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1908

Les vampires du cimetière de Brest

 

 

Source : La Dépêche de Brest 7 mars 1908

 

On se souvient de la pénible et bien légitime, émotion que souleva dans notre ville, le 23 janvier dernier (*), la nouvelle de violation de sépulture commise au cimetière de Brest.

(*) Voir en fin d’article

 

Une des dalles du caveau de la famille Héraud-Corre, situé à une dizaine de mètres de la porte principale de la nécropole, avait été descellée ;

les sinistres malfaiteurs étaient descendus dans, la fosse, avaient éventré le cercueil contenant la dépouille mortelle de Mme Héraud, inhumée en mai 1906, puis avaient fui, emportant les bijoux de la défunte.

 

Les premières constatations faites, M. Duprat commissaire de police du quartier Saint-Martin ordonna à la brigade de la sûreté de rechercher les coupables.

 

Les détectives se mirent en campagne dès le lendemain matin.

Mais leurs pérégrinations devaient être de courte durée, car le complice des coupables, le jeune Albert Boubet, 17 ans, habitant 30, rue Duret, vint au poste faire des aveux complets et dénoncer ses camarades :

Paul-Auguste Eliès, 16 ans, charpentier, demeurant 2, rue Kerfautras, et Charles-Paul Troadec, 17 ans, domicilié 30, rue Duret.

 

Ces derniers furent arrêtés peu après et mis à la disposition de M. Duprat, devant lequel, après quelques hésitations, ils narrèrent le récit de leur macabre expédition.

 

Eliès, qui avait assisté à l’inhumation de la comtesse Mary de Trobriand, mère de Mme de Rodellec du Portzic, fut frappé par la beauté du cercueil.

 

La bière, en acajou massif, cerclé de cuivre et orné de poignées étincelantes, attira les regards cupides du jeune homme.

Il crut très probablement que cette armature était en or, et en parla à ses amis Troadec et Boubet.

 

Les jeunes bandits mûrirent leur macabre projet pendant plus d'un mois, et l'on verra plus loin, dans les déclarations des coupables, avec quel soin ils préparèrent leur fameuse expédition, n'omettant même pas, après avoir flairé les cadavres comme des hyènes, de se munir d'antiseptique, pour ne pas être incommodé par l'atmosphère nauséabonde du sarcophage ouvert.

 

Le 20 janvier, Eliès alla trouver ses camarades dans la matinée ;

il leur déclara cyniquement que l'heure était venue et qu'il fallait, le soir même, mettre à exécution le projet qu'ils avaient formé.

​

 

Immédiatement, Boubet courut au bureau de bienfaisance, où il obtint de M. Darragon, pharmacien, une fiole d'acide phénique et une certaine quantité de coton hydrophile.

 

Troadec prit un marteau chez son patron, puis les trois jeunes gens se rendirent au cimetière, où ils dressèrent leur plan de campagne.

 

Vers 4 h. 45, lorsque la cloche sonna, invitant les spectateurs à quitter la nécropole, Boubet et Troadec sortirent, tandis qu'Eliès réussissait à se cacher derrière un tombeau.

 

Quelques minutes plus tard, au coup de sifflet convenu, Eliès ouvrait la porte du fond du cimetière à ses deux camarades, qui arrivaient avec un marteau, une lampe, la ouate et l'eau phéniquée.

 

Les vampires s'aperçurent, à ce moment, qu’ils avaient omis de se munir d'une bougie ;

Boubet partit en chercher une.

 

Mais ce dernier, très poltron, n'osa pas retourner seul dans le cimetière. .

 

Troadec et Eliès, ne voyant pas revenir leur complice, prirent un manche de pioche, oublié près d'une fosse, puis se dirigèrent vers le caveau de la famille de Trobriand.

 

Ils s'aperçurent alors que, pour arriver à l'ouverture du caveau, il fallait défoncer une partie du tertre ; ils reculèrent devant cette pénible et longue besogne et allèrent s'attaquer au caveau de la famille du docteur Corre.

 

En quelques minutes, ils descellèrent une des dalles, descendirent dans la fosse à l'aide d'une échelle trouvée sur les lieux, firent sauter le couvercle du cercueil, coupèrent le zinc.

