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1923

La «Veuve joyeuse»
et
ses trois maris

 

 

La Dépêche de Brest 5 juillet 1923

 

L'acte d'accusation

 

L'accusée, Valentine Doinel, femme Perrot, est née le 14 janvier 1890 à Avranches, où elle exerça, dès qu'elle fut en âge de travailler, le métier de mécanicienne en chaussure.

Mais hélas ! les piqûres de l'aiguille de la machine à coudre lui firent songer aux flèches acérées de Cupidon, dieu de l'Amour et, ayant déjà mis Pâques avant Rameaux, elle trouva l'Adonis de ses rêves en la personne de Louis-Prosper Fauvel, avec lequel elle convola en justes noces le 22 juin 1907.

Avant le mariage, le faux ménage avait besoin de se monter ;

des draps sont volés par Valentine, mais elle subtilise la citation en correctionnelle et c'est l'époux, qui n'y est pour rien, qui est condamné avant le mariage.

Fauvel est incorporé en novembre 1907 et Valentine est condamnée en avril 1903 par le tribunal de Saint-Malo pour abus de confiance.

 

Libéré en 1909, Fauvel retourne à Avranches en compagnie de Valentine.

En décembre 1910, Valentine, toujours obsédée par l'amour du beau linge et le désir de garnir sa garde-robe au meilleur marché possible, s'en va, en compagnie de toute la famille, sauf le mari, piller le séchoir d'une blanchisseuse.

En chœur, tout le monde passe en correctionnelle à Avranches ;

le mari, qui a recélé le linge, écope un an de prison, chacun des autres huit mois de la même peine.

Mais qui accomplira sa peine le premier ?

Le mari se dévoue, car sa femme est mère d'un enfant et se trouve sur le point d'en avoir un second.

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Pendant que Fauvel gémit sur la paille humide des cachots, sa femme, toute heureuse d'un veuvage imposé par les rigueurs de la loi, se rend à Caen, où elle tombe dans les bras largement ouverts d'un sieur Nicolle, tout en abandonnant ses enfants, que recueille le beau-frère.

 

Sorti de prison, Fauvel s'aperçoit que sa volage épouse n'est plus à Avranches ;

à la recherche de l'infidèle, il arrive à Caen, retrouve sa légitime, que dans sa fureur il fait emboîter le 13 mars 1912 ;

elle restera ainsi à l'ombre jusqu'au 25 octobre 1913, car avant sa fuite à Caen, elle avait encore été condamnée à Avranches.

 

Fauvel ne veut plus rien savoir d'une épouse qui lui procure tant de soucis.

En 1914, il s'en va-t-en guerre, s'y conduit bien, est, réhabilité.

Loin de se réconcilier avec son Hélène, comme Ménélas, au retour de la guerre de Troie, il songe à demander le divorce, qu'il obtient le 27 novembre 1920, aux torts de l'infidèle, qui avait aimé plus d'un moderne Pâris.

 

Valentine, sortie de la prison de Caen, puis de celle de Bayeux, en octobre 1913, se met aussitôt en ménage, avec un sieur Legrand, qu'elle abandonne après avoir passé avec lui le printemps et l'été de 1914.

Elle se rend alors à Cherbourg, où elle contracte un engagement de durée illimitée dans le bataillon de Cythère.

Mais les primes qu'elle perçoit sont sans doute insuffisantes et elle trouve le moyen d'augmenter ses revenus en percevant l'allocation versée aux femmes de mobilisés, de décembre 1914 à mars 1915, mais cela au nom d'une dame Folain, femme Doinel, sa belle-sœur.

Ce subterfuge lui vaut 18 mois de prison, et de mars 1915 à septembre 1916, elle accomplit un séjour à la centrale de Rennes.

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Mise en liberté à l'expiration de sa peine, elle se rend à Vire et dès le 16 septembre, elle se met, en ménage avec un sieur Henri Babois.

En mai 1917, elle entre comme bonne chez le père de son nouvel amant, et le 2 juillet suivant, elle cambriole l'armoire du père Babois, y enlève 1.040 francs et accuse son amant.

