernement.

 

« Le Bail, dit-il n'a pas agi étant de service et il n'aurait certainement pas frappé le quartier-maître si ce dernier, au lieu de discuter avec lui, l'avait immédiatement puni.

 

Le défenseur termine en demandant l'indulgence du conseil.

 

Le Bail est condamné à six ans de travaux publics.

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