Puis, s'éclairant avec une lanterne de bicyclette, ils prirent les huit anneaux d'or brillant aux doigts décharnés du cadavre.

 

Le lendemain, rencontrant Boubet, Eliès et Troadec lui remirent les bagues, qui furent vendues à trois horlogers de notre ville : MM. Rolland, Corbat et Chiron.

​

 

L’affluence au palais de justice

 

Le public, sachant que cette affaire sensationnelle devait être jugée, hier, était accouru en foule au palais de justice.

 

On s'écrasait dans la salle d'audience, et la foule, maintenue à grand peine par les gendarmes et agents, débordait jusque dans la cour.

 

Pendant le cours de la première partie de l'audience, de nombreuses bousculades se produisent, les spectateurs se disputent ;

le président doit, à trois ou quatre reprises, faire rétablir le calme par Me Tromeur, huissier.

 

À 5 h. 30, M. Chardon, qui préside, lève la séance pendant quelques minutes.

 

Les gendarmes de service au palais introduisent alors Eliès, Troadec et Boubet, qui prennent place sur le banc des accusés.

 

Scène déchirante

 

À la demande d'un des défenseurs, Mmes Troadec et Boubet sont autorisées à venir embrasser leurs enfants.

 

Ces derniers, qui, jusqu'alors, avaient eu une attitude indifférente, fondent en larmes et se jettent dans les bras de leurs mères, qui sanglotent.

 

L'audience

 

Mais le tribunal entre en séance ; l'audience est reprise.

M.Chardon préside, assisté de MM. Guillot, juge, et Mangin, juge suppléant.

M. Sauty, substitut du procureur de la République occupe les fonctions de ministère public.

 

Le premier témoin, Mlle Cueff, femme de chambre du docteur Corre, est appelée à la barre.

 

Le témoin, avec une émotion bien compréhensible, raconte, avec un grand luxe de détails, comment elle s'est aperçue qu'on avait violé la sépulture de sa maîtresse.

 

Le 23 janvier, vers 1 h. 30 de l'après-midi, elle venait au cimetière renouveler les fleurs qui se trouvaient sur la tombe de Mmes Héraud et Corre, lorsqu'elle s'aperçut que l'un des anneaux d'une des dalles était relevé et que le ciment, qui formait le joint, avait été brisé ; elle remarqua aussi qu'une certaine quantité de terre se trouvait sur les pierres de taille.

 

Elle courut immédiatement aviser le conservateur, de ce fait.

Ce dernier ne voulut pas la croire tout d'abord, mais il fut bientôt obligé de se rendre à l'évidence :

On avait pénétré dans le caveau.

​

 

On manda le docteur Corre ; celui-ci arriva.

Et, en présence de M. Duprat, commissaire de police de Saint-Martin, MM. Bignon, conservateur du cimetière, Chapel, secrétaire du commissaire de police, et Réto, marbrier, descendirent dans la fosse.

 

On constata alors que les dalles en ardoises avaient été déplacées, le cercueil éventré, et que les bijoux qui se trouvaient aux doigts de la morte, lors de l'inhumation, avaient disparu.

 

M. Duprat, commissaire de police, fait ensuite connaître avec une très grande netteté, les constatations qu'il fit.

 

Il remarqua tout d'abord qu'une des pierres tombales avait été descellée et imparfaitement remise en place.

 

En examinant attentivement le cercueil, il constata que le zinc avait été déchiré depuis les genoux du cadavre jusqu'à la tête, puis, que les doigts de la défunte et ses oreilles portaient des traces de pression.

 

M. le docteur Corre, interrogé, déclara qu’au moment de l'ensevelissement de Mme Héraud, sa belle-mère, elle portait plusieurs bagues, des boucles d'oreille, un crucifix et une broche en or.

Tous ces bijoux avaient disparu.

 

Le magistrat fait aussi connaître les ordres qu'il donna pour arriver à connaître les coupables ; les circonstances qui amenèrent leur arrestation et comment il s'y prit pour leur faire avouer leur crime.