Nouvelle rupture, car le tribunal correctionnel de Vire la condamne pour ce fait, le 24 août 1917, à une peine de 18 mois de prison, aggravée de 20 ans d'interdiction de séjour, Valentine accomplit un nouveau stage à la centrale de Rennes, d'où elle sort le 12 janvier 1919.

 

Mais à ce moment, la Normandie, qui lui est interdite, lui apparaît comme malsaine, et elle se rend en Bretagne, à Brest, paradis de la femme, à cette époque tout au moins, car les Américains qui y tiennent garnison constituent une nombreuse et riche clientèle, au dollar facile.

Elle s'installe au n° 1 de la rue Quartier-Maître Bondon et brille du vif éclat d'une étoile de trottoir de première grandeur sous le nom de Margot.

Alors, Margot lève son sabot et la danse commence, ou plutôt elle continue plus enragée que jamais.

Au nombre de ceux qui se laissèrent séduire par ses charmes, fut un sieur Le Bris, ancien sergent d'infanterie coloniale, qu'elle connut en novembre 1919.

On se met en ménage, et, d'un commun accord, on décide de régulariser par le mariage une fausse situation.

Mais Margot, qui est toujours la femme Fauvel, se garde bien de dévoiler sa situation.

Sachant que sa sœur utérine Yvonne Dupré est à Brest, où elle mène également une vie de patachon, elle demande à Avranches, à sa mère, les papiers de sa sœur Yvonne, avec lesquels elle contracte mariage le 21 janvier 1920, à Plabennec, domicile légal de Le Bris.

Naturellement, la Sieur Yvonne ne fut pas de la cérémonie.

Mais voici que Le Bris ayant appris les nombreuses citations de sa femme, à l'ordre des tribunaux correctionnels, est pris d'un accès de désespoir, et 24 heures après son mariage, il se pend aux branches d'un arbre, à Guipavas, justifiant aussi le, dicton :

« Se marier, c'est se mettre la corde au cou. »

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Ce dénouement imprévu n'attriste nullement Margot, qui, heureuse de recouvrer sa liberté perdue, s'en donne à cœur joie ;

elle, devient dès lors la « Veuve joyeuse ».

Elle reçoit beaucoup ;

chez elle, défilent en masse des bataillons de jeunes et de vieux, de civils et de militaires, de matelots et d'ouvriers de l'arsenal.

Elle est en chambre au 2 de la rue Quartier-Maître Bondon ;

le commerce prend une telle extension qu'elle loue une seconde chambre au 1 de la même rue ;

mais cette chambre est réservée aux maris susceptibles de mordre à l'hameçon conjugal.

 

Parmi ceux-ci, un jeune marin de 23 ans, Gabriel Perrot, s'éprend amoureusement de la veuve qui, déjà, compte 32 printemps, va en Islande avec la photo de la bien-aimée, en revient et, le 19 février 1922, il lui paie ses dettes.

Tous deux vont filer le parfait amour pendant 35 jours sur la Geneviève Molinos, bateau de la flotte d'État embossé dans le canal de La Martinière, aux abords de la Basse-Loire.

De là, on reprend à Étables le contact avec les brumes de la Manche, pour aller jouir ensuite du beau soleil qui éclaire les Quinconces, à Bordeaux, où le jeune Perrot troque le joli col bleu du marin pour le chapeau ciré du croque-mort des pompes funèbres.

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La « veuve joyeuse » songe toujours au conjungo.

Mais deux obstacles se présentent : son âge (32 ans) et son passé.

Si elle pouvait reprendre l'état civil d'Yvonne, le passé disparaîtrait et l'âge aussi, car Yvonne ne compte à ce moment que 25 printemps.

La chose lui est facile et, à l'aide des papiers du mariage Le Bris, elle devient le 23 décembre 1922 la légitime Mme Perrot, avec l'intention, dit-elle de se bien conduire désormais.

 

Et il est de fait que depuis cette dernière union il n'y a rien à dire à son sujet.

Mais le pot aux roses fut découvert, Valentine avant voulu réclamer une pension du fait du décès de Le Bris et produire les papiers réglementaires.

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L'accusée reconnaît tous les faits qui lui sont reprochés ;

les renseignements recueillis sur son compte sont tout à fait mauvais.

Elle n'a pas encouru moins de huit condamnations pour vols, escroquerie, abus de confiance et usurpation d'état civil.

Elle est passible de le relégation.

 

L'accusée pleure et exprime des regret».

 

Les témoins

 

Après M. Barbier, commissaire de police qui donne les plus mauvais renseignements sur l’accusée, voici venir le premier mari, Fauvel, entrepreneur de maçonnerie, qui produit une excellente impression.

Réhabilité, dévoué, il s'occupe fort bien de ses enfants ;

il déplore la conduite de son ancienne épouse.

Actuellement remarié, il dirige avec succès son entreprise de maçonnerie à Sucy-en-Brie.

Il rejette la mauvaise conduite de l'accusée sur le manque de surveillance et les mauvais conseils de sa belle-mère ;

quant à lui, il rapportait régulièrement ses salaires au foyer conjugal et ne saurait donc avoir été un mauvais mari.

Et il le prouve encore à l'audience en déposant sans animosité contre celle qui faillit le faire sombrer.

 

Perrot, le troisième et dernier mari, croyait que sa femme n'avait que 2 ans de plus que lui et s’appelait bien Yvonne Dupré.

Il ne sait s'il divorcera ou fera annuler le mariage pour se marier légalement (rires).

À une nouvelle question : « Si elle était acquittée, la reprendriez-vous ? »

Il répond affirmativement et jette un regard affectueux vers celle qu'il aime et qui peut-être, le paie de retour.

 

L'accusée paraît heureuse de l'attitude du n° 3, qui reconnaît encore une fois avoir été trompé sur la valeur de la marchandise, mais ne s'en offense nullement.

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Le réquisitoire

 

M. Lépingle dit que si Émile Zola vivait et avait à ajouter un chapitre nouveau aux Rougon-Macquart, il n'aurait qu'à puiser dans l’existence tourmentée de Valentine Doinel.

Après avoir retracé toutes les pérégrinations de l’accusée — qui toujours sème le malheur autour d'elle — et dont l'énumération, présentée sous une forme humoristique, provoque les rires de l'auditoire, le ministère public réclame une sévère sanction au nom de la sécurité publique.

 

La défense

 

Me de Kérangal, contrairement au ministère-public, affirme tout d'abord que sa cliente est une « marchande de bonheur », et rend sa mère responsable de la déchéance de sa fille, à qui elle ne donne que conseils de débauche et de libertinage, et que dès la plus tendre enfance, elle marqua du sceau d'infamie.

Tout en rendant hommage à l'excellent honnête homme qu'est le premier mari, l'honorable défenseur établit que l'abandon des enfants n'est pas imputable à Valentine Fauvel, mais à sa mère, qui, au lieu de les garder, les confia à l'assistance publique.

 

Aucun des maris ne peut dire avoir été trompé, puisque tous ont vécu en concubinage préalablement au mariage.

Mais Valentine Doinel, qui n'a pas de résistance morale, puisqu'elle a manqué de formation morale, glisse sur la pente fatale et cherche pourtant à se retenir, ainsi s'explique chez elle la hantise du mariage.

Et les bons renseignements obtenus de Bordeaux, où elle vit heureuse avec Perrot près duquel elle a fixé ses affections en sont la preuve.

D'ailleurs, le troisième mari, qui est le bon, ne demande pas mieux que de la reprendre ;

il a eu le courage de le dire en séance.

Il faut l'en féliciter, comme on l'a fait pour Fauvel, qui s'est réhabilité.

Pourquoi ne féliciterait-on pas non plus Valentine Doinel, maintenant probe, travailleuse et tranquille, donnant, elle aussi, un gage certain de sa réhabilitation ?

 

Me de Kérangal, dont la fine et spirituelle plaidoirie a été attentivement écoutée et fort appréciée, demande un verdict de pitié et aussi de justice, et conclut à un acquittement qui serait particulièrement bien accueilli surtout en ce jour de la fête de l'Indépendance américaine.

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LE VERDICT

 

Le jury rapporte un verdict négatif sur les première, deuxième et quatrième questions, et un verdict affirmatif sur la troisième question (faux en écritures authentiques), mitigé par les circonstances atténuantes.

 

La cour condamne Valentine Doinel, femme Perrot, à deux ans de prison, 100 francs d’amende et 20 ans d'interdiction de séjour

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