 

Les deux horlogers, MM. Rolland et Chiron — dont l'entière bonne foi a été reconnue par M. Leray juge d'instruction — disent qu'ils, n'ont acheté les bijoux qui leur ont été proposés par Boubet que parce qu'ils connaissaient les parents de ce jeune homme.

 

Le signalement des bijoux voles leur avait bien été donné, mais il ne correspondait nullement a celui des bagues achetées à Boubet.

 

M. Duprat, interrogé à ce sujet, répond que M. le docteur Corre n'avait pas été très affirmatif, la mémoire lui faisait défaut.

​

 

Interrogatoire des inculpés

 

— Boubet, levez-vous, ordonne le président.

Quelle est votre profession ?

— Je vends des cartes postales.

— Ce n'est pas une profession.

Racontez ce que vous avez fait.

 

Et Boubet, qui s'exprime avec une très grande facilité, raconte l'expédition dans ses moindres détails.

 

C'est Eliès qui, le premier, parla d'aller voler les bijoux devant se trouver dans le cercueil de la comtesse de Trobriand.

Le butin devait servir a faire un voyage à Paris.

 

Boubet et Troadec approuvèrent le macabre projet ;

et, le 20 janvier au matin, lorsque Eliès vint déclarer que l'heure était venue, ils décidèrent, d'un commun accord, d'accomplir le soir même leur lugubre besogne.

 

« Je connaissais M. Darragon, dit Boubet, et j'obtins sans peine de lui l'eau phéniquée et la ouate dont nous avions besoin. »

 

L'inculpé raconte ensuite tous ses faits et gestes dans la journée ;

la longue inspection des lieux, qui eut lieu dans l'après-midi, et les derniers préparatifs de l'expédition, devant les dangers de laquelle il recula au dernier moment.

 

Il reconnaît également avoir consenti à vendre les bagues volées.

Il se rendit d'abord chez une personne fréquentant le mont-de-piété, mais cette dernière lui répondit :

« C'est de la ferraille pour laquelle vous n'aurez pas grand-chose. »

 

C'est alors qu'il se présenta chez MM. Rolland, Corbat et Chiron, qui achetèrent les bijoux, ne soupçonnant pas quelle était leur provenance.

 

— Vous avez volé vos camarades ? demande le président.

Le montant de la vente s'élevait à 25 francs, et vous ne leur avez remis que 19 fr. 50.

— Oui.

— Combien avez-vous touché pour votre commission ?

— Soixante-quinze centime.

 

Troadec, qui, pendant l'interrogatoire de Boubet, n'a cessé de pleurer, la tête cachée dans ses mains, fait, sans aucune réticence, le récit de son horrible forfait.

 

C'est bien au caveau de Mme de Trobriand qu'ils devaient s'attaquer ;

ils n'ont reculé que devant les difficultés que présentait le travail de terrassement qu'il fallait faire pour arriver aux dalles formant la porte du caveau.

 

« Nous allions gagner la porte principale, ajoute-t-il, quand Eliès se rappela qu'un fossoyeur lui avait dit qu'une véritable fortune — 300.000 francs — se trouvait dans le cercueil de Mme Corre.

 

« Nous décidâmes immédiatement de retourner de ce côté.

 

« Eliès prit une pince, descella la dalle, puis nous descendîmes dans le caveau à l'aide d'une petite échelle. »

 

Tous les deux travaillèrent ensuite alternativement, à la lueur de leur lanterne, à défoncer le cercueil.

 

Le cadavre, qui était en état de décomposition complète, apparut ;

et Eliès, qui s'était préalablement mis du coton imbibé d'acide phénique dans le nez, ouvrit le suaire, et arracha les bagues qui se trouvaient aux doigts de la morte.

 

M. Sauty demande ensuite au président s'il peut poser une question délicate au témoin.

 

On se souvient, en effet, qu'un des prévenus fit à son camarade, dans la fosse, une proposition sur laquelle nous ne pouvons insister et qui montre jusqu'à quel point les inculpés sont pervertis.

 

— C'est inutile, répond M. Chardon.

Mais, élevant la main et regardant en face les coupables, il s'écrie avec indignation :

« C'est honteux ! »

 

Eliès fait un récit semblable à son ami Troadec.

Ses aveux sont complets.

 

— Vous êtes l'instigateur de cette affaire, dit le président.

Vous avez cru pouvoir mener une vie large, à Paris, avec les 300.000 francs de bijoux qui n'existaient pas dans le caveau.

 

« C'est honteux ! C'est odieux ! Ça n'a pas de nom ! »

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Le réquisitoire

 

Le procureur de la République, au début de son réquisitoire, dit qu'il ne croit pas que l'on puisse se trouver en face d'une affaire plus révoltante que celle que l'on juge.

 

« Depuis onze ans, ajoute-t-il, que j'ai l'honneur de porter la parole en cour d'assises ou en correctionnelle, je n'ai jamais trouvé une affaire aussi répugnante que celle-ci. »

 

Le ministère public rappelle très brièvement les faits reprochés aux inculpés et rend hommage à l'habileté déployée par M. Duprat.

 

« La part prise par chacun des inculpés est bien établie, dit-il ;

ils n'avaient qu'un mobile :

L'amour de l'argent.

Et ils n'ont pas hésité à profaner une sépulture pour s'en procurer.

 

« Si l'opération avait donné le bénéfice que l'on attendait, les trois inculpés avaient l'intention de partir à Paris, où ils auraient mené la grande vie.

 

« Le tribunal aura à voir s'ils ont agi avec ou sans discernement ;

quand il se trouve en présence d'inculpés aussi jeunes, il les remet généralement à leurs parents, ou les envoie dans une maison de correction.

Mais, j'estime qu'il n'aura pas, aujourd'hui, à juger de la sorte.

 

« Les inculpés ont agi en pleine connaissance de cause ;

il y avait un mois que le coup était prémédité, et vous avez vu toutes les précautions sanitaires qu'ils ont prises pour ne pas être indisposés.

 

M. Sauty rappelle qu'Eliès voulait retourner, le lendemain, ouvrir le cercueil de Mme Corre ;

cette intention dénote chez lui un entier discernement et un sang-froid parfait.

 

Le tribunal peut, sans scrupule, leur infliger la même peine qu'à des majeurs.

Et, pour sa part, il ne voit point de circonstances atténuantes.

 

Les plus mauvais renseignements ont été donnés sur les prévenus qui, pourtant avaient des parents excellents à tous égards.

Les accusés ne sont donc que plus coupables, d'être tombés si jeunes déjà si bas.

 

« Quelles que soient nos opinions philosophiques ou religieuses, dit en terminant l'honorable ministère public, nous avons tous le culte de morts, et il n'y a pas une seule personne, dans cette salle, qui ne se découvre en voyant passer un cercueil.

Eux, n'ont pas eu la moindre émotion en face d'une morte.

 

« Ce sont de sinistres gredins, qui ne méritent aucune pitié.

En présence du forfait accompli, le tribunal devra les frapper avec toutes les rigueurs de la loi. »

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La défense

 

Les trois défenseurs demandent l'acquittement de leurs clients, leurs parents s'engageant à les mieux surveiller à l'avenir.

 

Le père d'Eliès s'engage même, si le tribunal lui rend son fils, à quitter Brest immédiatement.

 

Le tribunal ne fait pas droit à la demande des défenseurs ; il condamne :

 

Eliès et Troadec à cinq ans de prison et 500 francs d'amende ;

Boubet à trois ans de prison et 300 francs d'amende.

 

Il déclare en outre les parents civilement responsables.

 

Troadec et Boubet, en entendant prononcer le jugement, pleurent à chaudes larmes.

Eliès demeure impassible.

 

Autres vols commis par Eliès et Troadec

 

Eliès et Troadec sont encore poursuivis pour vols de différents objets, au préjudice de M. Émile Tillet, négociant en vins.

Le tribunal les condamne chacun à trois mois de prison, mais décide que cette peine se confondra avec celle qui leur a été infligée précédemment.

 

L'audience est levée à huit heures.

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Source : La Dépêche de Brest 24 janvier 1908

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Source : La Dépêche de Brest 25 janvier 1908

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Source : La Dépêche de Brest 26 janvier 1908

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Source : La Dépêche de Brest 27 janvier 1908

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Source : La Dépêche de Brest 28 janvier 1908

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